Erri DE LUCA Impossible

Publié le par Henri LOURDOU

Erri DE LUCA Impossible

Erri De Luca

Impossible

roman traduit de l'italien par Danièle Valin

Gallimard, du monde entier, octobre 2020, 172 p.

 

Sur la responsabilité et l'État de droit.

 

Dans ce récit, qui entrecroise procès-verbaux d'interrogatoire d'un suspect de meurtre incarcéré à l'isolement et lettres dudit à son amoureuse, on trouve beaucoup d'éléments autobiographiques.

L'âge du narrateur, non précisé mais proche des 70 ans d'Erri De Luca. Son goût pour la montagne et la solitude. Son passé militant d'extrême-gauche dans les années 70 (à Lotta continua pour être précis, organisation mao-spontanéiste et ouvriériste). Son origine méridionale et populaire. Et enfin son usage de mots précis et sans fioriture. "La langue, dit-il, est un système d'échange comme la monnaie. La loi punit ceux qui impriment de faux billets, mais elle laisse courir ceux qui écoulent des mots erronés. Moi, je protège la langue que j'utilise." (p 113)

 

Il est accusé d'avoir commis un meurtre sans témoin en montagne, après avoir signalé la chute mortelle d'un autre randonneur. Or, celui-ci se trouvait être son ex-meilleur ami des années militantes, qui fut d'abord son copain de lycée, mais qui avait, comme "repenti", dénoncé tous ses ex-camarades plus ou moins impliqués dans des actions violentes ou illégales, dont lui-même, emprisonné de ce fait comme d'autres,et pour des années... Il avait rompu avec lui et ne l'avait jamais revu depuis.

Le dialogue serré entre le suspect et le jeune juge qui l'interroge a pour but d'établir les faits. A-t-il réellement poussé ou fait tomber, par vengeance, ce délateur ?

C'est l'occasion de revenir sur ces années militantes et sur le bilan que l'on peut en tirer, avec notamment des considérations sur le respect de l'État de droit et sur la notion de responsabilité.

Le suspect se dérobe avec brio aux tentatives du juge de le faire avouer... mais on ne saura jamais vraiment ce qui s'est réellement passé dans la montagne ce jour-là.

Le juge fait donc relaxer le suspect "au bénéfice du doute". C'est donc une bonne illustration d'un vrai État de droit...qui contraste avec les accusations portées par le suspect sur des condamnations passées, où le système pervers des "repentis" avait abouti à des incriminations massives qui relevaient davantage de la responsabilité collective que de la responsabilité individuelle. Ce passé douteux explique la profonde méfiance du suspect envers l'État.

 

Quelle responsabilité ?

 

Celui-ci revient sur la distinction des responsabilités. On pense au cas d'Adriano Sofri, ex-dirigeant national de Lotta continua, condamné pour le meurtre du commissaire Calabresi ... lui-même soupçonné par les militants de celui du militant anarchiste Pinelli.

Le narrateur de De Luca est moins clair que Sofri je trouve. A l'écrivain Leonardo Sciascia, enquêtant en tant que parlementaire du petit Partito radicale sur le cas des responsables de l'enlèvement et de l'assassinat du dirigeant démocrate-chrétien Aldo Moro en 1978, il objecte que la responsabilité individuelle des protagonistes ne peut être alléguée que "du point de vue humain et littéraire" (p 87). Car Sciascia, en tant que parlementaire, "(appartenant) à une loi qui condamne en bloc aussi ceux qui n'ont pas commis de crime spécifique ne peut être l'arbitre des consciences des autres " (pp 87-8).

Il considère que le fait qu'alors "l'État exige d'appliquer la circonstance aggravante de l'association à chaque membre de l'organisation" ayant aboli de fait la notion de "responsabilité individuelle" interdit à Sciascia, "en tant que parlementaire dans une commission d'enquête" d'opposer ce type de responsabilité aux protagonistes de cet assassinat. "Sciascia a raison sur le plan humain, la responsabilité est individuelle (...) Il a tort sur le plan de la loi et de la politique." (p 89)

Ainsi, paradoxalement, il valide lui-même la notion de responsabilité collective qu'il reproche à l'État d'avoir pratiquée ! Et pratiquée sur sa personne-même : "En tant que participant d'une organisation armée, j'ai été condamné comme responsable de toutes les actions, y compris celles où je n'étais pas présent." (p 87)

Et "dans les années de ces procès, des peines à perpétuité ont été infligées à ceux qui n'avaient fait qu'héberger un membre de l'organisation dans un appartement".(ibid.)

Le narrateur enfonce bien le clou de la responsabilité collective : "je me tiens moi-même responsable de ce cui a été commis au cours de ces années publiques. Non seulement des délits, mais aussi des bons résultats obtenus par les combats de rue entrent dans mon bilan d'une époque collective." (p 88)

On atteint ici un sommet de confusion.

 

Quelle place pour l'État de droit ?

 

Comment dès lors justifier le triomphe de l'État de droit que constitue sa relaxe dans l'affaire en cours ? Et ceci alors même qu'il continue à considérer le mort comme un coupable qui ne mérite que son mépris... mais à quel titre ? "Politique" ou "humain" ? Et sa mort est-elle juste ou méritée ?

On pourrait ici à bon droit considérer qu'il y a une manipulation, elle-même méprisante, de cet État de droit, toujours considéré comme une hypocrisie et non comme un objectif désirable.

Je ne peux, en ce qui me concerne, partager ce point de vue qui renvoie à une conception du monde toujours basée sur la violence.

Aussi dois-je, pour finir, saluer l'insertion, vers la fin du livre, d'une lettre du juge à son ex-suspect, qui donne un contre-point de vue basé, lui, sur la défense de l'État de droit (pp 165-7).

Et même si celui-ci n'a pas le dernier mot, la dernière scène du livre et son commentaire laissent cependant une promesse d'ouverture en ce sens.

 

Conclusion personnelle

 

Ce que montre à mon avis ce livre, finalement complexe, c'est la difficulté à assumer concurremment la justesse d'une impulsion initiale en faveur de la liberté et de l'égalité, et l'erreur funeste qu'a représenté le choix de moyens violents pour les faire avancer.

Encore une fois, la seule solution que je vois pour dépasser cette contradiction est d'assumer un réformisme conséquent et décidé dans le cadre d'un État de droit évolutif et ouvert à la remise en cause des oppressions, des discriminations et des injustices qui en découlent.

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