Radicalité et sens de la nuance
Radicalité et sens de la nuance
(Guérir du ressentiment -2)
Radical modéré, ainsi que l'annonce, j'espère, l'adresse de ce blog, je m'expose sans doute plus que d'autres au malentendu.
Aussi je me dois de redresser les éventuels malentendus qu'auraient pu provoquer certains de mes plus récents articles.
Du fait qu'il n'existe pas un bloc monolitihique constitué par ceux que certains ont constitués en ennemis sous le nom "d'islamo-gauchistes" ou de "racialistes-indigénistes", il ne s'ensuit pas que tous ceux qui sont rangés sous ces deux étiquettes sont exempts de tout reproche ou de toute critique.
Le ressentiment, on le sait depuis Nietzsche, touche principalement les opprimés. Rien d'étonnant à cela : c'est eux principalement qui sont réduits à l'impuissance et au ressassement d'une impossible vengeance des torts subis.
Il s'ensuit, presque inévitablement, une vision paranoïaque et manichéenne du monde qui aboutit à sanctifier l'Opprimé et à démoniser l'Oppresseur.
Cette vision manichéenne convient bien aux esprits religieux qui par ailleurs ont tendance à reporter dans l'Au-delà la réparation des injustices.
Il n'en résulte pas que l'on ne puisse y échapper. C'est tout le travail de l'émancipation, qui suppose de multiples efforts, mais porte de vrais récompenses ici et maintenant.
De ce travail fait partie le discernement face à certaines complaisances qu'il convient de mettre à jour et de dénoncer.
Tel est l'objet de ce texte.
Voix dissidentes de l'Amérique noire
J'ai déjà exprimé, à propos de Margaret Atwood qui en est l'une des 150 signataires, tout le bien que je pensais de la "lettre sur la justice et le débat public" publiée par Harper's Magazine le 7-7 et traduite dans "Le Monde" daté 9-7-20.
Je découvre, en lisant ce reportage dans "M" du 19-9-20, que son porte-parole est l'écrivain afro-américain Thomas-Chatterton Williams.
Il s'agit bien, dit-il, de remettre en cause les effets dévastateurs et contre-productifs de la "cancel culture" aux USA. Lui et d'autres intellectuels afro-américains veulent donc alerter sur la dimension "ressentimentale" du phénomène qui affecte aujourd'hui des personnes sans moyens de défense pour des raisons totalement disproportionnées ou même hors de propos.
Le paradoxe étant que les initiateurs de cette nouvelle "chasse aux sorcières" sont des jeunes radicaux blancs diplômés pour lesquels, précise le linguiste John Mc Whorter, "l'antiracisme s'est substitué au christianisme. Le privilège blanc remplace le péché originel en tant que tache qui ne peut jamais disparaître. Les hérétiques sont excommuniés, il y a un clergé qui dit en boucle le catéchisme, et la même crédulité est requise, il y a des questions que vous n'avez pas le droit de poser." ("M", p 41).
Auteur il y a vingt ans d'un essai, "Losing the Race", il y pointait déjà les effets négatifs du ressentiment parmi les afro-américains en désignant trois "ennemis intérieurs" : l'esprit victimaire, le séparatisme et l'anti-intellectualisme qui poussent à l'autosabotage de l'Amérique noire.
C'est dans le même esprit que le jeune Coleman Hughes a témoigné devant le Congrès contre les réparations des préjudices de l'esclavage au profit d'une politique sociale visant à briser les cycles de pauvreté. Il s'insurge également contre les excès du "woke" (la "vigilance" antiraciste) à 'Université de Columbia d'où il sort, et de la méfiance dont ses opinions hétérodoxes ont été l'objet : "Je ne dirais pas que j'ai perdu des amis proches, mais j'ai perdu des connaissances, des gens avec qui j'avais des rapports cordiaux, et qui ne peuvent plus être dans la même pièce que moi. On m'a expulsé d'un événement." ("M", p 42).
