Angelo TASCA Naissance du fascisme
Des leçons pour aujourd'hui ?
Angelo TASCA
Naissance du fascisme
(1938, avec une postface de 1949 de l'auteur, une préface d'Ignazio SILONE
et un avant-propos de Charles-André JULIEN, non datés mais sans doute écrits vers 1958 pour l'un et 1968 pour l'autre, et des notes traduites de l'italien par Valeria TASCA,
édition de 2003, Collection Tel -Gallimard n° 253, 504 p.)
Ce livre est une étude historique fouillée et très vivante, qui a pour objet notamment, et sans doute principalement, de comprendre les erreurs commises par les adversaires du fascisme dans leur opposition à son arrivée au pouvoir. TASCA n'hésite pas pour cela à pratiquer l'autocritique, car il fut l'un d'eux.
C'est en cela qu'il constitue, encore aujourd'hui, un outil précieux pour qui veut en éviter la répétition.
Car si l'Histoire ne se répète pas à l'identique, il arrive malheureusement qu'elle bégaye. Tâchons d'éviter un tel bégaiement face à l'essor du nationalisme ethnique et xénophobe et à son instrumentalisation.
L'auteur
TASCA nous est longuement présenté par SILONE (pp 19-27). Réfugié antifasciste en France en 1929, il y est demeuré jusqu'à sa mort en 1960. Né en 1892, il fut l'un de ces "socialistes à l'ancienne" comme le dit SILONE ou à peu près, qui, tentés un moment par l'aventure bolchévique auréolée du prestige de la "première révolution prolétarienne", n'ont pa su renoncer à leurs principes, parmi lesquels un respect scrupuleux de la vérité.
"Fils d'ouvrier métallurgiste, après avoir fait des études universitaires complètes, (il) parcourut toute la filière de l'organisation dans ses diverses branches, syndicale, coopérative, politique, commençant, pourrait-on dire, par les besognes de jeune recrue et accédant peu à peu aux postes de responsabilité." (p 10)
Devenu en 1921 l'un des fondateurs du Parti Communiste Italien, il en devient l'un des dirigeants exfiltrés par Moscou en 1926 pour éviter la décapitation du Parti par le pouvoir fasciste. Entré au secrétariat de l'Internationale Communiste (Komintern) en octobre 1928, il critique ouvertement Staline et proteste contre l'exil de Trotsky à Alma Ata . Selon Pierre MILZA ("Les fascismes", points-Histoire n°147, p 139), il est partisan dès cette époque d'un large "front antifasciste". Il est exclu du PCI, suite à l'intervention personnelle de Staline, au printemps 1929. Expulsé d'URSS, il s'établit en France. Là, il devient membre de la rédaction de "Monde", hebdomadaire dirigé par Henri BARBUSSE, intellectuel communisant, mais non encarté. C'est encore une époque où les "dissidents" n'étaient pas encore traités comme des pestiférés.
C'est aussi une époque où, suite à la crise de 1929 et à l'absence de réponses convaincantes du mouvement ouvrier à ce défi, se multiplient les remises en cause idéologiques. TASCA fait partie de ces nombreux "révisionnistes" qui interrogent les limites du "marxisme établi". Mais TASCA se distingue de tous ces "néo-socialistes" : il "était et restait un "vieux socialiste". C'était à la fois sa limite et son salut." ( p 15) Car la plupart de ces "néo-socialistes", gagnés aux thèses autoritaires et nationalistes, qui effrayaient Blum, ont fini dans les eaux saumâtres de la Collaboration.
Il entre en 1934 à la rédaction du "Populaire", le quotidien du Parti Socialiste SFIO, dirigé par Blum,où il dirige la rubrique internationale et signe des articles sous le pseudonyme d'André Leroux. Il obtient bientôt la nationalité française mais contribue à la vie du PS italien en exil, et s'oppose au pacte d'unité d'action avec le PCI signé par Sarragat. Il collabore avec des militants français qui prônent un socialisme non-étatique inspiré du travaillisme anglais dans le cadre d'une Europe fédérale.
