Pour sortir de la race, poser les bonnes questions
Pour sortir de la race,
poser les bonnes questions.
Textes réunis et présentés par Louis-Georges TIN :
De l'esclavage aux réparations, les textes clés d'hier et d'aujourd'hui
(Les Petits Matins, 2013, 192p.)
Les idéologues républicanistes-laïcistes spécialisées dans "l'anti-repentance" et la promotion concomitante du racisme décomplexé s'appuient sur un vide de la connaissance en passe d'être comblé : le bilan économique de la traite négrière.
C'est ce que rappelle opportunément une chronique récente de Julien Bouissou dans "Le Monde". Il donne au passage une explication à ce retard scientifique : "Les spécialistes français de l'esclavage ne s'intéressent pas à l'économie et les historiens français de l'économie ne s'intéressent pas à l'esclavage", selon l'historien Alessandro Staziani, directeur de recherches au CNRS.
Néanmoins, "quelques historiens et économistes commencent à travailler sur ces sujets, à l'instar de Jessica Balgues (...) ou de Simon Henochsberg, auteur d'une thèse remarquée sur les compensations versées à la France par Haïti."
Et de remarquer que : "Aux Etats-Unis et au Royaume Uni c'est tout le contraire. Tandis qu'en France , tout débat sur l'esclavagisme est happé par des questions identitaires, les historiens anglo-saxons tentent d'évaluer les profits dégagés pendant cette période, s'ils ont favorisé ou non la révolution industrielle."
Et la réponse est -ô surprise- que oui, contrairement à une vulgate voulant que le Sud esclavagiste et agraire s'opposait au Nord libéral et industriel aux Etats-Unis, ou que la colonisation avait entre autres pour but d'abolir la traite négrière et d'apporter le progrès et la civilisation à des peuples sauvages....
Les stéréotypes racistes qui résultent de cette Histoire "blanche" ont pour corollaire un déni tenace de toute responsabilité dans une éventuelle réparation de cette exploitation éhontée.
C'est ce qu'établit brillamment Louis-Georges TIN dans sa lumineuse préface de "De l'esclavage aux réparations, les textes clés d'hier et d'aujourd'hui."
Il fait notamment remarquer ce paradoxe : alors que l'article 5 initial concernant les réparations de la loi Taubira de 2001 sur la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité a été ôté du texte final par la commission des lois de l'Assemblée nationale pour aboutir à une texte voté à l'unanimité; par contre celle de 2005 dont l'article 4 sur le "rôle positif de la colonisation" a été finalement amendé, comporte de nombreux articles de réparation concernant les ex-colons et tous ceux qui les ont soutenu. Ainsi les réparations sont refusées aux victimes, mais accordées aux auteurs de la colonisation... (pp 11-13 et pp 79-92).
Ce fait majeur, souligne-t-il, n'a en France pratiquement pas été commenté. Et cela montre bien l'état du débat au moment où il écrit, en 2013.
Car c'est la rhétorique "anti-repentance" qui occupe depuis 2002 le devant de la scène. Et notamment à travers les discours du président de l'époque, Nicolas Sarkozy, dont on ne soulignera jamais assez à quel point il a légitimé le discours et l'idéologie de l'extrême-droite néocoloniale et raciste...au point d'en imprégner à son tour une partie de la gauche, cette faction républicaniste-laïciste obsédée par l'Islam, l'indigénisme et le décolonialisme qui seraient les trois vecteurs idéologiques du djihadisme.
Comme le dit Louis-Georges TIN, et contrairement à ce qu'affirme à longueur de discours Nicolas SARKOZY, il n'y a pas en France de "mode de la repentance". En revanche, il y a bien une "mode de l'anti-repentance, initiée par quelques intellectuels comme Pascal Bruckner ou Daniel Lefeuvre, mode fortement dynamisée par la rhétorique véhémente du futur président" entre 2002 et 2007. (pp 15-16)
POSER LA QUESTION DES RÉPARATIONS Á L'ENDROIT
On l'ignore trop, mais l'État d'Haïti, premier et seul État où les esclaves ont pris le pouvoir et conquis leur indépendance en 1804, a dû payer à la France des "réparations" et s'endetter pour cela jusqu'en 1947, suite aux menaces militaires de la Monarchie de juillet en 1835.
Le remboursement de cette non-dette est toujours à l'ordre du jour, malgré tous les obstacles posés par la République française jusqu'en 2004, avec la caution d'un rapport de Régis Debray (pp 19-22 et 95-110).
De la même façon, le dérapage "antisioniste" de la déclaration de la conférence de Durban de l'ONU en 2001 sert de prétexte pour éluder la question des réparations des dégâts de la traite et du colonialisme (p 16-19 et 158-168).
Or, le droit à réparation est un outil indispensable pour sortir par le haut du colonialisme : car l'enjeu est bien là. C'est celui posé dès 1961 par Frantz Fanon à la fin des "Damnés de la terre" : "Pour l'Europe, pour nous-mêmes, et pour l'humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf."