Pour une théorie générale de l'émancipation
Pour une théorie générale de l'émancipation
sortir du paradigme marxiste.
Le Monde des Livres daté 12-2-21 rend hommage à Albert MEMMI, dont on édite le "Journal 1936-1962" sous le titre "Les hypothèses infinies" (CNRS, 1 432 p.).
Quelques pages plus loin, un compte-rendu du livre "Races et sciences sociales" de Stéphane BEAUD et Gérard NOIRIEL (Agone, 422 p.), tout en rendant hommage à ce travail, pointe ses limites qui reposent dans la volonté obstinée de restaurer la "lutte des classes" face à la "lutte des races" : "De la "lutte des classes" à la "lutte des races", et inversement, l'affrontement se noue entre deux paradigmes concurrents, là où Beaud et Noiriel, après avoir montré ce qu'il y a de stérilisant dans l'arrimage au facteur "race", semblaient vouloir dépasser les alternatives trop simples." (Florent Georgesco)
A l'inverse, à propos de Memmi, Nicolas Weill cite, dans son enquête intitulée "Un précurseur mal aimé du mouvement postcolonial", l'universitaire Guy Dugas, éditeur du "Journal" : "A la différence de Frantz Fanon, Memmi ne croit pas au Grand Soir. Ce n'est pas un révolutionnaire, mais un penseur de la décolonisation."
Enfin, je relève également, dans ce même numéro, décidément très riche, le compte-rendu du dernier livre d'Anne-Marie GARAT "Humeur noire" (Actes Sud, 304 p.) où elle règle ses comptes avec le passé négrier de sa ville natale, Bordeaux. Et celui du sociologue hollandais Abram de Swann "Contre les femmes, la montée d'une haine mondiale" (Seuil, 368 p.) où il analyse les réactions à la progression, selon lui irrésistible, de l'émancipation des femmes.
Toutes ces lectures me motivent à mettre sur le papier une synthèse provisoire de ma réflexion, nourrie des lectures dont ce blog est l'écho, et d'un engagement de 50 ans dans les luttes collectives pour l'émancipation.
Sortir du paradigme marxiste
Formé, comme beaucoup de militants de ma génération, au marxisme, je suis resté un temps prisonnier de sa "philosophie de l'Histoire", basée sur le double primat du "développement des forces productives" et de la "lutte des classes". C'est ce qu'on peut appeler le paradigme marxiste.
Lié à cela une forme d'arrogance intellectuelle, portée par les pères fondateurs de l'auto-proclamé "socialisme scientifique", ne poussait pas à l'ouverture intellectuelle.
De fait, on pouvait et l'on peut toujours dire que "le marxisme mène à tout...à condition d'en sortir".
J'en suis finalement sorti, comme beaucoup d'autres. Mais, contrairement à certains, sans tout rejeter de cet héritage. Je dirais donc aujourd'hui que le marxisme constitue une des provinces du vaste continent des théories critiques de la domination.
Car le problème central est bien la domination, opposée à l'universelle aspiration à l'émancipation.
Il faut donc réduire les prétentions excessives du marxisme à tout expliquer, et intégrer ses apports à une théorie plus large et plus ouverte sur la complexité des problèmes à affronter, et sur une vision moins réductrice de l'Histoire.
Donc, commencer par refuser résolument l'idée que "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes." (traduction de Laura Lafargue, fille de Marx, du "Manifeste du parti communiste", revue par Norbert Guterman et Henri Lefebvre : ils ont juste transformé son "des luttes" en "de luttes", in Karl Marx Oeuvres choisies tome 1 , "idées nrf "n°41, 4e trim 1968, p 229).
Mais aussi, refuser pareillement qu'elle ne soit que celle du "développement des forces productives" qui offre au capitalisme-consumérisme actuel le statut de seule voie du progrès humain, en attendant son "dépassement dialectique" par le "communisme, avenir radieux de l'humanité".
Autres provinces de la théorie critique de la domination
En référence à une affirmation de Marx, elles sont issues en large partie du "mouvement réel qui abolit et dépasse l'état de choses existant", et non du seul cerveau solitaire de quelques penseurs géniaux.