Face à ces points de vue nuancés, se dressent deux bestsellers qui font figure de bibles de l'Amérique "woke" : "How to be an antiracist" d'Ibrahim X.Kendi et "White fragility" de Robin DiAngelo, tous deux traduits en France à cette rentrée. Ils postulent tous deux la centralité absolue et l'exclusivité de la question de la race dans la gestion de la société...et son caractère indépassable, sauf par des mesures radicales de quotas ou d'exclusions. Alors que d'autres moyens tels que les CV anonymes ou les auditions aveugles (qui consistent à placer les musiciens auditionnés derrière un paravent) ont fait leur preuve dans la lutte contre les discriminations concernant les femmes , ainsi que le rappelle Coleman Hughes...au moment-même où le chef des critiques de musique classique du New York Times plaide pour le retour des auditions sans paravent ...au nom de la justice raciale ! (p 42)
Bref, s'il est évidemment prématuré de s'inquiéter comme certains de l'importation de la "cancel culture" en France, il est clair qu'il y a aux USA un problème à la fois chez les élites blanches radicales et dans une partie de la communauté afro-américaine.
Voix discordantes de la France radicale
Dans sa dernière chronique inspirée de feu André Ribaud, qui enchanta notre jeunesse de lecteur assidu et abonné du "Canard enchaîné", Patrick Rambaud interpelle son ex-collègue de l'Académie Goncourt (elle a démissionné en janvier 2020), Virginie Despentes, de façon ma foi plus habile que le vitupérant Pascal Bruckner.
En cause, non seulement la fameuse lettre ouverte de "Libération" à propos du César attribué à Roman Polanski, mais aussi le propos autrement fâcheux écrit dans l'hebdomadaire "Les Inrockuptibles" lors des attentats de janvier 2015 à propos des frères Kouachi, qu'il cite p 101, et que je choisis de ne pas citer ici dans cette version tronquée (que je souligne en gras), mais dans la version plus longue qu'en donne sa notice wikipédia : « J’ai aimé mon prochain pendant quarante-huit heures. [...] J’ai passé deux jours à me souvenir d’aimer les gens juste parce qu’ils étaient là et qu’on pouvait encore le leur dire. J’ai été Charlie, le balayeur et le flic à l’entrée. Et j’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux. J’ai aimé aussi ( ce "aussi "est supprimé dans la citation de Rambaud) ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir. [...] Je les ai aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus les armes à la main (Rambaud rajoute "semer la terreur") hurler « on a vengé le Prophète » et ne pas trouver le ton juste pour le dire. [...] Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose qui ne réussissait pas. [...] Il y a eu deux jours comme ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous. »
C'est l'occasion de redire à quel point en effet certaines prises de position publiques tenues même au nom de la "sainte solidarité de tous les opprimés" sont malvenues et n'auraient pas dû être énoncées.
Après avoir rappelé le rôle tenu par feu le magazine "Actuel", dont il fut un des piliers dans les années 70, dans la promotion du nouveau féminisme ( voir ci-joint la reproduction de la couverture de son n°4 de janvier 1971), y compris par une de ses porte-voix les plus radicales, Valérie Solanas, dont "Actuel" publia des extraits de son "SCUM manifesto" (p 101-3), il pose implicitement la question à son ex-collègue : comment a-t-elle pu accepter de s'asseoir avec lui chez Drouhant pendant 4 ans, lui, vieux mâle blanc qui descend d'une longue dynastie de dominants, "dont l'un fut même décoré de l'ordre du lys par le roi Louis XVIII" (p 104) ?
La réponse est sans doute que Virginie Despentes n'est pas la personne haïssable qu'il vient de nous dépeindre...de façon on l'a vu un peu tendancieuse ! Même si elle devrait certainement discipliner parfois un peu mieux son expression publique.
En écho à cette interpellation, je lis dans "Le Monde des Livres" de ce jour, daté 23-10-20, le compte-rendu du livre de Christophe Naudin "Journal d'un rescapé du Bataclan. Etre historien et victime d'un attentat" (Libertalia). Il rapporte notamment son exaspération à voir certains de ses amis de gauche nier le danger islamiste radical, au moyen notamment de thèses complotistes mettant en cause les USA ou Israël... Et à faire "ami-ami" avec des groupes colportant de telles thèses. Ou accorder des "circonstances atténuantes" aux assassins, accompagnées de leçons de morale "antiracistes".
Il y a en effet quelque chose d'insupportable dans ce genre d'évitement et de "bonne conscience" de gauche, qui alimente et sert de support à une autre "bonne conscience" de gauche tout aussi hémiplégique, qui voudrait oublier l'héritage colonial et ses séquelles.