André HEBERT Jusqu'à Raqqa.
André HÉBERT
Jusqu'à Raqqa
Avec les Kurdes contre Daech
(Les Belles Lettres, mars 2019, 250 p.)
Ceux qui aiment la guerre (3)
Si j'ai choisi de présenter ce livre dans la continuité des cas de Joseph KESSEL et Pierre SERGENT, ce n'est pas pour amalgamer Hébert à ces deux cas éminemment critiquables, mais pour montrer l'ambigüité fondamentale de notre rapport à la guerre.
Car, disons-le d'emblée, l'engagement d'Hébert est respectable et son propos autrement lucide que ceux de ces deux exemples clairement négatifs.
Il n'en demeure pas moins que celui-ci sort de son expérience guerrière avec une forme manifeste de nostalgie, et le clair désir d'y retourner. Il le dit explicitement dans sa conclusion : "l'attrait d'une telle vie est trop fort, d'autant plus quand il est comparé à la médiocrité de l'existence dans l'Occident décadent et crépusculaire que nous connaissons. La puissance de la nostalgie me fait dire qu'il n'y aura pas d'adieu aux armes, que beaucoup de mes camarades retourneront lutter, à un moment ou à un autre, au Kurdistan ou ailleurs, pour continuer le combat que nous avons commencé au Rojava."
Une seconde raison m'a puissamment motivé : celle d'offrir un contre-point à la série franco-israélienne "No man's land" récemment diffusée sur Arte. Celle-ci, très accrocheuse, a en effet introduit de nombreux biais sur la réalité avec ce qu'elle raconte du combat des Kurdes anti-Daech des YPG en Syrie. Le principal est d'y faire jouer un rôle central au Mossad, introduit par ses agents, personnages principaux de la série, dans les deux camps : Daech et les YPG. En voulant sans doute valoriser le rôle et l'efficacité de ce service secret israélien, les scénaristes risquent malheureusement d'alimenter au contraire les obsessions paranoïaques de certains antisionistes qui voient le Mossad partout et déformer ainsi les réels enjeux. Un autre biais est d'avoir totalement évacué le rôle de la Turquie, adversaire principal des Kurdes, et allié circonstanciel de Daech. Enfin, en introduisant une histoire romantique entre le héros français et une combattante kurde, ils déforment le fonctionnement réel des YPG, où les combattantes sont soigneusement séparées des combattants dans des unités distinctes...et les volontaires internationaux sont loin de se réduire, comme on le voit ici, à des Occidentaux. Or, on s'attend à voir apparaître au moins une saison 2 à cette série...qui ne peut qu'alimenter une fausse vision de la situation en Syrie.
J"ai découvert ce livre grâce à un compte-rendu d'Élise Vincent dans "Le Monde" daté 13-4-19, au hasard d'une relecture de mes journaux à jeter. Après lecture du livre, ce compte-rendu me semble tout-à-fait honnête et représentatif.
Je ne regrette donc pas cette lecture.
André Hébert, qui écrit sous pseudonyme, est un jeune parisien d'origine bourgeoise de 27 ans au moment de la parution, intellectuel marxiste et révolutionnaire mais engagé dans aucune organisation.
Il choisit individuellement début 2015 de s'engager dans les forces des YPG, "unités de défense du peuple", bras armé du PYD, "parti de l'union démocratique", émanation en Syrie du PKK, "parti des travailleurs du Kurdistan" dirigé par Abdullah Öcalan.
Ce parti kurde avait affronté Daech et résisté à son offensive en septembre 2014 dans la ville de Kobané, au Nord de la Syrie, non loin de la frontière turque. C'est cette bataille de Kobané qui éveille l'attention de Hébert. "Les djihadistes, disposant de blindés et d'artillerie lourde, étaient plus nombreux et mieux armés que les défenseurs de la ville dont tous les observateurs prévoyaient la chute." (p 36)
Il est conquis par la façon de faire la guerre de ces combattants. Et un slogan, vu sur une vidéo d'une manifestation en Allemagne, "fut l'élément déclencheur qui (le) poussa à rejoindre les Kurdes". Ce slogan, écrit sur une pancarte, était : "Kobané = Stalingrad" (p 37).
