Emancipations ouvrières et féminines
Michelle Perrot
Mélancolie ouvrière
Grasset, 2012, 185 p.
Le livre a été réédité en 2014 en Points-Histoire, et suite à son adaptation en téléfilm par Gérard Mordillat en 2017 pour Arte, sa couverture reprend une image de ce film où Virginie Ledoyen joue le rôle principal.
La collection "Nos héroïnes" créée et dirigiée par Caroline Fourest et Fiammetta Vener chez Grasset, dont il fut le premier titre, a semble-t-il cessé d'exister après la parution de trois autres titres : "L'idée d'une tombe sans nom" de Sandrine Treiner, sur la vie d'une révolutionnaire juive méconnue disparue dans la Grande Purge stalinienne de 1937-8, Manya Schwartzman, paru le 9-10-13; "Noire" de Tania de Montaigne, sur la vie de Claudette Colvin qui initia le combat contre la ségrégation dans les bus aux Usa, paru le 25-3-15; et "Prisonnière du Levant de Darina Al Joundi, sur la vie de May Ziadé, "égérie de Khalil Gibran", enfermée en asile psychiatrique, paru le 31-5-17.
C'est fort dommage, car le concept était bon : sortir de l'oubli des femmes remarquables qui n'ont pourtant pas manqué...
Ce livre-ci concerne une militante syndicaliste ouvrière du début du XXe siècle, dont il n'est resté que fort peu de chose en-dehors d'un article remarquable paru dans la revue "Le mouvement socialiste" d'Hubert Lagardelle en 1908.
Francine Muel-Dreyfus dans "Travail, genre et sociétés "2013/1 (n° 29), pages 234 à 236 , résume excellemment les enjeux de ce livre :
"Michelle Perrot nous précise que le nom de Lucie Baud était apparu pour la première fois dans la somme pionnière de Madeleine Guilbert Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914, Editions du cnrs, 1966, pp. 119, 306. : elle fut déléguée au sixième Congrès fédéral du textile tenu à Reims en 1904 en tant que secrétaire du syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie de Vizille. Mise à part la Fédération des tabacs, la présence de femmes déléguées est très faible dans les congrès syndicaux avant 1914 et, généralement, elles résident dans la ville où ils se déroulent. Lucie Baud fait donc figure d’exception, venue de si loin pour y prendre la parole, d’autant plus que sa contribution sur le déroulement et les acquis de la grève fera plus tard l’objet d’une publication dans la presse ouvrière nationale où les écrits féminins sont rarissimes.
En 1978, dans un numéro du Mouvement social consacré aux « Travaux de femmes dans la France du xixe siècle », Michelle Perrot avait réédité le témoignage écrit de Lucie Baud en centrant sa brève présentation sur les conditions des luttes et en s’interrogeant : « Ce texte de 1908 est la dernière trace que l’on ait d’elle. On aimerait savoir ce qu’elle est devenue ».
(...)L’historienne des luttes ouvrières et féminines nous entraîne dans une enquête de terrain très singulière, guidée par un historien local, instituteur à la retraite, familier des archives de l’Isère, Gérard Mingat, qui avait connu Lucie Baud par Le Mouvement social et a reconstitué sa généalogie, retrouvé ses descendants et quelques photos, animé par son indignation devant l’oubli d’une des premières syndicalistes françaises (Gérard Mingat, « Lucie Baud (1870-1913). Une ouvrière en soierie du pays vizillois », La revue des Amis de l’histoire du pays vizillois, 2006, pp. 35-54.). Le cheminement conjoint de ces deux historiens, leurs échanges et leurs marches dans les villages et les bourgs du Dauphiné n’est pas le moindre charme de ce livre.
Sur leurs pas, nous nous heurtons à l’absence de traces, à la disparition des bâtiments, maison, usines, hospice, aux transformations profondes du paysage. Comment parler de Lucie, faire revivre son histoire ?"
(...)
