La gauche et l'islamisme

Publié le par Henri LOURDOU

La gauche et l'islamisme :

lucidité sélective et de mauvaise foi

de Jean Birnbaum

et ses effets.

 

Dans la page "Idées" du "Monde" daté 26-11-20, Jean Birnbaum prétend faire un "retour sur un péché d'orgueil" à propos de "la gauche et l'islamisme".

Si son papier fait preuve d'une certaine lucidité, force est cependant de constater qu'elle est sélective et de mauvaise foi, ce qui a potentiellement des effets politiques précis.

 

Lucidité

 

Soyons beau joueur et admettons que Birnbaum fait preuve de lucidité par rapport à un certain secteur de la gauche, celui que nous qualifierons de "tiers-mondiste religieux".

Il remonte pour cela à la guerre d'Algérie (décidément un moment-clé de notre Histoire, trop longtemps sous-estimé).

Je reviendrai plus loin sur le caractère biaisé de son analyse à cet égard. Mais j'accepte le diagnostic d'une forme de complaisance de certains soutiens du FLN, incapables du moindre recul critique vis-à-vis de son action et de ses positionnements.

On sait à présent que la "guerre de libération nationale" a eu sa part d'ombres, et que les éléments les plus laïques et progressistes ont été écartés tant à l'extérieur (MNA) qu'à l'intérieur du FLN par la fraction "militariste".

Face à cela, trop de "tiers-mondistes religieux", c'est-à-dire tous ceux qui reportait sur le Tiers-monde les espoirs déçus d'une révolution mondiale qui avait failli en Occident, sont restés aveugles ou muets.

De la même façon, face à la révolution iranienne de 1979, une partie de la gauche intellectuelle (on pense bien sûr à Foucault, que Birnbaum curieusement ne cite pas) a également fait preuve de complaisance en pensant "qu'à coup sûr, Marx finirait donc par l'emporter sur Allah".

Enfin, plus près de nous, il cite la brochure de 1994 du trotskyste britannique Chris Hartman intitulée "Le Prophète et le prolétariat", dans laquelle il propose de marcher aux côtés des islamistes "partout où leurs actions minent l'impérialisme occidental et les Etats qui le servent."

Il considère que cette formule ("Avec les islamistes parfois, avec l'Etat jamais") "résume le credo durable d'une partie de la gauche européenne, credo qui repose sur trois articles de foi : 1) il n'y a qu'une domination réelle, celle qu'exerce l'Occident; 2) la seule force qui peut en finir avec cette domination sans frontières est une gauche internationaliste qui connaît le sens de l'histoire; 3) quand les dominés se soulèvent au nom de Dieu, il ne faut pas juger le "détour" qu'ils empruntent, car tôt ou tard ils délaisseront les chimères de la religion pour la vérité de l'émancipation".

Or la réalité constatée par "le marxiste libanais Gilbert Achcar" (je reviendrai plus loin sur son détournement par Birnbaum) est que "l'intégrisme islamique, en règle générale, a crû sur le cadavre en décomposition du mouvement progressiste."

 

Sélective

 

Birnbaum fait une fausse concession : "Si "islamo-gauchisme" est une étiquette hasardeuse, trop souvent utilisée pour dire n'importe quoi et disqualifier n'importe qui, il n'en désigne pas moins quelque chose de solide."

Ce faisant, il introduit l'idée que cet "islamo-gauchisme" aurait une influence considérable à gauche de par la complaisance de nombreux militants. Il cite pour cela le sommet de Durban en 2001 et le forum social européen de 2003 en y incriminant, pour le premier, le fait que "la gauche antiraciste s'est retrouvée en compagnie d'intégristes musulmans", et pour le second l'invitation de Tariq Ramadan. Cela fait un peu pauvre comme "preuves" de la complaisance générale qu'il suggère...

Faut-il donc considérer en conséquence que "la masse des militants et intellectuels de gauche" ont longtemps manifesté à l'égard de l'islamisme "une forme d'indulgence", comme il l'écrit ?

On a bien là une vision sélective de la gauche qui peut mener assez loin. Birnbaum n'en est pas encore à renier sa propre appartenance à la gauche, mais on voit bien que sa vision sélective peut le conduire sur les traces de ces néo-réacs finement pointés dès 2002 par Daniel Lindenberg. Si, comme il le dit, la complaisance à l'islamisme a été le lot de "la masse des militants et intellectuels de gauche", alors il y a bien matière à désespérer de la gauche dans son ensemble. Or, c'est très loin d'être le cas. Les "islamo-gauchistes" dont il parle ont toujours été très marginaux et cantonnés à un secteur particulier de l'extrême-gauche, en particulier en France. Et leur propos n'a pu, ça et là, être cautionné que là où une autre partie de la gauche péchait par républicanisme ethnocentrique, amnésique et autosatisfait. Ce second défaut est totalement absent du propos de Birnbaum, qui pèche donc par sélectivité.

 

De mauvaise foi

 

Il pointe les ambiguïtés du FLN par rapport à l'islamisme, et la déception des Pieds Rouges, ces Français restés après l'indépendance pour "construire le socialisme", et qui durent constater, nous dit-il, que "le régime islamisait le pays à marche forcée, organisait la chasse aux Kabyles et aux homosexuels, s'en prenant même à ses plus fidèles soutiens européens".