Cette idée de s'appuyer sur la dynamique-même des sociétés est à mes yeux très juste. Mais elle ne saurait comme l'a fait Marx (un peu hypocritement : il ne se sous-estimait pas à ce point !) faire l'impasse sur le rôle propre des intellectuels.
Il passe d'ailleurs une bonne partie de ses écrits à ferrailler contre les uns, tout en se réclamant de l'apport des autres.
C'est donc bien de la théorisation de certains mouvements d'émancipation collective qu'il faut parler, sans lesquels ces mouvements eux-mêmes n'auraient pas pu aller aussi loin qu'ils l'ont fait ou qu'ils le font. Avec la part bien sûr d'erreurs et d'exagérations que comporte toute tentative de ce genre. Et ici c'est bien l'Histoire réelle qui tranche : d'où l'importance de ne pas négliger cette branche des sciences humaines.
Il nous faut donc convoquer ici différents "mouvements réels" et leurs théoriciens : le mouvement des femmes, celui des homosexuels et des dissidents du "genre", alias LGBTQI, le mouvement antiraciste et décolonial, le mouvement des droits humains universels , et le mouvement écologiste. Tous mouvements qui ne peuvent être rabattus sur la "lutte des classes" ou le "développement des forces productives".
Ces différents mouvements ont deux points communs : leur émergence est récente (mais pas leur Histoire, ce qui constitue un enjeu important de la discipline historique), et leur dimension est mondiale.
Ils percutent donc la légitimité du "mouvement ouvrier" qui s'était approprié, au nom le plus souvent du paradigme marxiste, le monopole des luttes pour l'émancipation.
Le mouvement réel
On voit bien ce qui se joue depuis quelques années autour de l'urgence écologique avec la mobilisation d'une partie de la jeunesse. Ce qui s'est développé autour du mouvement "me-too" et continue de le faire avec les affaires d'inceste : c'est bien à un effondrement progressif du patriarcat que nous assistons. Ce qui mobilise tout en provoquant encore bien des polémiques autour du passé colonial et esclavagiste et se noue souvent de façon confuse avec les questions de l'immigration, de l'Islam et de la "race".
Mais on se rend moins compte, me semble-t-il, de la récurrence et de la force des mouvements non-violents en faveur des droits humains qui se poursuivent, à l'heure où j'écris, dans beaucoup de dictatures ou quasi-dictatures, et sont même venus à bout déjà de quelques unes. Et surtout de l'articulation de ces mouvements avec la lente émergence institutionnelle d'un Droit mondial opposable, dans le cadre de ce que les défunts Ulrich Beck et Zygmunt Baumann avaient prémonitoirement baptisé une "cosmopolitique", dont l'enjeu écologique a un vital besoin.
On se rend encore moins compte de l'aspiration générale à "voir le bout de ses actes" qui pousse beaucoup de travailleurs à refuser le management autoritaire ou par la peur, et à dénoncer le harcèlement moral au travail, l'absence de sens ou le caractère clairement écocidaire de ce qu'on leur demande de faire.
Les théoriciens
Ils sont nombreux à avoir travaillé sur l'un ou l'autre de ces mouvements. Mais peu ont osé tenter une forme de synthèse.
Pour moi, bien sûr, deux noms se détachent : ceux de Gérard Mendel et d'Edgar Morin, notre jeune centenaire. Car ils ont, l'un appuyé sa théorisation sur un vrai travail de "terrain" autour de la réappropriation dans les institutions de ce qu'il a baptisé "l'actepouvoir"; l'autre embrassé une véritable ambition à la fois théorique et encyclopédique autour de la notion de "pensée-complexe". Ils n'en ont déduit aucun nouvel Evangile, ni créé aucune Eglise, et c'est aussi pour cela qu'ils me sont chers.
Car c'est de ce genre de théoricien dont nous avons besoin : non-excluants et pourtant rigoureux. Refusant la pensée binaire et l'idéologie guerrière qui l'accompagne, tout en suscitant la lucidité et l'action.
Car, j'en ai l'intuition, le mouvement universel d'émancipation des vieux schémas autoritaires, patriarcaux, sexistes, racistes, nationalistes, spécistes, extractivistes, productivistes-consuméristes est en marche. Et rien ne l'arrêtera.