Paradoxes français
Paradoxes français ?
A propos des résultats du
"baromètre de la confiance politique" de février 2021
Comme d'habitude, ce sondage approfondi et international (qui compare les réponses aux mêmes questions dans 4 pays : France, Allemagne, Royaume Uni et Italie) est riche d'enseignements.
https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/les-resultats-par-vague.html
Le premier est la grande proximité des opinions publiques entre ces quatre pays sur les grandes questions concernant les institutions démocratiques et les principaux problèmes de société.
Globalement, les citoyens accordent confiance à la démocratie et au vote comme principal moyen de changer les choses.
Plus précisément, entre 83% (RU) et 91% (Italie) des citoyens considèrent qu'avoir un système démocratique est une bonne chose, loin devant les 3 autres options proposées (dans l'ordre décroissant : un gouvernement des experts, un homme fort, l'armée pour diriger le pays). (p 95)
Un premier paradoxe : anti-autoritarisme et défaut d'engagement collectif
A noter cependant que l'option "homme fort" est moins approuvée et davantage repoussée en France que dans les trois autres pays...
Ce dernier point constitue un premier paradoxe, si on met en rapport ce tropisme anti-autoritaire avec le manque de confiance particulier des Français envers les "corps intermédiaires" (associations-ONG, syndicats, partis) par rapport aux 3 autres pays : militer dans un parti politique n'est efficace que pour 6% d'entre eux... contre 21% des Allemands, 19% des Britanniques et 11% des Italiens. Quant aux syndicats, les chiffres sont également de 6% contre respectivement 12%, 10% et 9%. Seules les associations-ONG trouvent (relativement) grâce avec 9% ...mais pas plus que dans les 3 autres pays : 8%, 11% et 10%.( p 90)
Quant aux autres moyens d'action (manifestations de rue, boycott, grève) ils sont à peine plus prisés pour leur efficacité : 21% pour les manif (27% en Allemagne, 10% au RU, 24% en Italie), 25% pour les boycotts (contre 17%, 26% et 15%), 21% pour la grève (contre 16%, 10% et 19%)...Malgré la réputation de manifestants et grévistes acharnés des Français, la différence n'est guère spectaculaire.
L'explication de ce paradoxe réside à mon avis dans le fonctionnement longtemps centralisé et autoritaire du pays qui a laissé sa marque sous la double forme d'un anti-autoritarisme réactif et d'un individualisme entretenu par le Pouvoir à travers la pratique du clientélisme ("le fait du Prince").
Deuxième paradoxe : unité nationale menacée et communautarismes
Il explique et complète largement ce qui vient d'être dit à propos du défaut d'engagement collectif et de l'individualisme français.
D'une part, les Français ont davantage que leurs voisins le sentiment d'un pays "constitué d'un ensemble de communautés qui cohabitent avec les autres" que "d'une nation assez unie malgré ses différences" (53% contre 43% et 4% qui ne se prononcent pas, alors que les Allemands se partagent à 49% contre 48%, les Britanniques à 51% contre 47% et les Italiens à 45% contre 53%). (p 81)
Mais, lorsqu'on les interroge sur leur "sentiment d'appartenir à une communauté", ils sont 45% à ne pas avoir le sentiment d'appartenir à une communauté ...contre 26% pour les Allemands, 39% pour les Britanniques et 15% pour les Italiens ! (p 83)
Ainsi donc, "les communautés, c'est les autres"...et c'est Mal !
Comment ne pas mettre en rapport ce sentiment massif de "non-appartenance" avec le non-engagement collectif et l'individualisme ?
Et comment ne pas le mettre en relation avec la méfiance persistante envers l'Islam (qui "représente une menace pour la République" pour 62% (% qui se maintient depuis décembre 2016) et la basse reconnaissance de l'immigration comme "source d'enrichissement culturel" (50% seulement) (p 78)
Troisième paradoxe : une aspiration à plus de démocratie et d'écologie contrariée par l'individualisme et la méfiance
Même si elle reste minoritaire, la conscience écologique des Français est plus avancée que celle des voisins : 24% d'entre eux ont conscience que "si on veut préserver l'environnement pour les générations futures on sera obligé de stopper la croissance économique", contre 22% des Allemands, 20% des Britanniques et 15% des Italiens. ( p 76)
Concernant la "confiance du gouvernement envers les citoyens pour combattre la crise sanitaire" , les Français ont bien conscience d'être traités en "mineurs irresponsables" pour 49% (contre 33% pour les Allemands, 47% pour les Britanniques et 39% pour les Italiens). (p 104)
Ce niveau élevé de défiance ressentie se retrouve à propos du respect de la police envers les gens : 64% seulement en France contre 73% en Allemagne, 71% au RU et 73% en Italie (p 126)
Élément à mettre en relation avec la perception du racisme au sein de la police : seulement 11% des Français pensent qu'il y a moins de racistes dans la police que dans la plupart des autres milieux professionnels, contre 20% des Allemands, 26% des Britanniques et 31% des Italiens (p 128)
Aussi est-on surpris de constater que les Français n'accordent pourtant pas plus de crédit aux conventions citoyennes...et sont davantage portés à considérer qu'elles "n'ont pas grand intérêt et dévalorisent le travail des élus" que nos voisins (16% contre 7% des Allemands, 11% des Britanniques et 8% des Italiens) (p 131) et moins enclins à recommander l'application de leurs recommandations (à 55% contre 65% des Allemands, 62% des Britanniques et 71% des Italiens) (p 133).
Conclusion : sortir de la culture centraliste-autoritaire et de l'individualisme
Beaucoup d'observateurs, depuis le très lucide Stanley Hoffmann, qui avait décrit dans les années 1960 le "style français de protestation", ont remarqué le paradoxe entre l'aspiration égalitaire très marquée et la soumission à la verticalité d'un pouvoir très centralisé. Paradoxe qui s'incarne dans le modèle jacobin de la Révolution française.
Ce modèle a commencé à entrer en crise en 1968, mais cette crise n'est pas terminée.
Elle est à mettre en corrélation avec l'effondrement du patriarcat qui est en train de s'accélérer.
Pour la dépasser, il n'est pas d'autre remède, comme l'avait bien diagnostiqué Gérard Mendel, que de développer dans l'éducation la personnalité psycho-sociale des enfants en stimulant leur pouvoir d'agir, et d'abord par la parole socialisée et respectueuse des autres.
Pour les adultes également, sortir de l'individualisme est une libération qui peut notablement enrichir leur vécu professionnel.
Ce mouvement est en cours car il correspond à des aspirations profondes. Mais il peut être ralenti ou interrompu par la radicalisation (recherche de bouc-émissaires et sectarisme) et la pratique de la violence : refuser ces deux tentations constitue sans doute l'enjeu principal de l'époque.