Jean-Pierre PERRIN Une guerre sans fin

Publié le par Henri LOURDOU

Jean-Pierre PERRIN Une guerre sans fin

Jean-Pierre PERRIN

Une guerre sans fin

Rivages/Noir, janvier 2021, 304 p.

 

J'ai déjà rendu compte de deux livres de non-fiction de Jean-Pierre PERRIN, ancien grand reporter à "Libération", "aujourd'hui journaliste indépendant et écrivain". Le premier, en 2013, m'avait fait prendre conscience de la vraie nature du régime syrien et des enjeux de la guerre civile dans ce pays. Le second se penchait sur l'Histoire longue de l'Afghanistan.

Avec celui-ci, nous avons affaire à un ouvrage de fiction qui peut se lire à trois niveaux.

C'est tout d'abord une histoire de guerre et d'espionnage qui relève du "thriller" et du roman d'action : trois personnages centraux sont en quête de quelque chose dans un cadre violent et dangereux.

C'est ensuite le récit d'événements réels et récents : les prises d'otage de Daech et la destruction de la ville de Homs par les troupes de Bachar Al Assad. Et donc la dénonciation indirecte des crimes commis par ces deux acteurs.

C'est enfin, et c'est pour moi le plus intéressant, une méditation sur les effets de la violence.

 

Il me semble que pour l'auteur aussi, l'enjeu principal de ce livre est là.

C'est d'ailleurs ce qui donne son titre au livre,comme on le découvre p 223 : "je pressens que la guerre en Syrie et en Irak où nous, les Occidentaux, sommes en train de nous engager, qui nous fera reconquérir Mossoul, Raqqa, le Sinjar (...) nous ne la gagnerons que grâce à la supériorité de nos armes, de nos avions et de nos missiles. Mais ce seront eux, qui savent si bien orchestrer les partitions de la haine, qui se révéleront les vrais vainqueurs. Parce qu'ils ont réussi à en glisser quelques notes dans nos mémoires, dans nos consciences, dans nos fêlures, et que l'on finira par se dire, secrètement ou pas, que les haïr en retour ce n'était pas si mal. Oui, ils auront notre haine que nous le voulions ou pas.(...) Ainsi la guerre sera sans fin."

 

Comprendre comment ce mécanisme s'installe et fonctionne est donc vital si l'on veut en briser l'engrenage pervers.

Sans s'appesantir outre mesure sur les bourreaux de Daech, l'auteur montre bien, à travers l'un de ses trois personnages, comment ils s'appuient sur les résonances laissées par des violences déjà subies pour imprimer profondément en lui la peur et la culpabilité.

Car la violence institue un rapport social asymétrique qui ne connaît plus que deux rôles : celui du bourreau, tout-puissant et glorieux, et de la victime, impuissante et coupable. La violence institue la verticalité absolue. Il n'y a donc pas de violence libératrice, contrairement à ce qu'essaient encore de nous vendre certains théoriciens radicaux.

Si la résistance violente à la violence est parfois nécessaire pour survivre, elle comporte un risque éthique fondamental qui relève de son essence-même. Et ce risque dot être soigneusement pris en compte. Pour l'avoir omis, de nombreux mouvements de libération se sont transformés en leur contraire.

Mais il y a plus. La violence exercée, comme la violence subie, transforment le psychisme des individus. Les traces qu'elle laisse ne sont pas seulement physiques mais aussi psychologiques.

On découvre depuis quelques dizaines d'années l'importance des traumas et leurs effets au long cours. Et c'est un progrès fondamental.

Car l'importance du déni, né du refoulement du souvenir des événements traumatisants, a longtemps occulté leurs effets pathogènes, ou les a rendus incompréhensibles.

A côté de divers troubles de comportement (tics, violences gratuites, incapacité d'agir...) un des effets de la violence est de supprimer l'empathie et la capacité à ressentir des émotions d'une part, ou de provoquer au contraire, d'autre part,des angoisses extrêmes qui peuvent mener au suicide.

 

Sortir de la "guerre sans fin" suppose donc de stopper autant que possible l'usage de la violence, et, à tout le moins, d'en encadrer l'usage par une claire conscience de ses effets.

De là, encore une fois, l'importance du Droit et l'enjeu de juger les auteurs des violences les plus extrêmes : tortionnaires et massacreurs de masse. Ce mouvement-là est en marche, et nous devons, plus que jamais, l'appuyer.

 

Post Scriptum : A propos du (non)retour en France des femmes et enfants de djihadistes de nationalité française.

Suite à la défaite militaire ultime de Daech en Syrie, quelques 120 femmes et 300 enfants de nationalité française sont détenus dans des camps du Nord-Est de la Syrie par les troupes des FDS (Forces Démocratiques Syriennes) du Rojava, entité kurde autonome créée par cette organisation politico-militaire issue du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Depuis mars 2019,

"les autorités kurdes appellent à de nombreuses reprises les États étrangers à rapatrier leurs ressortissants djihadistes, mais ceux-ci réagissent diversement. Les États-Unis rapatrient les djihadistes américains et la Russie fait de même avec les enfants de djihadistes russes, mais les États européens refusent ou hésitent. (...)

Selon les FDS, 2 500 femmes et 6 500 enfants étrangers se trouvent dans le camp d'al-Hol vers la mi-mars 2019.

(...)

En août 2019, James Jeffrey, le représentant spécial américain pour la Syrie, déclare que les Forces démocratiques syriennes détiennent au total 10 000 djihadistes de l'État islamique, dont 8 000 Syriens et Irakiens et 2 000 étrangers, auxquels s'ajoutent 70 000 femmes et enfants de djihadistes, dont 10 000 étrangers. "

https://fr.wikipedia.org/wiki/Offensive_de_Deir_ez-Zor_(2017-2019)

 

La France en particulier, a refusé ce rapatriement, alors que les conditions de vie dans ces camps sont totalement contraires aux préconisations de la Convention internationale des Droits de l'Enfant. Tout cela pour céder aux peurs d'une opinion remontée à bloc contre cette idée d'un rapatriement d'enfants ou d'épouses de djihadistes.

Le résultat, désormais observable sur le terrain, est double selon l'enquête du "Monde" (daté 2-3-21, p 10) : d'une part une multiplication des évasions (parmi lesquelles, note "Le Monde", celle d'Hayat Boumedienne, épouse religieuse d'Amedy Coulibaly, auteur de la tuerie de l'Hyper Cacher de Vincennes, exfiltrée vers la "poche d'Idlib"); d'autre part une montée progressive de l'emprise de l'organisation EI dans les camps à travers les militants les plus radicalisés ("vingt personnes, dont au moins cinq femmes, ont été assassinées courant janvier au camp d'al Hol").

Ainsi, le non-rapatriement n'est pas seulement une atteinte aux droits humains fondamentaux et au principe de l'égalité devant la loi, mais également une prise de risque sécuritaire irresponsable.

 

De plus, pour en revenir au coeur de ce compte -rendu de lecture, il contribue à entretenir la "guerre sans fin" en donnant une victoire morale aux djihadistes.

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