Deux romans sur la Chine d'aujourd'hui
LIU Zhenyung
Un parfum de corruption
roman (2017) traduit du chinois par Geneviève Imbot-Bichet
Gallimard, collection Du monde entier, février 2020, 348 p.
MA Jian
China dream
roman (2018) traduit de l'anglais par Laurent Barucq
Flammarion, 2019, réédition poche "J'AI LU" n°12 833, septembre 2019, 222 p.
Ces deux auteurs, tous deux sexagénaires, le premier né en 1958, le second en 1953, ont deux statuts bien différents.
Le premier vit toujours en Chine, où il est l'un des auteurs les plus en vue et fait partie du courant du "nouveau réalisme". Le second a quitté la Chine en 1987 et vit à Londres. Il est l'un des porte-paroles les plus important de la littérature de l'exil qui critique radicalement le régime en place à Pékin.
Or tous deux ont choisi de décrire dans leur dernier roman, sous un angle bien entendu différent, la classe dirigeante des responsables du Parti unique dans la Chine de XI Jinping.
Le roman de LIU Zhenyung inscrit cette description dans le cadre plus large d'une société provinciale (non située précisément, comme dans certains romans européens du XIXe où villes et provinces sont désignées, comme ici, par des xx).
Il commence par une histoire villageoise et populaire, "dans une province du Sud-Ouest", dont l'héroïne, ouvrière dans une usine de confection, part à la recherche de la jeune épouse disparue de son petit frère un peu empoté. Il s'agit d'une arnaqueuse qui a empoché la somme rondelette empruntée par la soeur pour l'acheter dans un village voisin. Les intermédiaires, un couple mal assorti, s'avèrent eux-mêmes dans la combine : ils avaient touché une commission. C'est l'amorce d'une aventure picaresque qui nous fait sortir de la province pour aller à quelques milliers de km et fait croiser à l'héroïne des responsables importants du Parti provincial.
L'un d'eux est le second héros que l'on suit dans une deuxième partie. Cela nous vaut, sous le mode réaliste et très terre-à-terre de l'auteur, qui en reste à des descriptions très brutes de l'état d'esprit et des raisonnements des personnages, une approche sans fioritures idéologiques apparentes de ce monde des responsables politiques locaux.
On constate donc que cette société est gouvernée par la corruption et la méfiance à tous les niveaux. Chacun se fait arnaquer à son tour chaque fois qu'il relâche sa méfiance.
Finalement, le seul élément "régulateur" apparent est l'échelon central du Parti qui lance des campagnes "contre la corruption" dont finalement les différents personnages sont les victimes. Ce qui aboutit au paradoxe d'une société intégralement corrompue dont le seul salut serait un pouvoir autoritaire et lointain....
On comprend dès lors pourquoi LIU Zhenyung, malgré la critique sociale que semble porter son propos, ne rencontre apparemment aucun problème avec les autorités.
Il corrobore en effet la représentation d'un peuple incapable de "bons sentiments altruistes" auquel le Parti doit apporter d'en haut le "supplément d'âme" qui lui fait défaut.
En même temps, il confirme l'analyse critique des dissidents qui accusent le pouvoir d'avoir acheté l'apathie politique du peuple par une orgie de consumérisme. Mais il fait bien sûr l'impasse sur tous les mouvements de révolte collective existants contre la corruption et l'impéritie de dirigeants locaux installés dans un sentiment de toute-puissance, rapporté ici à une longue tradition qui remonte à l'époque impériale.
De ces mouvements témoignent par exemple les récits rapportés de grèves et manifestations ouvrières durant la décennie 2000-2010 dans une publication de 2018 : "La Chine en grève – Récits de résistance ouvrière" (Acratie, 268 p., traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Antoine Hasard, révisé à partir de la version originale chinoise). Je ne sais pas par contre ce qu'est devenue cette "montée des luttes" depuis la prise du pouvoir par XI en 2012.
