Aurélia MICHEL Un monde en nègre et blanc

Publié le par Henri LOURDOU

Aurélia MICHEL Un monde en nègre et blanc

Aurélia MICHEL

Un monde en nègre et blanc

Enquête historique sur l'ordre racial

(Points-Essais n°881, janvier 2020, 398 p.)

 

L'autrice, jeune historienne née en 1975, est maîtresse de conférence en histoire des Amériques noires à l'Université Paris-Diderot, chercheuse au Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA). Elle a notamment contribué au scénario du documentaire Les Routes de l'esclavage diffusé sur Arte en 2018, et qui m'avait beaucoup instruit sur une histoire méconnue.

 

Ce livre est une synthèse des nombreux travaux récents qui ont profondément renouvelé l'approche du sujet de la "race".

Dès son épigraphe, le cadre intellectuel de ces recherches et leur caractère tardif est bien élucidé, aussi je me dois de la citer.

"Mon point de vue est, sans nul doute, façonné par mon histoire, et il est probable que seul un individu méprisé par l'Histoire en vienne à la remettre en question. D'un autre côté, ceux qui imaginent que l'Histoire les flatte (ce qu'elle fait effectivement, ayant été écrite par eux) sont prisonniers de leur histoire, tels des papillons épinglés, et deviennent incapables de se voir tels qu'ils sont ou de changer quoi que ce soit à eux-mêmes ou au monde." (James Baldwin, "La culpabilité de l'homme blanc", Ebony, août 1965). (p 7)

Elle est utilement complétée par l'autrice dans son "Avant-propos". "Historienne blanche, cette condition, bien que j'ai compris incroyablement tard dans mon existence qu'elle était la mienne, explique ma démarche." (p 13) C'est son attribution d'un cours sur les Amériques noires à l'université en 2009 qui la conduit, au fur et à mesure de ses lectures et de ses échanges avec les étudiants, à "articuler la violence inouïe des faits avec les réflexes racistes perceptibles dans notre quotidien, sans aucun doute un héritage de cette histoire traumatique. J'ai surtout compris de quoi ces réflexes nous – les Blancs- nous préservaient : tout simplement de la conscience de cette violence proférée, terrible à assumer, et dont l'illégitimité totale ne peut être masquée que par de nouvelles violences." (p 13-4)

 

Mais au-delà (ou en deçà) de ces violences (verbales, psychologiques ou physiques), il y a la barrière du déni.

Celui-ci s'est mis en place en 1947 à partir d'une équivoque autour de la préparation de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, ainsi que le rappelle l'autrice p 9-10 : du constat établi par l'Unesco que la notion de race n'avait aucun fondement objectif, on en a déduit faussement que cette notion n'avait aucune incidence sociale et politique et que l'antiracisme pouvait se limiter au terrain moral et juridique. Or, le racisme, moralement et juridiquement condamné, continue pourtant à produire imperturbablement des inégalités et de la violence.

D'où vient ce paradoxe ? Du formidable déni d'une incommensurable hypocrisie qu'illustre parfaitement une double séquence du documentaire récent, diffusé sur France 2, le 6 octobre 2020, "Décolonisations, du sang et des larmes". On y voit le même Robert Schuman, ministre français des affaires étrangères, tenir un discours au Palais de Chaillot pour saluer la proclamation de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme en décembre 1948, puis, quelques années plus tard, au siège de l'ONU à New York, récuser le droit de regard de la communauté internationale sur la répression coloniale exercée par la France...en violation manifeste des Droits Humains universels.

C'est en toute bonne foi que la France des droits de l'homme piétine ces mêmes droits à l'intérieur de ses colonies. Un tel paradoxe doit être expliqué. Et il nous renvoie à la citation liminaire de James Baldwin.

C'est tout l'objet de cette "enquête historique" sur la genèse de "l'ordre racial".

 

Mise en place et spécificité de la "traite atlantique"

 

Toute la première partie du livre ("Esclavage et empires") revient sur la place de l'esclavage dans l'Histoire humaine. Or, "l'esclavage correspond à une telle diversité de situations que des historiens consciencieux ont souvent hésité à le définir de façon stricte."(p 34)

L'effort de l'autrice sera alors d'arriver à une forme de définition universelle. Et elle nous propose de définir l'esclavage comme l'exclusion de la filiation : l'esclave est celui qui n'a plus droit à une ascendance et à une descendance. Elle s'appuie pour cela sur les travaux de l'anthropologue Claude Meillassoux (pp 37-41).

Il en découle 3 "procédés" attachés à la condition d'esclave : "dépersonnalisation, désexualisation, décivilisation" (p 43).

Il est dès lors "facile d'imaginer comment ces trois procédés, qui constituent une violence en soi, symbolique et profonde, peuvent enclencher une spirale de violence envers la personne physique de l'esclave."(p 45)

Mais, "nous verrons aussi que la sortie de l'esclavage aura à voir avec la remise en cause de ces trois procédés, et avec la revendication des esclaves pour les mettre en échec dans la société qui les a affranchis. C'est cette menace pour l'ordre esclavagiste que l'idée de race tentera point par point de neutraliser après l'abolition." (ibidem)

On y reviendra.