Passé par la Résistance non-communiste, il gagne un procès contre l'hebdomadaire du PCF "France Nouvelle" qui l'avait accusé de collaboration, comme c'était de mise envers tous les "dissidents" à l'époque du stalinisme triomphant.
Sa critique de la réalité sociale soviétique s'appuie sur la "méthode d'analyse marxiste" et conclut "qu'il s'agit d'une société essentiellement réactionnaire, en retard sur les conquêtes civiques et spirituelles du XVIIIe et du XIXe siècles. La "prolétarisation" que Marx voulait abolir y a atteint un degré inconnu dans les pays capitalistes.(p 17)
C'est à l'aune de cet engagement intellectuel et moral d'une lucidité amère mais sans acrimonie, ni recherche du scandale qu'il faut juger ce travail rigoureux et par-là même éclairant.
Limites du "maximalisme"
Dès l'examen du contexte italien précédant la "révolution fasciste", TASCA fait une sorte d'autocritique du socialisme italien face à ce qu'il décrit et baptise comme la "révolution démocratique de 1919".
Alors qu'un puissant mouvement social et politique pose la question d'une nouvelle Constitution, rompant en particulier avec la monarchie et le pouvoir des oligarchies, le PSI, s'abritant derrière son idéologie marxiste, et son purisme ouvriériste, refuse d'endosser cette revendication : la"droite" comme la "gauche" du PSI refusent de fait de prendre la responsabilité du pouvoir (pp 41-3).
De ce fait, l'agitation sociale grandissante entre 1917 et 1919 ne trouve aucun débouché politique.
L'afflux de travailleurs à la CGL, passée de 321 000 syndiqués en 1914 à 2 200 000 vers la fin de 1920 (p 95), fait écho au même phénomène observé en France et en Angleterre. Il est concomitant d'une vague de grèves exceptionnelle, provoquée par l'inflation et la stagnation des salaires. Mais la crise économique qui suit n'en fait qu'une flambée sans lendemain.
Le discours révolutionnaire plaqué dessus apparaît rétrospectivement très artificiel. Mais il nourrit cependant la radicalisation des militants socialistes, dont TASCA fait partie, et l'adhésion très majoritaire comme en France, du PSI à l'Internationale Communiste et à ses "21 conditions", dictée par Lénine, mais avec une particularité : une minorité, dont fait partie TASCA, constitue un PCI, alors que la majorité dominée par la fraction "maximaliste" maintient l'unité du PSI.
TASCA est rétrospectivement très critique : il juge très sévèrement le manifeste publié le 25-6-20 par la direction du PSI appelant les travailleurs à se préparer à l'affrontement final avec la bourgeoisie : "Derrière ce bavardage, il n'y avait absolument rien." (p 97)
Le discours radical ne fait que nourrir l'attentisme du Grand Soir, et dispense de trouver des réponses pratiques à la réaction sociale qui se développe dès avril 19 (incendie du journal socialiste l'Avanti, ibidem).
Opportunisme de Mussolini
Face à ces limites, l'aventurier politique qu'est Mussolini, issu du courant socialiste le plus radical, sait saisir les opportunités. "Il trouve (...) le moyen de satisfaire à la fois les passions vagues des foules et les intérêts précis des capitalistes, selon cette ambivalence des formules qui est une de ses grandes ressources.
