Agnes HELLER et André SCHWARTZ-BART Mémoire du pire, deuil du Progrès et espérance

Publié le par Henri LOURDOU

Agnes HELLER et André SCHWARTZ-BART Mémoire du pire, deuil du Progrès et espérance
Agnes HELLER et André SCHWARTZ-BART Mémoire du pire, deuil du Progrès et espérance

André SCHWARZ-BART et Agnes HELLER

Mémoire du pire, deuil du Progrès et espérance

 

André SCHWARZ-BART L'étoile du matin, roman, Seuil, 2009, 252 p.

Ágnes HELLER La valeur du hasard. Ma vie, édition établie par Georg Hauptfeld, 2018, traduit de l'allemand par Guillaume Métayer, Bibliothèque Rivages, juin 2020, 286 p.

 

C'est en lisant l'interview de Simone SCHWARZ-BART dans "Le Monde" daté 11 et 12-10-20 dans la rubrique toujours passionnante "Je ne serais pas arrivée là si ...", que l'idée m'est venue de lire André. Le choix de son dernier livre posthume m'a été imposé par sa seule disponibilité dans ma médiathèque municipale.

J'avais été très impressionné par la façon dont Simone parlait de lui dans cette interview.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/10/11/simone-schwarz-bart-epouser-quelqu-un-hors-de-sa-culture-ca-dessille-votre-regard_6055594_3260.html

 

Celui d'Àgnes HELLER est le fruit du hasard : il était là dans le présentoir des parutions récentes, et je me suis souvenu qu'elle était l'une des théoriciennes de la dissidence hongroise à l'époque du "communisme déclinant" dans les années 1980, et l'une des élèves du grand théoricien marxiste Georg LUKÁCZ.

 

Il s'est trouvé que la lecture successive de ces deux livres, de nature pourtant différente, m'a renvoyé à une même expérience historique : la confrontation de deux jeunes d'origine juive au génocide commis par les nazis, à leur improbable survie, et à la façon dont ils l'ont l'un et l'autre assumée.

Le premier par la création littéraire et la rencontre fusionnelle avec une descendante d'esclaves guadeloupéenne. La seconde par l'investissement dans la philosophie et la politique.

 

Dans les deux cas, je remarque une forme de désinvestissement du Progrès, au profit dans un cas de l'utopie et de la culture de la mémoire, et dans l'autre de l'investissement total dans le présent.

 

ÁGNES HELLER : CHOISIR LE PRÉSENT

 

Commençons par le second :

Dans sa nécrologie, le professeur canadien Philppe Despoix, qui a écrit sa thèse sur elle, conclut :

"Invitée à Paris à la fin 2018, Heller insistait sur l’ambivalence de l’héritage européen, riche de ses idéaux humanistes et démocratiques, mais aussi porteur des horreurs colonialistes et génocidaires. Un prudent scepticisme semble planer sur ses dernières positions : suggérant que l’élimination de l’aliénation, même si elle est désirable, reste impossible, elle demandait si « l’espoir n’est pas, en définitive, une passion aussi triste et néfaste que la peur ». "

 

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2019/07/22/la-mort-de-la-philosophe-hongroise-agnes-heller_5492222_3382.html

Un renvoi à son portrait paru quelques mois plus tôt nous indique aussi :

"Pas de définition catégorielle réductrice, pour celle qui croit possible l’affranchissement de l’homme par une humble prise de conscience de l’importance du quotidien. « Je n’ai finalement jamais cru à l’idée universelle du progrès, à la notion de “surhomme” chez Nietzsche, confirme-t-elle. Nous devons cultiver notre jardin, faire des progrès à l’intérieur de cet espace délimité et ne pas trop parler de celui du voisin. Il faut rester dans la gare du présent, l’embellir, la rendre fonctionnelle. Mais on ne doit pas monter dans les trains du futur car nous ne pouvons pas anticiper la manière dont l’humain pensera dans deux cents ans. Il est nécessaire de vivre dans le temps présent. Nous y sommes enfermés. »

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/05/13/agnes-heller-eternelle-dissidente-hongroise_5461278_3232.html

 

Ces conclusions radicales, après plus de cinquante ans de compagnonnage avec le "progressisme", sont le fruit d'une réflexion approfondie sur l'Histoire, nourrie de nombreuses expériences traumatisantes.