La condition de combattant : retour d'expérience
Ce qui fait le principal intérêt de ce livre est le récit distancié et critique de la réalité vécue au combat par Hébert lors de ses deux périodes d'engagement, "entre juillet 2015 et avril 2016 puis de juin à décembre 2017 "(p 25).
Ce témoignage de première main explique la parution dans une collection "Mémoires de guerre" qui a accueilli notamment le livre de Martha Gellhorn " La guerre de face" et l'essai de Pauline Maucourt, qui le préface, "La Guerre et après", où elle analyse, en journaliste le destin des anciens combattants volontaires en s'appuyant notamment sur la littérature de témoignage et les travaux des historiens.
Ce qui en ressort, comme du livre d'Hébert, c'est le rapport particulier à la vie qui résulte du fait d'avoir côtoyé la mort de très près. Il est confirmé par l'entretien qu'elle a avec lui : "la joie indescriptible de l'après-combat, plus intense que l'adrénaline et la peur pendant la bataille (...) C'est cette sensation qui rend dépendant à la guerre quand elle s'installe en profondeur chez le combattant." (pp 21-22)
Cela, et la fierté d'avoir oeuvré pour une juste cause. Ce second point est déterminant pour Hébert, qui souligne à plusieurs reprises que c'est la conscience entretenue de la Cause qui lui a permis de résister au découragement ou à l'écoeurement à bien des reprises.
Et des occasions de découragement et d'écoeurement, il en a eu sa part.
Il faut une bonne dose de résistance physique et morale pour participer aux actions où il s'est investi.
Résistance physique tout d'abord : manque de sommeil ou de nourriture, bombardements impressionnants des alliés de la coalition occidentale, notamment lors du siège de Raqqa, capitale de Daech.
Résistance morale ensuite face à la mort de proches et au risque de sa propre mort, aux erreurs de commandement ou à la claire incompétence de certains chefs, voire aux motivations ambigües de certains alliés et aux finesses tactiques de la direction des YPG (alliances successives avec les Occidentaux et avec le régime de Bachar, pour s'opposer à l'ennemi principal turc, constitution des FDS incluant des miliciens arabes non politisés et attirés par une solde conséquente pour la prise de Raqqa : voir p 181-3, où Hébert conclut : "Je n'avais heureusement pas conscience de cette réalité en arrivant au front.")
Sur la mort des proches, Hébert fait une analyse subtile du "culte des martyrs" institué au sein des YPG. Chaque engagé fait une photo lors de son incorporation destinée à servir la propagande en cas de décès : ainsi, lors de ses "classes", Hébert découvre que "des affiches à l'effigie des martyrs de la cause recouvrent les murs de chaque pièce du camp. On y voit des combattants souvent jeunes et souriants, posant en uniforme sur un fond jaune. Ces portraits me font une impression désagréable. J'imagine devenir moi aussi un de ces posters, tué par une bombe turque dès mon arrivée au Rojava. C'était mon premier contact avec la "culture du martyr" omniprésente au sein du YPG, ainsi que dans la majorité des groupes armés moyen-orientaux. Alors qu'elle me paraît malsaine au premier abord, j'ai fini par comprendre sa véritable raison d'être, l'expérience au combat venant. Quand on perd des amis au front, on veut qu'un juste hommage leur soit rendu, que leur personnalité ne soit pas occultée, noyée dans la masse de toutes celles des combattants tués dans une même bataille. Réciproquement, cet hommage aux morts était aussi fait pour nous rassurer car, si l'on tombait à notre tour, nous savions que nos compagnons d'armes ne nous oublieraient pas." (p 50)
Paradoxalement, tous ces adjuvants (motivation politique, rituels compensatoires) ne font que montrer le caractère artificiel et contre-nature de la lutte armée.
Si la situation peut exiger cet engagement, elle ne le justifie jamais, quoi qu'en dise Hébert.
Et si celui-ci se refuse fort heureusement aux justifications machistes de son engagement en usant du pseudo-argument du "courage" (viril), il doit donc recourir à une justification politique qui passe par l'idéalisation du camp où il s'est engagé.
L'YPG, creuset d'une "vraie révolution" ?
J'ai déjà critiqué la "projection" sur le Rojava (territoire kurde administré par le PYD et ses alliés au sein des FDS) de la "Catalogne libertaire de 1936" par certains militants.