Cette ambivalence est l'une des caractéristiques essentielles de l'idéologie et de la propagande du fascisme, de tous les fascismes." (p 60)
"Cette attitude disqualifie les vieux partis, répond aux besoins de ceux qui cherchent du "nouveau" et permet d'éviter le terrain dangereux des principes, les pièges mortels de la cohérence. L'accent se déplace de l'idée sur "l'action". Cela séduit beaucoup les jeunes qui vont "vers la vie", que les obstacles impatientent, qui veulent en même temps jouir et se donner, et surtout s'affirmer. Le fascisme les pousse sur la voie du moindre effort. (...) Le jeune fasciste, au milieu d'un monde plein de contradictions, constate avec joie : je n'ai pas besoin de penser, donc je suis ." (p 63)
Ce passage plein d'amère ironie résonne étrangement dans notre présent consumériste, où la "voie du moindre effort" tend à s'imposer toujours plus... et l'activisme à supplanter la réflexion dans "un monde plein de contradictions" croissantes.
Néanmoins, le mouvement des "faisceaux" créé en 1919 en s'appuyant sur un groupe hétéroclite d'anciens combattants (que les socialistes, on le verra plus loin, n'ont pas su attirer à eux) a du mal à décoller. En effet, sa première plateforme (et l'on pense ici bien sûr au parti nazi, créé 1 an plus tard) est clairement orientée à l'extrême-gauche (voir sa reproduction intégrale p 61). Mussolini ne l'approuve pas, mais se garde de la désavouer : il l'interprète, grâce au journal qu'il contrôle, financé par ses nouveaux amis capitalistes, Il Popolo d'Italia. Et il se permet d'en invalider la portée lors de son discours au premier véritable congrès des faisceaux de combat en octobre 19 : "Nous, les fascistes, nous n'avons pas de doctrine préétablie : notre doctrine, c'est le fait." ( p 63)
Ainsi émancipé de la conjoncture électorale (toutes les listes fascistes connaissent un échec retentissant lors des élections municipales de novembre 19), il attend son heure en développant sa petite armée privée et son journal qui commente habilement l'actualité en mettant en évidence l'inconséquence de ses anciens amis socialistes.
Inconséquence socialiste
Devenu, par la grâce d'un suffrage devenu enfin à moitié universel (car masculin), le premier parti d'Italie, avec 32% des voix, et 151 députés (dont 131 élus en Italie du Nord), le PSI dispose de deux options, finement analysées par Mussolini, cité par Tasca p 82 : "ou la conquête totale du pouvoir par l'insurrection dans la rue, puisque vous n'avez pas la majorité au Parlement, ou une collaboration -intelligente, habile, conditionnée – avec les autres partis sur la base d'un programme commun. La première hypothèse signifie la guerre civile et l'écrasement inévitable du parti et de la classe ouvrière avec l'apparition inévitable d'un sabre dictatorial; la seconde voie, au contraire, développe et consolide les conditions nécessaires et suffisantes pour les réalisations les plus extrêmes. Nous ne voulons pas formuler une troisième hypothèse : la bagarre au Parlement, et le néant dans le pays." Or, ajoute Tasca, "trois mois plus tard, Mussolini est persuadé que c'est cette troisième hypothèse qui va se vérifier."
Après avoir mimé la révolution, et ainsi suscité l'inquiétude des possédants, sans pour autant avoir avancé d'un pouce dans la conquête du pouvoir, les socialistes, divisés et sans initiative, vont s'avérer incapables de résister à la vague contre-révolutionnaire qui se lève.
Cette inconséquence est favorisée par le sectarisme ouvriériste qui a coupé le socialisme des classes moyennes. Alors qu'un espace politique les associant pour une transformation démocratique du pays s'était ouvert entre 1917 et 1919. Mais cela aurait aussi supposé de franchir la barrière culturelle entre les masses populaires du Nord, émancipées de la hiérarchie catholique, et celles du Sud ayant adhéré au nouveau Parti Populaire (ancêtre de la démocratie chrétienne) , autorisé par le Vatican. Et Tasca s'arrête également sur le cas des anciens combattants, repoussés dans les bras de la réaction, alors qu'une propagande plus habile aurait pu les rallier au socialisme (p 123-4). Bref, dans tous les domaines, les socialistes et les communistes qui prennent leur suite ont tout fait pour paver le chemin de leur isolement et de leur défaite.