Néanmoins, voici ce que l'ont trouve sur le site en anglais de l'ONG China Labor Watch :
http://www.chinalaborwatch.org/newscast/698
China's Crackdown on Labor Activists
Wednesday, September 2, 2020
In recent years, the Chinese government has launched crackdowns on human rights activists and civil society, and labor rights activists have also been targeted. In 2018, workers at Shenzhen Jasic Technology attempted to unionize to address rights violations at the factory, and were heavily repressed by the factory and authorities. Several workers were dismissed and protests subsequently broke out. Many Marxist and Maoist university students came to support workers, forming the Jasic Workers Solidarity Group, and were later and arrested. However, the crackdown was not limited to those who had participated in protests and continued into 2019. Some have yet to be released or sentenced. For many years, labor activists have been advocating for the rights of workers, providing training and legal advice to workers, especially as the government and union officials have failed to protect workers' interests. Rights violations across factories and industries in China remain rampant.
Suit une liste de 17 activistes ouvriers détenus depuis 2018.
Ce même site rend compte d'un rapport du 14 septembre attestant le manque de sincérité d'Apple dans ses soi-disant audits de son sous-traitant chinois, Kunshan Pegatron, et attestant de la pratique du travail forcé dans cette usine. Qui peut encore acheter un produit Apple sans se poser de questions ?
Le roman de MA Jian se passe dans une grande ville baptisée Ziyang, son héros est un responsable municipal appelé MA Daode – dont un compte-rendu du livre sur le site Babelio nous apprend que le prénom, Daode, signifie en mandarin "éthique" ou "morale", ce qui m'amène à suggérer qu'on aurait pu le traduire par " MA Lhonnête", ce qui aurait peut-être mieux rendu compte de la volonté satirique de l'auteur...
MA Daode, dans la droite ligne de l'orientation suggérée par le nouveau secrétaire général du Parti, XI Jinping, également Président de la République et de la Commission militaire centrale, explicitement cité, est bombardé chef d'un nouveau service : le Bureau du Rêve Chinois.
Le nouveau dirigeant n'a-t-il pas exprimé, dès son arrivée au pouvoir en 2012, le souhait de porter un "rêve chinois de renouveau national" ?
Tout le roman est donc porté par le projet de Ma Daode de donner un contenu à cette orientation. Cela passe à l'évidence par l'effacement de la mémoire des "mauvais souvenirs" au profit de la perspective radieuse offerte par le Parti.
Hélas, MA est obsédé, et de plus en plus tout au long du récit, par le souvenir traumatique de sa jeunesse de Garde rouge lors de la Révolution culturelle de 1966-76 : un épisode tout aussi tabou dans la Chine d'aujourd'hui que celui de la répression de Tiananmen en 1989.
On apprend au passage toutes les turpitudes d'un haut cadre tel que lui, en opposition complète avec le discours officiel : corruption, maîtresses multiples.... Et bien sûr tous les ressentiments et règlements de compte liés à la lutte incessante pour le pouvoir et aux épisodes occultés du passé.
On voit aussi la persistance de la culture traditionnelle : recours à un mage taoïste, ce qui de la part d'un marxiste-léniniste pur et dur semble paradoxal, culpabilité liée à l'enterrement anonyme de ses parents et à l'inaccessibilité de leurs cendres...
Je note que MA Jian, né en 1953, a le même âge que XI Jinping, et a donc, tout comme lui, vécu la Révolution culturelle "aux premières loges". Toute cette génération est à l'évidence traumatisée par cette histoire ultra-violente vécue lors de son adolescence. Mais elle n'en a pas tiré les mêmes leçons...
Très curieusement, MA Jian est l'homonyme de l'ancien patron du contre-espionnage chinois récemment condamné pour corruption : ces procès ciblés permettent à XI d'éliminer de possibles concurrents, comme on l'a vu avec l'affaire BO Xilai, mais aussi de paraître aux yeux du peuple s'attaquer à ce mal pourtant consubstantiel au Parti unique.