 

CONDITIONNEMENTS ENFANTINS

 

Mais elles s'accompagnent aussi d'une autoréflexion sur un parcours personnel singulier. Àgnes Heller est très lucide sur la contingence et l'importance des conditionnements qui ont donné son sens à sa vie.

J'y retrouve des points qui confirment mes convictions : l'importance des premiers liens et de l'ambiance familiale, en l'occurrence, des parents très unis, joyeux et apaisants, une vision confiante dans la vie, assortie d'un mépris des conventions et de la richesse et d'une valorisation de la culture. Il faut cependant préciser que ces dernières valeurs sont plutôt portée par le père, et que sa mère ne s'y rallie que du bout des lèvres, par amour et admiration pour lui. Issue d'un milieu moins intellectuel de vignerons, elle porte des valeurs plus prosaïques et traditionnelles, qui la mettront en conflit avec sa fille après la disparition de son mari.

Celui-ci, fils de deux professeurs, orphelin de père très tôt, avocat de métier à l'instigation de son oncle qui finance ses études, accepte de plaider pour des insolvables. "L'argent pour vivre, ma mère le gagnait comme chapelière" (p 24), "Mon père disait toujours : "Nous sommes pauvres, mais nous vivons bien" (p 27)

"Mon père parlait de tout avec moi et il me prenait très au sérieux comme partenaire de conversation. Il me récitait des poèmes hongrois, me racontait le contenu des drames de Shakespeare et d'Ibsen. Il m'a aussi parlé de politique. Je savais déjà, à quatre ans, que Hitler était parvenu au pouvoir."(p 33)

Pianiste très doué, il partage avec sa femme le goût de la musique qu'ils transmettent à leur fille.

Elevé dans la nature, car sa mère était professeur en milieu rural, il transmet également ce goût à sa fille. "Mon père et moi faisions chaque dimanche des excursions dans les montagnes des environs. Depuis mon enfance, je suis amoureuse de la nature. Déjà à l'époque, j'aimais trois choses : la musique, la montagne et lire – en somme, tout ce qu'encore aujourd'hui je trouve beau." (p 33)

Enfin, il inculque, peut-être sans s'en rendre compte, un certain sens des valeurs à sa fille.

La lecture précoce du poème de János Arany Les Bardes du pays de Galles, qu'elle réclame chaque soir pour s'endormir, la persuade pour la vie qu'on ne saurait accepter la moindre concession à un pouvoir usurpé de façon sanglante (p 13). Cette intransigeance, alliée à un tempérament rebelle et hyper-actif lui restera. Ainsi qu'un refus viscéral de la polémique et du conflit avec les pairs, issu de son environnement familial harmonieux et protecteur..

 

EXPÉRIENCE ADOLESCENTE

 

La recherche d'une forme d'harmonie fusionnelle qu'elle reproduira plus tard avec ce qu'on a baptisé "l'école de Budapest", lui vient d'une première expérience lors d'une adolescence écourtée par la catastrophe de l'invasion allemande de 1944 et du règne des Croix-Fléchées, les nazis hongrois, qui en découle.

Son petit cercle d'amis, constitué au vieux lycée juif de Budapest (on est dans une époque d'apartheid scolaire en Hongrie depuis 1920) se retrouvait régulièrement sur l'île Marguerite pour lire et discuter librement. Ils sont 4 garçons et 4 filles , dont Gyuri Bihari qu'elle présente comme son premier amour. Trois des garçons, dont Gyuri, sont abattus durant l'année 1944, ils n'avaient pas 17 ans. Trois des filles survivront. Pour Ágnes, qui a 15 ans, c'est le passage direct à l'âge adulte, car elle doit prendre en charge sa mère après l'arrestation de son père, un mois après l'occupation de la Hongrie le 19 mars 1944.