Pour l'heure, constatons avec l'autrice, l'existence, en Afrique subsaharienne, d'un marché important d'esclaves en constante progression depuis l'Antiquité (pp 49-56) : "Le trafic qui articule offre et demande bénéficie d'une large région unifiée par l'islam, qui favorise, par son unité culturelle, les institutions commerciales. Par conséquent, tous les confins de ces empires (byzantin, franc, califat et sultanats) d'où sont issus les esclaves, c'est-à-dire en Europe de l'Est et du Nord, en Asie mineure et Caucase, en Afrique subsaharienne, voient leurs structures politiques et de peuplement profondément modifiées par la demande en esclaves et l'institutionnalisation du trafic." (p 56) Et, à partir du XIIe siècle, l'Afrique de l'Ouest, où cette économie de traite s'est particulièrement implantée, "devient le principal fournisseur des empires musulmans."(ibidem)

 

"Mais que s'est-il passé pour que les Européens, au cours du XVe siècle, redécouvrent l'esclavage et le déploient à une échelle inédite ?" (p 65)

En effet, alors que l'esclavage perd du terrain en Europe après la fin de l'Empire romain d'Occident, du fait du déclin économique et commercial de l'Occident, l'essor commercial du XVe siècle se traduit par les "voyages de découverte", et ceux-ci par la mise en place d'une économie de plantation. Et c'est celle-ci qui va appeler, pour des raisons avant tout économiques, au recours massif à la main d'oeuvre servile.

Cette "configuration particulière mêlant capitalisme et esclavage (...) fait de l'économie atlantique une spécificité historique , notamment par rapport à d'autre systèmes de traite qui existent dans les mêmes proportions dans l'océan indien et au Moyen Orient. La singularité atlantique ne tient pas seulement au nombre de victimes ou à la durée du phénomène (en cela la traite arabo-musulmane par l'est de l'Afrique serait plus importante), mais à la nature de sa violence, induite par le développement capitaliste de la plantation." (p 109) (NB : c'est moi qui souligne)

Car il s'agit d'une violence de masse, particulièrement brutale et traumatisante, contre laquelle les Européens vont développer des moyens spécifiques de déni et de mise à distance qui vont, paradoxalement, enclencher une violence redoublée. Et la mise en place, à long terme, d'un racisme systémique dont nous ne sommes pas encore sortis.

Je ne résumerai pas toute la suite de cette enquête historique qui nous mène jusqu'aux années 1950. Mais je puis assurer qu'elle est à la fois rigoureuse et passionnante.

Elle met à mal bien sûr la fable républicaine de la colonisation porteuse des Lumières et de la civilisation.

Ou plutôt la schizophrénie qui y a présidé, bien résumée par Frantz Fanon à la fin des "Damnés de la terre ". Il invite ses camarades colonisés à rompre avec l'Europe. Mais de quelle Europe parle-t-il ? "De cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre ." (p 301)

Mais de cette Europe-là, ne devons-nous pas, nous aussi nous séparer ?

Et il faut en effet, tâcher "d'inventer l'homme total que l'Europe a été incapable de faire triompher." (p 302)

Or, "tous les éléments d'une solution aux grands problèmes de l'humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée de l'Europe".(p 303)

"Pour l'Europe, pour nous-mêmes, et pour l'humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf." (p 305)

Qui dira que ce programme n'est plus d'actualité ?

Cela suppose de prendre la mesure de la violence exercée par les Européens :

"Pour mesurer cette violence et la force des non-dits, nichés dans une histoire commune à tout l'Occident, il suffit de se livrer à une petite expérience : prononcez le mot "nègre" dans un espace public; que ce soit dans une salle de classe, une cour de récréation, à la télévision; les effets seront immédiats et terribles, alors même qu'il s'agit d'un mot complètement anachronique qui a été mille fois détourné de son sens premier. A titre de comparaison, dîtes le mot "serf" ou à la rigueur celui de "vilain" qui se rapportent eux aussi à des constructions historiques passées, faites de blessures, de domination, de mépris social, et vous constaterez que la charge de violence qu'ils charrient est quasiment nulle. Il y a bien dans le mot "nègre", qui est une métonymie datant de la fin du XVI e siècle associant durablement les termes d'esclave et d'Africain, une puissante actualité." (p 10)

D'où, ajouterai-je pour finir, l'hystérie "anti-racialiste" et "anti-indigéniste", abritée parfois derrière un antiracisme républicaniste-laïciste de façade, qui nourrit la résurgence actuelle de racisme face à la prise de parole noire pour mettre à jour tous ces non-dits.

Un autre compte-rendu de ce livre dans la newsletter "The Conversation" : https://theconversation.com/bonnes-feuilles-un-monde-en-negre-et-blanc-149646?utm_medium=email&utm_campaign=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2015%20novembre%202020%20-%201786417334&utm_content=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2015%20novembre%202020%20-%201786417334+CID_30371dbf2cdfc0f1f81f60513231b63c&utm_source=campaign_monitor_fr&utm_term=le%20poids%20encore%20trs%20actif%20de%20lesclavage%20dans%20nos%20socits

 

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