L'heure de Mussolini
Politicien madré, Mussolini sait se placer en retrait quand il le faut : c'est le cas pour l'aventure de Fiume, la ville revendiquée et non obtenue par l'Italie lors des traités de paix, pour laquelle il laisse le poète d'Annunzio se mettre en avant...et finalement se retirer en portant sur lui l'échec.
Par contre, il sait positionner ses faisceaux au côté des forces dominantes au bon moment. C'est ainsi qu'il joue le rôle majeur dans la contre-révolution fulgurante du printemps 1921 qui débute dans la plaine du Pô. Là, le système très sophistiqué monté par les ligues agraires socialistes pour permettre à tous de travailler dans des conditions décentes (pp 118-123), va se déliter très rapidement à partir d'une petite brèche ouverte dans la région de Ferrare (p 128).
"En novembre 1920, les socialistes avaient gagné les 21 communes de la province : vers la fin d'avril 1921, 4 municipalités tiennent encore et elles ne tarderont pas, elles aussi à être dissoutes ou à démissionner." (p 129)
Les fascistes jouent sur deux registres : la démagogie en promettant des terres, cédées à leur demande par l'association agrarienne des grands propriétaires pour l'installation individuelle de quelques familles, sous le mot d'ordre "la terre à qui la travaille" (p 128), ce qui leur permet d'échapper au salariat; et la terreur des expéditions punitives contre les institutions ouvrières en ciblant leurs dirigeants. Ainsi, les "ligues paysannes" rouges que le système traditionnel de répartition collective du travail ne protège plus, "passent en bloc aux syndicats fascistes, sous le drapeau de la lutte contre "la tyrannie socialiste". " (p 128-9)
Tout cela favorisé par la collusion entre grands propriétaires, autorités publiques et milices fascistes.
Cet écroulement des institutions ouvrières se répand en quelques mois sur toute l'Italie, du Nord au Sud (tableau récapitulatif commenté p 136-7).
Le développement de la contre-révolution en Toscane éclaire cruellement la faute qu'a constitué l'absence d'union entre "rouges ( socialistes et communistes) et "blancs" (populaires démocrate-chrétiens) : les squadri s'attaquent en effet indifféremment aux aux ligues paysannes "blanches" ou "rouges" (p 141).
A cette faute s'ajoute l'incapacité à diviser l'adversaire. Le président du Conseil, Giolitti, avait en effet "deux fers au feu". D'un côté "il se propose de dissoudre le Parlement et d'incorporer les fascistes dans le bloc national", mais il "juge tout sur le plan de l'échange, du compromis, du donnant-donnant. Quelle contrepartie peuvent lui offrir les socialistes ? La participation au gouvernement, la seule qui compterait pour lui, celle qu'il réclame depuis longtemps, est plus que jamais impossible. Les socialistes réformistes sont restés une minorité au sein du parti socialiste, même après le départ des communistes. Les maximalistes continuent à y dominer, et ils sont surtout préoccupés de se couvrir sur leur gauche contre les attaques des communistes, qui les poursuivent d'une polémique haineuse, avec une surenchère automatique : le sort du peuple italien ne pèse pas lourd dans la balance." (p 148)
Guerre de mouvement contre un adversaire statique et isolé
La défaite des "rouges" s'explique également par la tactique militaire de leur adversaire et le défaut structurel de leur implantation.
Les fascistes sont mobiles et regroupent leurs forces avec un véritable "plan de campagne" supervisé par des chefs militaires, appuyés sur l'infrastructure de l'armée et de l'État.