 

TRAVERSÉE DES PERSÉCUTIONS

 

On est il faut le dire assez admiratif devant le sang-froid de cette jeune fille qui réussit à traverser toutes ces épreuves en portant littéralement tout le poids du destin familial.

J'y vois, encore une fois, l'importance décisive de la confiance en soi développée par son éducation familiale. "Nous devions tous porter l'étoile jaune (...) Certains trouvaient cela dégradant, mais je la portais avec fierté."(p 56) Dès mai 44, elle et sa mère sont chassées de leur appartement et doivent tout y laisser, notamment les livres. Elles doivent partager une "maison étoilée" avec deux autres familles juives, originaires comme sa mère du Balatonfüred ; et la cohabitation se passe de façon harmonieuse : sans chamailleries (...) malgré la promiscuité (...) contrairement à beaucoup d'autres." (ibidem)

Leur existence est très réglementée et leur absence d'argent les expose à la faim perpétuelle. Le tout entrecoupé de rafles hebdomadaires et de razzias par les gendarmes et les Croix-Fléchées. Très rapidement, tous les hommes des trois familles sont assassiné ou déportés. Les enfants se donnent spontanément le rôle de consoler leurs mères : "Nous jouions à prédire l'avenir avec des verres et des lettres qui nous amenaient toujours à des prophéties favorables" (p 57)

Toute sortie comporte également un risque, car les rafles de juifs en ville sont régulières. Contrairement à beaucoup d'autres, Ágnes est persuadée que ces arrestations ne peuvent déboucher que sur la mort, et elle fera toujours tout pour y échapper et en tirer sa mère. A partir du 15 octobre 44, la défection puis l'arrestation du régent Horthy donne le pouvoir total aux Croix-Fléchées et le massacre des juifs de Budapest commence (la route vers Auschwitz est bloquée par l'Armée Rouge). Pour se mettre à l'abri, Ágnes décide de rejoindre avec sa mère le ghetto international, annexe du ghetto général mis en place par les Croix-Fléchés, munies d'un sauf-conduit émis par l'ambassade de Suisse (la Suède, le Vatican et le Portugal émirent également de tels sauf-conduits, "généralement reconnus par les Croix-Fléchés" (p 60).

Malheureusement, elle apprend qu'à la traversée du boulevard circulaire pour rejoindre le ghetto, "les Croix-Fléchés se faisaient montrer les lettres de protection et les déchiraient sur-le-champ." (p 61)

C'est alors qu'Ágnes a l'idée de se faire accompagner par un soldat allemand : "j'en trouvai un et lui expliquai ouvertement notre situation. Le premier soldat auquel je me suis adressé a dit oui. En sa compagnie nous avons pu passer." (ibidem)

C'est l'occasion de faire une remarque de portée générale qui, je dois le dire m'a parue très juste : "Je sais depuis lors qu'en réalité la plupart des gens veulent faire le Bien. Quand deux personnes sont ensemble, elles ne le font pas car elles ont peur l'une en face de l'autre. (...) Naturellement on doit s'adresser à un être humain qui a le sens du Bien et du Mal. La plupart des êtres humains ont une empathie naturelle qui ne prend toute sa valeur que lorsqu'ils sont seuls. J'ai souvent fait de telles expériences par la suite." (ibidem)

Ceci vient après une première remarque sur les Allemands : "On me demande souvent pourquoi je n'ai pas de problème avec les Allemands. Il est évident pour moi que sans l'invasion allemande les juifs hongrois n'auraient pas été condamnés à mort. Mais je n'ai vu que des meurtriers hongrois, uniquement des gendarmes et des Croix-Fléchés. Cela n'a aucun sens pour moi de faire des Allemands comme peuple les responsables de quelque chose à laquelle les Hongrois ont, de leur plein gré, participé." (p 60)

Quoi qu'il en soit, la situation au ghetto international est très difficile : "nous avons pu nous établir dans une pièce où trente personnes étaient parquées; à raison de quatre par lit. La faim était très grande." (p 63)

Les Croix-Fléchés finissent par les emmener au ghetto général où Ágnes échappe à la déportation en Autriche en rappelant à ceux-ci leur propre règlement : "seule les femmes de moins de 42 ans et les filles de plus de 16 ans peuvent être déportées", son assurance les trouble tellement qu'elle est extraite du groupe (p 64).