Il me faut à présent mesurer le degré de pertinence de ma critique à la lumière du témoignage d'Hébert et de nouveaux éléments collectés à sa lecture.
Commençons par la place des "volontaires étrangers" au sein des YPG. Hébert fait remarquer les différences avec justement la situation espagnole de 1936-39. Alors qu'à cette époque il existait un véritable fossé entre anarchistes et communistes (staliniens), Hébert remarque la particulière bonne entente entre ces deux courants représentés dans la principale composante des volontaires étrangers, qui est la composante turque. Il existe même une organisation commune, le BÖG, "Birleşik Özgürlük Güçleri", "Forces Unies de Libération" : "organisation politico-militaire turque créée en 2014 pour coordonner la venue de volontaires voulant combattre au Rojava. Elle réunit des militants communistes et anarchistes." (p 236)
C'est aussi l'occasion pour lui de souligner le faible nombre de militants occidentaux, particulièrement français, par opposition à l'Espagne républicaine.
Il note par contre le nombre relativement important d'ex-militaires anglo-saxons, surtout étatsuniens, la plupart peu politisés et surtout désireux de se battre contre Daech, mais dont la part va décliner au fil du temps, à la fois par la politisation des plus motivés d'entre eux, et l'apport croissant de militants attirés par la réputation engageante du Rojava, comme terre de révolution sociale.
Les calomnies contre le Rojava sont incarnées pour Hébert par Amnesty International, attaquée à deux reprises pour un rapport "à charge" et superficiel contre l'administration PYD : j'ai recherché ce qu'il en était et je plaide non-coupable. En réalité, Hébert le dit lui-même, il est très difficile d'enquêter dans les zones militairement disputées et passées de l'un à l'autre. Les accusations de "purification ethnique" portée par d'ex-habitants de villages arabes détruits par les YPG sont presque impossibles à vérifier...ou à infirmer. Après ce rapport d'octobre 2015, on peut en tout cas voir qu'Amnesty ne s'est pas acharné sur le Rojava, et a au contraire dénoncé les exactions turques dans les territoires reconquis en 2019.
Quant à la mutation étonnante d'une organisation marxiste-léniniste, le PKK, en organisation quasi-libertaire et écologiste, sous l'impulsion apparemment de la lecture et des échanges par son dirigeant emprisonné, Abdullah Öcalan , avec le théoricien étatsunien Murray Bookchin https://fr.wikipedia.org/wiki/Murray_Bookchin, elle appelle à une information plus approfondie.
La lecture de l'article PKK de wikipédia est à cet égard très instructive
https://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_des_travailleurs_du_Kurdistan#La_fondation_du_PKK
J'y trouve en particulier ces passages qui me semblent significatifs :
Le principe de base de l'éducation du PKK est que « 90 % du combat est dirigé contre l’ancienne personnalité, l’ennemi intérieur, et seulement 10 % contre l’ennemi extérieur ».
Selon Öcalan il y aurait une « mentalité kurde », métaphysique, une certaine « composition de la psyché kurde ». Il avance que « de nombreuses qualités et caractéristiques attribuées aux Kurdes et à leur société d’aujourd’hui peuvent être déjà remarquées au sein des communautés néolithiques des chaînes de montagnes de Transcaucasie – la zone que nous appelons le Kurdistan ». Cependant, les Kurdes ont vu leur « vraie » identité aliénée par les tentatives de l’État turc de les assimiler et par les structures sociales traditionnelles, et le « féodalisme ». C'est par la critique et l’autocritique, ainsi que par un travail acharné, que les Kurdes doivent se reconstruire, se libérer de leurs opinions et attitudes apprises dans leur « ancienne vie » et à se remodeler en « hommes nouveaux »
Le premier ouvrage faisant référence à la « personnalité » des Kurdes paraît en 1983, mais la question de l’individu devient centrale dans les écrits d’Öcalan dans les années suivantes, soit au moment où commence la formation des guérilleros au Liban. Les notions d’« humanisation », de « socialisation », d’« émancipation individuelle » [özgürleşme], de « soi », de « personnalité libérée » remplacent alors progressivement les notions marxistes classiques de « lutte des classes » ou de « matérialisme historique ». La « production de soi », c’est-à-dire d’une personnalité libérée à la fois de l’aliénation turque et de l’aliénation liée aux structures sociales traditionnelles, vertueuse et par dessus tout digne de confiance du guide, devient progressivement la seule voie proposée aux militants dans les Çözümlemeler [Analyses], ces cours professés par Öcalan lui-même à l’Académie.