En face, "l'action socialiste d'avant-guerre et le succès socialiste d'après-guerre avaient créé en Italie -à l'époque du téléphone et du chemin de fer – plusieurs centaines de "petites républiques", d'"oasis" socialistes, sans communications entre elles , comme au Moyen Âge, mais sans les remparts qui défendaient alors les villes. Le socialisme résultait de la somme de quelques milliers de "socialismes" locaux." (p 151) Et, ajoute Tasca, "les soixante-trois communes de la province de Rovigo, la province de Matteoti, toutes aux mains des socialistes, sont occupées les unes après les autres, sans que jamais l'idée leur vienne de s'unir pour opposer, sur les points menacés, des forces supérieures." (ibid.)
La victoire appelant la victoire, le nombre de "faisceaux" se multiplie en quelques mois. Mussolini sort donc de son isolement politique, et peut postuler à intégrer le "bloc national" de Giolitti en bonne place pour les élections de mai 1921. Il y fait élire 35 députés fascistes, dont lui-même.
Une nouvelle donne politique et de nouveaux tournants tactiques
Cependant, ce "bloc national" n'obtient pas un majorité très nette : malgré le recul des socialistes, à présent concurrencés par le nouveau parti communiste, la nouvelle Chambre des députés compte encore 123 socialistes et 16 communistes contre 156 socialistes en 1919 (p 154), mais surtout, le "parti populaire" continue à progresser ( avec 10 sièges de plus) et reste le 2e groupe de la Chambre.
Aussi, Mussolini peut se permettre de s'émanciper de son mentor Giolitti en votant avec les socialistes la chute de son ministère car il considère qu'il ne lui fait pas assez de place, et surtout il veut éviter que son parti se noie dans une coalition conservatrice (p 164-8), alors que son "créneau" est le "ni-droite, ni-gauche".
Mais pour cela, il faut qu'il "éduque" sa propre base, encore parfois rétive à ses virages tactiques. Le mouvement fasciste reste en effet encore formellement démocratique : le moment n'est pas encore venu où "Mussolini a toujours raison".
Ainsi, il doit convaincre ses milices de faire profil bas après l'échec militaire de Sarzana, le 21 juillet, où, pour la première fois, les carabiniers, donc l'État, s'opposent aux prétentions d'un groupe fasciste par la force (p 170-2). Il s'agit pour lui d'empêcher la formation d'un gouvernement "antifasciste" avec participation ou soutien socialiste. Un "pacte de pacification" est ainsi signé dès le 2 août entre le Conseil national des faisceaux, le Parti socialiste, les groupes parlementaires fasciste et socialiste, la CGL et le président de la Chambre (pp 173-4).
La révolte gronde dans une grande partie de la base fasciste : celle-ci se révèle rapidement majoritaire, et les expéditions armées contre les "rouges" reprennent. Mussolini démissionne de l'exécutif du Conseil national.
Encore une fois, il va devoir son salut à l'intransigeance socialiste. Comme le note Tasca, deux jours après avoir signé le "pacte de pacification", "la même direction (du parti) vote un ordre du jour contre toute participation au gouvernement. Ainsi, à deux jours de distance, le parti prend deux décisions qui s'annulent réciproquement, et, ce qui est plus grave, sans se rendre compte de leur contradiction." (pp180-1) Car, comme il l'explicite, ce "pacte" n'avait de sens qu'avec "une certaine notion de l'intérêt général du pays, compromis par la guerre civile, la reconnaissance d'une certaine valeur positive et autonome des libertés démocratiques." (p 181) Ce que les fascistes de la base, eux, comprennent bien en le récusant.
Aussi, Mussolini lui-même est progressivement amené à l'admettre : il va finir par cautionner la reprise des expéditions armées des "escouades". Et l'État lui-même va afficher son impuissance : malgré les consignes de perquisition et de désarmement des "groupes armés", la police ne trouve jamais d'armes aux sièges du parti national fasciste. Elles sont en effet retournées aux casernes locales de l'armée (d'où elles étaient venues) dès le retour des expéditions "anti-rouges".
En refusant de s'attaquer politiquement au parti lui-même, le gouvernement désarme lui-même la légalité qu'il est pourtant chargé de défendre... avec la caution paradoxale des socialistes et communistes, qui renoncent d'eux-mêmes à la réclamer !