Revenues au ghetto international, où elles se pensent davantage en sûreté, elles sont prises dans les fusillades collectives organisées par les Croix-Fléchées, qui s'interrompent mystérieusement avant que leur tour arrive. "Nous tous qui en avions réchappé décidâmes de n'avoir plus jamais peur de rien."(p 66)

Enfin "le 16 janvier 1945 survint ce qui fut le moment le plus heureux de ma vie", l'arrivée des soldats de l'Armée Rouge.

 

FORMATION PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE

 

Après de telles épreuves, la vie devient un long cadeau qu'il est nécessaire d'apprécier jusqu'au bout.

Le hasard, encore une fois, fait qu'Ágnes ne devient pas immédiatement communiste, comme beaucoup de juifs hongrois survivants, mais sioniste : envoyée par sa mère dans un orphelinat administré par des sionistes, elle adhère par force au mouvement. Ce hasard lui évite de devenir une fonctionnaire du nouveau régime après 1948 (p 75)

Désireuse de poursuivre des études de physique, elle découvre par un ami -avec lequel elle va se mettre en ménage- le cours du philosophe Georg (György) Lukács. C'est une révélation qui modifie ses projets. Sa connaissance de l'allemand lui permet de traduire en hongrois pour ses camarades certains classiques. Mais c'est le climat libéral de son séminaire et l'émulation intellectuelle qui l'anime qui la séduisent.

Communiste convaincu, Lukács est néanmoins suspect aux yeux des dirigeants du Parti. En 1949 commence l'ère Rákosi qui va, jusqu'en 1953, faire régner la terreur sur les intellectuels.

Ágnes Heller fait partie de la mince cohorte de disciples qui restent fidèles à Lukács malgré tout. Cela lui vaut d'être exclue du Parti jusqu'en 1955. Paradoxalement, c'est ce qui lui permet d'enseigner l'histoire de la philosophie à sa place lorsqu'il est suspendu du Parti en 1950 : ce genre d'enseignement est réservé à ceux qui ne sont plus habilités à parler de marxisme (p 94).

Elle reste à l'époque à l'écart de la politique. Mais en 1956, elle prend conscience que c'est une erreur : "on ne doit jamais tenir sa langue quand quelque chose ne va pas."(ibidem)

C'est ainsi qu'elle participe aux discussions qui débouchent sur la révolution d'octobre menée à son corps défendant par Imre Nàgy. Elle est alors partisane d'un communisme libéral, faisant sa place au multipartisme et "sans police secrète". Ce rêve, comme on le sait, va faire long feu.

Mais elle est classée dès 1957 comme "contre-révolutionnaire". Elle reste en rapport avec Lukàcs, exclu du Parti, et avec ses amis réformateurs polonais : Leszek Kolakowski, Zygmunt Baumann, Bronislaw Baczko, Adam Schaff (p 117). Exclue de l'Université et du Parti en 1958-59, elle doit à 28 ans, trouver un nouveau départ dans la vie.

C'est là qu'elle se fait un nouveau cercle d'amis, autour de l'étude de la philosophie.

 

L'ÉCOLE DE BUDAPEST

 

Gyuri MÁRKUS, Ferenc FEHÉR, avec lequel elle va se marier après avoir rompu avec son premier mari Pista HERMANN, qui choisit le compromis avec le régime en place, seront les deux principaux piliers de ce groupe.

