Guérir du ressentiment
Guérir du ressentiment.
"Incompréhension, désolation, colère", tels sont les trois sentiments successifs qu'identifie la reporteure du "Monde" lors du rassemblement de Conflans-Sainte-Honorine à la mémoire de Samuel Paty, cet enseignant de collège assassiné pour avoir fait son métier consciencieusement.
Ce sont aussi les sentiments que l'on éprouve et que l'on voit éprouver autour de soi ces jours-ci partout en France.
Si l'on pousse un peu l'analyse, on voit que ce qui unifie ces trois sentiments est un sentiment d'impuissance devant un crime qui apparaît comme répétitif et dont on redoute, bien sûr, le renouvellement.
Face à cette impuissance ressentie de façon répétée on voit donc se développer l'auto-intoxication du ressentiment.
De quoi s'agit-il ? D'une forme de rumination dans la posture de victime qui conduit à suspendre tout discernement en cherchant à tout prix des responsables à portée de main, quitte à les inventer de toute pièce, du moment que l'on peut en toute impunité les mettre en cause sans qu'ils puissent riposter.
Cela répond en effet très facilement à l'incompréhension en simplifiant à l'outrance la question des responsabilités. Cela répond à la désolation en trouvant une forme de réparation par la vengeance. Cela répond à la colère en donnant un objet à la haine.
Le ressentiment fut le moteur psycho-affectif de tous les mouvements totalitaires du XXe siècle. Aujourd'hui, il nourrit les radicalisations auxquelles on assiste, et qui débutent par une panne de discernement. Se prolongent par des prises de position outrancières. Et risquent de se terminer par un véritable climat de guerre civile dans lequel tous les extrémismes vont faire leur miel.
Panne de discernement
Faut-il donc considérer que l'attentat de Conflans, comme les précédents, est le fruit d'un "laxisme généralisé", notamment en matière d'immigration et de surveillance de l'Islam radical ?
On devrait pourtant savoir que les choses en la matière sont loin d'être aussi simples que certains voudraient le croire.
La politique dissuasive de non-accueil des immigrés venus des pays pauvres, dont beaucoup sont musulmans, s'est sans cesse radicalisée depuis 1984 (création des centres de rétention administrative), 1990 (interdiction de travail aux demandeurs d'asile), et les multiples lois qui ont peu à peu compliqué la procédure de demande d'asile au point d'en faire une quasi-spécialité juridique.
Malgré cela, les demandes d'asile en France ne cessent d'augmenter. Pourquoi ? Parce que c'est devenu pratiquement la seule voie légale d'accès à un titre de séjour sécurisé en France, en l'absence de mesures collectives de régularisation des sans-papiers depuis 1997.
Les fermetures de mosquées salafistes se sont multiplié depuis 2015 en cas de prêches appelant à la violence repérés. La surveillance en ligne des sites et réseaux sociaux s'est mise en place, et les contenus appelant à la violence poursuivis.
Malgré cela, le djihadisme prospère et se répand de façon souterraine.
Face à cette impuissance, certains ont donc inventé un "ennemi" facile à identifier et à toucher : "l'islamo-gauchisme" de certains intellectuels et journalistes et le "racialisme-indigénisme" de certains militants de l'antiracisme de seconde génération. Ceux-ci seraient donc les responsables de tout, à défaut de pouvoir toucher les autres.
Prises de position outrancières
Cette désignation d'un ennemi facile à identifier et à combattre conduit à des analyses clivantes permettant de stigmatiser des adversaires politiques, mais surtout à diviser artificiellement le camp, pourtant bien mal en point, de la gauche.
Au point que c'est presque devenu un lieu commun que l'on voit exprimer dans les lieux les plus sérieux. Ainsi l'on peut lire dans "Le Monde" daté 22-10-20, dans la tribune d'un enseignant que la gauche serait aujourd'hui partagée "désormais en deux factions : une gauche universaliste, clamant l'existence de droits individuels transcendant toute appartenance communautaire – dont celui de la critique et de la moquerie-, et une gauche plus en phase avec l'époque,(NB : c'est moi qui souligne) préférant aux droits individuels le droit des identités collectives à ne pas être bafouées".
Ce "plus en phase avec l'époque" suggère que la seconde aurait pignon sur rue et s'imposerait partout : posture "victimiste" typique du ressentiment. Mais le plus important n'est pas là : il est dans cette opposition qui interdirait aux uns d'être sensibles au souci des autres. Et au non-dit qui niche derrière l'expression d'identités collectives bafouées : car il s'agit du racisme toujours agissant qui touche bien des individus, et non des "identités collectives" évanescentes...des individus pour lesquels on est en droit de revendiquer l'application des droits universels. Quant à la critique et à la moquerie, on ne la voit guère prospérer à l'ombre d'un tel clivage factionnel !
Je persiste quant à moi à penser que l'universalité des droits et la reconnaissance des discriminations ne s'opposent pas et ne doivent pas s'opposer, tout au contraire. Et que ce n'est pas dans leur opposition qu'on va trouver le climat propice à la critique et à la moquerie (faut-il rappeler que l'humour pour être efficace et apprécié doit d'abord s'exercer sur soi-même : c'est ce qu'avaient découvert nos amis Anglais qui ont inventé le terme).
Climat de guerre civile
On le voit pointer avec la multiplication des pugilats médiatiques, dont le dernier, hélas, eut lieu hier soir 21 -10 avec l'invitation malheureuse par la respectable émission d'Arte, 28 ', de Pascal Brückner et Rokaya Diallo : un moment d'anthologie dans la diatribe haineuse, le procès d'intention et le non-dialogue, particulièrement insupportable.
Le chemin de la guérison
Ce n'est pas une large avenue qu'il suffirait de parcourir en voiture en appuyant négligemment sur l'accélérateur !
Ce chemin passe d'abord par un effort de discernement dans l'analyse des causes de nos malheurs. Des causes moins simples que ce que le ressentiment nous suggère.
Cela passe aussi par une réparation émotionnelle du dommage subi par ces attentats répétés : notre désolation doit s'investir dans la recherche obstinée d'un avenir meilleur en cultivant les sentiments positifs de rencontre et de dialogue avec ceux qui ne pensent pas comme nous, et acceptent, comme nous, de se remettre en question. Une façon de le faire, je l'ai déjà dit, est de pratiquer l'humour, qui est avant tout auto-dérision.
Cela passe enfin par une forme de modération dans l'expression et de concrétisation des bonnes intentions par l'action collective, qui nous grandissent et permettent d'évacuer le venin de la plainte perpétuelle et de l'auto-apitoiement. Faire le bien bonifie et rend heureux, se complaire dans la haine et l'impuissance entretenue rend méchant et malheureux.
Avec tout ça je n'ai pas parlé des deux ouvrages placés en exergue qui ont pourtant inspiré en partie ce texte. J'y reviendrai plus tard.