Cette vision rétrospective de l'Histoire est fortement biaisée et décontextualisée sur plusieurs points : dans les années 60, la "chasse aux homosexuels" n'est pas l'apanage exclusif des pays musulmans que l'on sache. De plus les militants islamistes sont également, à l'époque, emprisonnés en Algérie, comme dans toutes les dictatures militaires arabes (Egypte, Irak, Syrie...). La double face du FLN, laïque et religieuse, n'est cependant pas niable. Parler d'islamisation à marche forcée relève d'une confusion avec la politique d'arabisation menée par Boumedienne au nom de la reconquête de l'identité nationale, et qui a eu recours, en effet, à des enseignants venus des autres pays arabes et pour certains sans doute gagnés à l'idéologie islamiste. La société algérienne était restée en même temps profondément religieuse, mais l'idéologie officielle était "socialiste" avec une coopération étroite avec le camp soviétique. Les choses sont donc moins simples que le prétend Birnbaum.

 

Un autre point aveugle de son argumentation réside dans l'analyse des causes de la montée de l'islamisme. Tout son propos laisse supposer qu'elles résident en grand partie dans la complaisance de la gauche à son égard.

Or, si cela comporte une part de vérité, c'est bien dans les pays arabes et non en Occident. Et c'est d'ailleurs ce qu'analyse Gilbert Achcar dans son deuxième livre sur les Printemps arabes (totalement absents du propos de Birnbaum) "Symptômes morbides". Il y fustige la complaisance d'une partie du mouvement progressiste vis-à-vis de l'islamisme en établissant clairement que la lutte doit se mener sur deux fronts : contre les dictatures militaires et contre la réaction islamiste.

Cela n'épuise pas pour autant la question des causes de l'avancée inexorable de l'islamisme. Celle-ci a été par exemple analysée par Amin Maalouf dans ses deux livres "Le dérèglement du monde" en 2005 et "Le naufrage des civilisations" en 2019. Il y prend en compte un facteur régulièrement oublié par nos analystes franco-français : le traumatisme colonial. C'est le grand oublié de la thèse de Birnbaum. Il faut également faire la part de l'effondrement du camp soviétique et de la panne d'alternative qu'il a induit -même si nous savons bien que cette "alternative" était illusoire.

Sans aller plus loin, cela seul suffit à frapper du sceau de la mauvaise foi le procès en complaisance de la gauche que fait Birnbaum.

 

Des effets politiques précis

 

Nous n'en sommes plus, du moins il faut l'espérer, à l'époque du chantage à "l'alliance objective" avec les "ennemis du prolétariat". Il n'en demeure pas moins qu'une prise de position politique, comme celle de Birnbaum, ne s'effectue pas dans le ciel des idées. Elle intervient en un lieu et un moment précis, et elle a donc des effets politiques précis.

Quels sont-ils ?

J'en vois deux.

Le premier est de renforcer la tendance réactionnaire de droite actuellement à l'oeuvre dans l'action gouvernementale, en crédibilisant l'idée d'un danger islamiste plus menaçant que jamais, et la nécessité subséquente de renforcer notre police en l'exonérant de tout contrôle et en étendant son champ d'action, au prix de nos libertés.

Le second est de renforcer le clivage au sein d'une gauche pourtant potentiellement conquérante, de par la droitisation accélérée et sans contrepoids de la majorité (où est donc passée sa (de plus en plus virtuelle) aile gauche s'interrogeait récemment une chroniqueuse du "Monde" ? Elle en concluait à un "trou béant" dans "le dispositif présidentiel" Le Monde daté 25-11-20, p 35).

Ce clivage renforce l'éparpillement d'une gauche à tendance suicidaire, comme le montre le comportement récent de différents "candidats présidentiels" (déclarés ou non). E je vais y consacrer mon prochain article. Mais est-il nécessaire de remuer le couteau dans la plaie comme le fait Birnbaum, après quelques autres ? Je ne le pense pas.

 

PS sur l'usage du vocable "islamo-gauchisme" : Je renvoie à l'excellente mise au point parue dans "Libération" du 23-10-20 https://www.liberation.fr/debats/2020/10/23/en-finir-avec-l-islamo-gauchisme_1803361?fbclid=IwAR2WxOOj7dfJKLJ58sSzFEV1pqm7zI9SUM_EOnM_699jvG2FazYtX6d8JNs

dont je reprends ici la conclusion : «Ce terme est dangereusement confus, insiste Jean-Yves Pranchère. Il permet des instrumentalisations qui justifient la haine des musulmans en imputant l’acte terroriste à une supposée essence de l’islam et, paradoxalement, il brouille la nécessaire critique d’un certain discours de gauche euphémisant à la fois les dangers d’un islam radical et un certain antisémitisme en son sein. Phénomène qu’on ne peut nier, mais que le terme stigmatisant d’islamo-gauchisme ne permet pas de comprendre.» La confusion est telle qu’Isabelle Kersimon est elle-même accusée d’être une islamo-gauchiste par des membres du Printemps républicain sur les réseaux sociaux alors qu’elle a été attaquée en diffamation en juin 2019 - procès qu’elle a gagné - par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), association fer de lance de… l’islamo-gauchisme, selon… le Printemps républicain."

 

 

 

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