Mais pour l'heure, Ágnes pour survivre devient professeur de littérature hongroise dans un lycée jusqu'en 1963 (p 131). Un emploi qui n'est pas qu'un gagne-pain : elle y crée une "Association de formation personnelle" qui organise des débats contradictoires autour de personnages de roman.

Après le départ en retraite de Lukács en 1958, elle reste en relation constante avec lui.

En 1963, elle profite d'une opportunité pour réintégrer l'Université à l'Institut de sociologie, où son temps contraint assez faible lui permet de se consacrer à l'écriture.

"D'environ 1964 jusqu'à notre émigration en 1977", exista donc cette "école de Budapest" baptisée rétrospectivement par Lukács dans une interview au Times Literary Supplement (p 139). Aux trois noms précédents, il faut ajouter Mischu VAJDA, puis deux sociologues, Marisa MÁRKUS (épouse de Gyuri) et András HEGEDÜS.

A noter que Gyuri et Mischu sont toujours membres du Parti, contrairement aux autres. Mais tous sont critiques vis-à-vis du régime en place. En réalité, c'est leur seul point commun : si "nous pensions tous dès 1956 à un socialisme à visage humain et sans police secrète. En philosophie en revanche, nous nous distinguions.(...) Chacun avait ses propres concepts et représentations."(p 144-5)

Cette "école de Budapest" est donc moins le creuset d'une pensée commune, que celui d'une amitié entre intellectuels, et le fantasme d'un grand philosophe (Lukács) d'avoir des disciples.

 

RUPTURE AVEC LE "GRAND RÉCIT" PROGRESSISTE...ET VALEURS DE SECOURS

 

Après deux expériences d'exil, en Australie de 1977 à 1986, puis aux USA de 1987 à 2007, Ágnes HELLER est revenue en Hongrie où elle a fini sa vie en 2019. Elle est resté cependant très mobile et active jusqu'au bout : "J'enseigne, je lis ou j'écris -voilà ma vie." (p 248)

"J'ai laissé derrière moi les rêves de ma jeunesse d'une humanité meilleure, d'une collectivité et d'une communauté pacifique. Mais cela ne signifie pas que l'on ne doive plus s'engager en faveur de ce que l'on tient pour meilleur."(p 257-8) A savoir la démocratie pluraliste et la défense des Droits humains, comme l'a fait jusqu'au bout Ágnes HELLER face au régime de Viktor ORBÁN.

"Le nationalisme ethnique est dangereux. Il pourrait concerner au moins une forte minorité de l'Union européenne. S'il devient une majorité, l'Europe comme puissance mondiale culturelle, idéologique et civique de premier plan disparaîtra." (p 263)

"On devrait développer une identité européenne, ce qui jusqu'ici n'a pas réussi. Quand tous les enfants comprendront ce que cela signifie d'être des Européens, alors il y aura une Europe. Sinon, il n'y en aura pas."( p 265)

Et cela passe par la double prise en compte des ombres et des lumières du passé européen : ce livre en est un élément.

 

André SCHWARZ-BART : CHOISIR LA MÉMOIRE

 

Ce livre posthume est seulement le 4e de cet auteur. Après son premier roman de 1959, "Le dernier des Justes", qui avait eu le prix Goncourt et suscité une polémique qui avait vivement blessé l'auteur, il avait attendu 1967 pour co-écrire avec son épouse Simone "Un plat de porc aux bananes vertes", puis avait fait paraître sou son seul nom "La mulâtresse Solitude" en 1972. Puis plus rien pendant 37 ans.

Dans sa "Petite note d'introduction", Simone explique "la genèse de cet ouvrage, qui a bien failli ne jamais exister" (p 14).

"Il lui arrivait de nous dicter (...) des épisodes entiers de ce roman (...) Et chaque fois nous nous interrogions, mes fils et moi, bouleversés : mais qu'est-ce donc qui l'empêche de terminer cette oeuvre ?(...)