Souplesse tactique des uns et immobilisme suicidaire des autres
Encore une fois, Tasca résume très justement la situation : discours et positions de Mussolini, raffermi à la direction du Parti par sa réconciliation théâtrale avec les adversaires du "pacte de pacification", ont beau faire preuve d'une incohérence rare, ses adversaires sont incapables de le relever et d'en tirer profit.
"Mussolini peut se permettre d'être incohérent, parce que les autres, des socialistes aux libéraux, ne sont pas disposés à payer le prix d'une politique cohérente. Il connaît la faiblesse de ses adversaires, et il en profite : sa grande liberté de manoeuvre est la rançon de leur immobilité." (p 198)
En résumé, les partisans de la démocratie et de l'État de droit sont incapables de s'unir sur l'essentiel, qui est l'élimination des bandes armées fascistes.
La suite est donc écrite d'avance, et il devient inutile de la raconter, malgré tous ses rebondissements.
Tirons-en plutôt les leçons pour aujourd'hui.
Malgré un contexte différent, on retrouve hélas les mêmes ingrédients à l'oeuvre dans la France d'aujourd'hui.
Comment ne pas mettre en parallèle le chacun pour soi actuel des différents partis de gauche et écologistes et leur positionnement exclusivement anti-Macron, avec la totale liberté laissée au RN de développer sa rhétorique anti-migrants ? Du coup, le gouvernement Macron rallie implicitement les thèses xénophobes, de façon hypocritement "soft" dans le discours, élargissant ainsi la base idéologique du RN, et tétanisant encore plus une partie de la gauche et des écologistes, de plus en plus muette sur le sujet .
Cette désunion et cette abstention criminelles sont grosses de nos défaites futures.
Travailler à l'union politique, notamment sur le terrain des libertés démocratiques, et à la prise de conscience collective sur les enjeux de l'immigration, constituent des tâches prioritaires.
Post-Scriptum : Je découvre, en consultant la fiche wikipédia de Tasca, qu'il a fait partie de ces socialistes ou syndicalistes qui, par antistalinisme, ont rejoint le régime de Vichy :
Tasca prend la direction du Parti socialiste italien, dont beaucoup de dirigeants se sont réfugiés en France. Avec Modigliani, Buozzi et Favarelli, il fonde la tendance hostile à toute alliance avec les communistes. Durant la période du Front populaire il prend parti pour le POUM espagnol contre le PC.
Le pacte germano-soviétique ne le surprend pas. Il revient au Populaire à la demande de Blum tout en continuant, avec Saragat et Morgari, à faire partie du triumvirat qui dirige le parti après la démission de Nenni1. Replié à Bordeaux, Tasca refuse de gagner l'Afrique du Nord à bord du Massilia. Il suit le gouvernement à Vichy et adhère à la Révolution nationale. Il participe au lancement de L'Effort, journal des socialistes ralliés à Vichy. Il occupe des fonctions officielles à Vichy au Ministère de l'Information, sous l'autorité de Paul Marion1. Il se lie alors à l'écrivain Armand Petitjean qui adoptera la même ligne politique à la fin de la guerre2.
Cette erreur manifeste d'appréciation, pour laquelle il n'a d'ailleurs, semble-t-il, pas été inquiété à la Libération, car il avait su à temps "redresser la barre" en rejoignant la Résistance, n'invalide pas pour autant l'analyse qu'il fait de la montée du fascisme et des erreurs commises par le mouvement ouvrier à cette occasion. Cela doit au contraire attirer notre attention sur la difficulté à se positionner dans des situations historiques compliquées où l'on est réduit à choisir "le moindre mal". Car, de même qu'il n'y a pas de Bien absolu, il n'y a pas non plus de Mal absolu... Et les jugements manichéens sont toujours hors de propos.