Il faut donc éduquer « socialement » les Kurdes, les persuader « qu’ils sont des esclaves et qu’ils ont besoin d’être libérés ». Mais plus qu’aux principes du parti, c’est à la personne d’Öcalan qu’il convient d’être fidèle, car elle est le garant de la cause et de la vie meilleure. Et c’est en suivant son exemple – sans l’imiter – que l’on peut devenir un bon militant, un Homme digne de ce nom. C’est aussi la guerre qui est l’instrument principal de la transformation de l’Homme. Cette mystique de la violence s’appuie en effet sur « le passage libérateur où le colonisé, en passant à la violence contre un ordre et un maître tout puissant, rompt de façon radicale l’infériorisation dans laquelle il était tenu. Grâce à elle, il retrouve sa dignité et son identité oblitérées par le colonialisme ».
On pense ici bien sûr à Frantz Fanon...
Par la suite, on voit que le PKK a tiré des leçons de l'effondrement du modèle soviétique :
Au cours des années 1990, le PKK évolue sur le plan idéologique. La chute du bloc soviétique et le bilan des « socialismes réels » lui font prendre ses distances avec la référence au communisme. La ligne se réoriente vers un socialisme démocratique, un nationalisme kurde et le respect des droits de l'homme.
En 1992, le PKK affirme que l’effondrement du bloc soviétique a été un soulagement. En 1993, Öcalan affirme que le PKK, lorsqu’il parlait de « socialisme scientifique », ne se référait pas au marxisme mais à sa propre idéologie d’un « socialisme » supposé « dépasser les intérêts des États, de la nation et des classes ». En 1994, toute référence au marxisme-léninisme est abandonnée.
Lors de son congrès de 1995, le PKK condamne le socialisme soviétique et les théories dogmatiques. Le programme adopté en 1995 définit le « socialisme réellement existant » (l'ex-bloc soviétique) comme « l’étape la plus basse et la plus brutale du socialisme » et explique ainsi ses défauts : « en ce qui concerne son aspect idéologique, il s’est abaissé jusqu’au dogmatisme, le matérialisme vulgaire et le chauvinisme grand-russe ; son aspect politique c’est la création d’un centralisme extrême, le gel de la lutte de classes démocratique et l’élévation des intérêts de l’État au rang de seul facteur décisif ; son aspect social c’est la restriction de la vie libre et démocratique de la société et de l’individu ; son aspect économique, c’est la domination du secteur étatique et l’incapacité de dépasser la société de consommation qui imite les pays étrangers ; enfin, son aspect militaire c’est la priorité à l’armée et à l’armement sur tous les autres domaines ».
Le congrès de 1995 supprime aussi définitivement la faucille et le marteau du drapeau du parti et les remplace par un flambeau : « la faucille et le marteau du socialisme réellement existant ne concernent que la classe des ouvriers et paysans, et cela exprime ce qu’est le socialisme réellement existant. La nouvelle conception du socialisme concerne toute l’humanité ».
Bref, cette organisation apparaît bien comme atypique...avec toutefois des zones d'ombre de type sectaire.
Donc, sans rejeter d'emblée toutes les adhésions intellectuelles à l'expérience du Rojava (voir récemment
http://www.autrefutur.net/Parution-de-LA-FASCINANTE-DEMOCRATIE-DU-ROJAVA-par-Pierre-Bance
ou http://www.autrefutur.net/Reverdir-le-Rojava )
je resterai prudemment attentif et plutôt favorable à la défense politique de cet oasis de quasi-paix civile aux intentions louables au sein d'un environnement régional particulièrement brutal.
Au total donc une lecture en tout cas stimulante et qui doit nous rappeler à nos devoirs de solidarité internationale humaniste, pas forcément révolutionnaires et éventuellement social-démocrates, avec tous ceux qui oeuvrent, dans le territoire syrien et autour, pour un avenir vivable.