Olivier PEYROUX Les fantômes de l'Europe
L'immigration enjeu majeur 2/2
Olivier PEYROUX Les fantômes de l'Europe Les migrants face aux politiques migratoires,
Non Lieu, août 2020, 236 p.
La 4e de couverture nous présente ainsi l'auteur : Olivier Peyroux est sociologue. Il travaille depuis plus de quinze ans (d’abord en Roumanie, puis en France) auprès des mineurs victimes de la traite. Il a publié aux éditions Non Lieu Délinquants et Victimes. La traite des enfants d’Europe de l’Est en France et il a obtenu pour cet ouvrage le prix Caritas - Institut de France 2013.
J'ai découvert l'existence de ce livre par une interview de l'auteur dans le journal en ligne "Le Courrier des Balkans"https://www.courrierdesbalkans.fr/Balkans-au-nom-de-la-lutte-contre-les-migrations-on-oublie-celle-contre-la
Le coeur de l'ouvrage est la mise en évidence des phénomènes de traite des êtres humains provoqués et encouragés par les restrictions migratoires des pays européens depuis les années 2000, fugitivement levées en 2015 et renforcées depuis 2016.
Le mécanisme est atrocement simple : la restriction des voies d'accès en Europe provoque une hausse du prix du passage. Pour le payer, les candidats à la migration s'endettent et doivent rembourser en se soumettant aux desiderata des nombreux réseaux du crime organisé qui contrôlent la plupart des filières d'immigration illégale.
Ainsi, la politique de fermeture des frontières aboutit au résultat paradoxal d'alimenter la montée des crimes et délits dans les pays d'accueil. Loin d'assurer, comme elle le prétend, notre sécurité, elle la diminue.
Ce qu'on appelle en bon français une politique de Gribouille.
Mais le plus glaçant est bien évidemment la déshumanisation des migrants qu'elle implique.
Surtout que, dernier paradoxe, aucun pays européen, à l'exception notable du Royaume uni, ne poursuit les trafiquants de main d'oeuvre pour le délit de traite.
L'exemple des Doms de Syrie
Parmi les nombreux exemples cités, celui de la minorité des Doms de Syrie (pp 74-80) est le premier. Il vient après la description du sort des réfugiés syriens dans les pays voisins depuis 2012 : un sort qui ne cesse de se dégrader, on l'oublie trop souvent, et qui conduit certains d'entre eux à tenter leur chance plus à l'Ouest.
Les Doms, minorité plus ou moins nomade parlant le domari, avaient déjà avant 2011 une tradition migratoire dans les pays voisins et en Europe. Mais celle-ci était pendulaire : faite d'allers-retours, elle ne leur posait guère de problèmes.
C'est en 2014 que certains observateurs découvrent un phénomène nouveau porte de Saint-Ouen à Paris : des familles Doms avec enfants qui pratiquent la mendicité. Elles sont d'abord difficiles à identifier : paradoxalement, alors qu'elles se présentent comme syriennes, elles refusent de présenter une demande d'asile, pourtant plus facilement accordé à cette nationalité qu'aux autres...
C'est cette particularité qui amène O.Peyroux à enquêter sur eux de manière approfondie.
Il s'avère que ces Doms appartiennent à un groupe spécifique, celui des "dentistes" qui gagnaient bien leur vie "en Syrie en tant que commerçants, mécaniciens ou prothésistes dentaires. Avant la guerre ces familles pratiquaient des migrations pendulaires avec le Liban ou l'Egypte.(...) (Ils) furent les premiers à quitter la Syrie (...) Après avoir passé plusieurs années à Beyrouth, le groupe des "dentistes" a majoritairement quitté le Liban par voie aérienne en raison de la dégradation des conditions de vie. Les familles prirent des vols pour Alger tant qu'elles étaient exemptées de visas pour l'Algérie. Après 2015 ce ne fut plus le cas (...) elles entreprirent un long périple par la route (...) avant de rejoindre l'Espagne, puis la France et la Belgique.
En fonction des itinéraires, les sommes déboursées vont de 10 000 à 40 000 € par famille.Pour financer leur venue jusqu'en Europe, certaines ont dû s'adresser à des prêteurs de la communauté installés depuis une vingtaine d'années en France et en Belgique. Si des zones d'ombre subsistent sur les contreparties précises dues à cet emprunt, à leur arrivée ces familles ont reçu comme injonctions : dépôt d'une demande d'asile en Belgique et mendicité en France avec enfants, pendant des périodes données." (pp 76-78)
La clé de telles consignes est l'organisation d'un pompage financier maximum de leurs ressources, assorti d'une fraude administrative, par leur mise en tutelle entretenue.
Un mécanisme pervers qui se renforce au fil du temps
Cette véritable traite d'êtres humains se retrouve de plus en plus systématiquement dans les filières d'immigration clandestine. Elle repose sur l'endettement des migrants auprès des passeurs : endettement doublement favorisé par leur précarisation croissante dans les premiers pays d'accueil, voisins du leur, au fil du temps ; et par le prix croissant des passages au fil des restrictions d'entrée en Europe.
Les méthodes de remboursement de la dette sont diverses, mais elles ont toutes un point commun : elles reposent sur la fraude ou la pratique d'activités illégales et le maintien des migrants en situation de précarité et donc de dépendance vis-à-vis de leurs prêteurs.
L'ultime paradoxe étant, comme on l'a déjà évoqué, que les pays européens s'obstinent à pourchasser et expulser les victimes de cet esclavage moderne, et donc à préserver l'anonymat de leurs exploiteurs, au lieu de s'attaquer à ceux-ci en commençant par mettre à l'abri et à protéger leurs victimes.
Car ces réseaux criminels sont nombreux et difficiles à identifier et démanteler. Faute d'une véritable stratégie de protection systématique des victimes, on voit mal comment en venir à bout.
La solution : l'accueil et la régularisation
On le voit clairement : le trafic et la traite de main d'oeuvre repose sur le coût croissant du passage, et celui-ci croît avec les restrictions imposées à l'arrivée en Europe. Il repose également sur la précarité du statut des migrants : l'absence de titre de séjour en fait des proies idéales.
Pour ces deux raisons, l'UE doit totalement inverser sa politique migratoire si elle veut échapper à la montée du crime et de l'insécurité qui, de plus, alimente la démagogie d'extrême-droite.
Mettre les moyens nécessaires dans l'accueil, au lieu de les gaspiller dans une illusoire "sécurisation des frontières" et une tout aussi illusoire politique de "reconduite aux frontières", pratiquer une régularisation très large des sans-papiers au lieu de multiplier les injonctions souvent non suivies d'effet à quitter le territoire, constituent donc bien un enjeu politique majeur pour sauvegarder notre démocratie.
Expliquer et assumer cette double politique relèverait le niveau du débat politique et redonnerait du sens à cette même démocratie.
Post Scriptum : dans "Le Monde" du 7-1-24, un article de fond intitulé "Les jeunes migrants, soldats jetables du narcotrafic" cite Olivier PEYROUX.