Au fil du temps, il écrivait, détruisait, réécrivait ; à présent, nous savions qu'il ne publierait pas." (ibidem)

Peu de temps avant de mourir, il dicte le dernier chapitre à Simone et lui suggère un titre : "L'étoile du matin".

Après sa mort, classant ses papiers, elle tombe sur une note mentionnant "le nom de la chroniqueuse chargée de dépouiller les feuillets manuscrits contenus dans des malles enfouies sous les ruines de l'institut Yad Vashem. Linemarie est mon second prénom." (p 15)

"Par la suite, certaines notes m'ont confortée dans l'idée que, somme toute, il désirait sincèrement offrir ce travail. Qu'il ne pouvait le faire de son vivant, car ce serait pour lui abandonner ces morts alors qu'il voulait les maintenir vivants en lui jusqu'au bout." (p 16)

Quant à en transmettre la mémoire à d'autres, c'est tout l'enjeu de ce livre longuement mûri.

 

Il s'agit d'un monde irrémédiablement disparu, et dont d'autres aussi ont tenté de transmettre la mémoire (on pense en particulier à Isaac Bashevis Singer), celui des shtetls polonais, détruits par les nazis entre 1940 et 1943. On y retrouve donc ce mélange de misère, de persécution et de résistance obstinée à cette misère et cette persécution par des moyens très divers, dont celui de la transfiguration poético-religieuse de la réalité, sur fond de messianisme.

La présence du divin ici-bas est attestée par l'intervention du prophète Elie, sous les traits apparents du mendiant que la religion prescrit d'accueillir à chaque shabbat en préparant sa place vide. Et le lien est établi par la joie désespérée dont font preuve certains, tel le fameux "Haïm Yaacov de Podhoretz, celui-là même qui avait reçu la visite du prophète Elie (...) vers le milieu du XIXe siècle."(p 27)

Et la principale retombée de cette visite est le don musical dont hérite ce modeste savetier, qui joue du violon "divinement".

La suite de l'histoire est celle de ses descendants...jusqu'au dernier Haïm Yaacov qui survit à sa déportation à Auschwitz, et qui s'avère le double d'André Schwartz-Bart, bien que ce dernier, né en Moselle en 1928 d'un père yiddishophone, venu en France de sa Pologne natale en 1924, n'ait pas été lui-même déporté : "En 1941 la famille trouve refuge à Oléron puis à Angoulême. Son père, Uszer Szwarcbart (42 ans) est déporté par le convoi no 8, en date du 20 juillet 1942 d'Angers vers Auschwitz. Sa mère, Louise Szwarcbart (40 ans), est déportée par le convoi no 47, en date du 11 février 1943, de Drancy vers Auschwitz. Son frère Bernard Szwarcbart (moins d'1 an) est également déporté par le convoi no 47. Son frère Jacques Szwarcbart (15 ans) est déporté par le convoi no 31, en date du 11 septembre 1942, de Drancy vers Auschwitz. Leur dernière adresse est Saint-Paul-de-Lizonne (Dordogne). Ils ne reviendront pas.

André Schwarz-Bart s’engage dans la Résistance, est arrêté et torturé à Limoges en 1944. À la fin de la guerre, sa bourse de résistant lui permet d’entreprendre des études à la Sorbonne. Il découvre Crime et Châtiment de Dostoïevski qui lui révèle une interrogation majeure : celle de l’homme déchiré entre la présence du mal et la recherche de Dieu, clé de voûte philosophique du Dernier des Justes." https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Schwarz-Bart

Cette recherche inlassable de ses racines et son refus intraitable de la violence l'ont amené à sa rencontre avec Simone et à une longue incompréhension de son oeuvre. Qu'est-ce donc que ce juif qui se mêle de la mémoire antillaise de l'esclavage ? Cet ancien résistant qui fait l'apologie de la non-violence ? Ce sioniste qui entend continuer à vivre en diaspora ?

Tous ces paradoxes apparents se dissolvent dans l'humanisme profond distillé par ce livre. Qui nous invite lui aussi à ne pas séparer ombres et lumières de l'héritage européen.

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