"Comme les autres filles de petits paysans, Lucie, née en 1870, fréquente l’école religieuse qui a la faveur des familles et des notables et prépare en quelque sorte à l’entrée dans l’usine toute proche. Elle est embauchée à douze ans comme apprentie dans la maison Durand frères, où sa mère était employée, l’une des plus importantes soieries du canton où travaillent 12 à 13 heures par jour 600 ouvrières en majorité internes. « Près de 200 000 jeunes filles ont transité dans ces “couvents soyeux” » dont le nombre ne déclinera qu’entre les deux guerres (p. 66). À l’entrée de l’un d’entre eux on pouvait lire : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice. Le reste vous sera donné de surcroît ». C’est l’Ordre de la Sainte Famille qui gère l’internat Durand « ces dortoirs infects où s’étiolent de malheureuses jeunes filles, arrachées à leurs familles par des promesses menteuses et qui sont enfermées là comme dans une prison », écrira plus tard Lucie Beaud (p. 182). Il semble probable que la jeune Lucie, placée sous la conduite (et sous la protection ?) de sa mère et habitant sur place, ait échappé à l’internat et on peut penser que cette distance relative à l’usine vécue comme « institution totale » est un des éléments qui ont favorisé son regard critique et son engagement dans la lutte. Dans son récit, elle consacre une large place à ces « bagnes », souligne les améliorations apportées aux dortoirs, l’assouplissement de leurs horaires, parfois même leur fermeture, et les considère comme des acquis importants des luttes auxquelles elle a participé.
À 18 ans, en 1888, Lucie Baud entre comme ouvrière dans la maison Duplan, située aussi à Vizille, où elle fondera le syndicat en 1902 et sera une des meneuses de la grève de 1905. Renvoyée comme la plupart des membres du syndicat, elle déménage pour Voiron où elle embauche en 1906 dans une usine de 1 500 tisseuses de soie dont « à peine une centaine étaient syndiqués » (p. 178) et où elle participe à l’organisation de la grève qui débute peu après et s’élargira à toute la région, soutenue par les syndicats de Grenoble et Lyon."
(...)
Après le 1er mai 1906, la grève de Voiron s’effiloche et bientôt c’est le renvoi massif des grévistes et l’embauche de nouvelles ouvrières ; un syndicat féminin chrétien réformiste va naître très vite. En septembre, Lucie Baud se tire trois balles de revolver dans la bouche ; on ne sait pas grand-chose de sa vie jusqu’à son décès en 1913, sinon qu’elle écrira le texte qui nous est parvenu."
A partir de ces éléments, on ne peut que conjecturer :
"Bien des raisons peuvent être avancées du suicide raté de Lucie Baud, raisons d’ordre privé, familial, économiques, mais aussi raisons qui tiennent à son engagement public dans ces affrontements très durs de Voiron. Michelle Perrot nous rappelle combien la position sociale des femmes meneuses était ambiguë, toujours soupçonnées d’avoir transgressé les frontières, d’avoir menacé non seulement l’ordre social mais l’ordre symbolique. Sa solitude est à la mesure de son investissement total dans une grève vite relue comme une aventure irresponsable ; elle tient aussi sans doute au départ des syndicalistes venus aider à l’organisation parmi lesquels Charles Auda, responsable de la Fédération lyonnaise du textile, qui, comme elle, a pris la défense des ouvrières italiennes, ces étrangères parias de l’usine mais aussi du mouvement syndical. C’est aussi de Lucie Baud que parle Georges Navel : « Il y a une tristesse ouvrière dont on ne guérit que par la participation politique »(Georges Navel, 1969 [1945] Travaux, Paris, Stock, p. 240.)
J'ai beaucoup apprécié cette lecture, entamée après avoir vu le téléfilm de Gérard Mordillat : elle remet en place les zones d'ombre que le film efface avec une fausse évidence.
Elle pose tout de même en filigrane la question des limites du syndicalisme révolutionnaire de ces années héroïques de 1900 à 1914. Si comme le dit Michelle Perrot dans sa somme référentielle : « Dans la vie grise de ces femmes, la grève revêt souvent l’allure d’une fugue, d’une fête […]. La grève c’est, d’abord, l’échappée-belle »(Michelle Perrot, 1974, Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Mouton, Paris, La Haye, p 549 (rééd. Ehess, 2001), la question de l'échec ne peut être éludée. Et donc celle des moyens de dépasser cet échec. Pour allier radicalité et efficacité, le bolchévisme proposera l'organisation centralisée de révolutionnaires professionnels : on a pu en éprouver les résultats catastrophiques, tant du point de vue moral que politique.
Car on ne peut séparer les moyens et les fins de l'action.
La question reste donc posée d'une radicalité efficace qui est aussi sans doute un réformisme radical.
Et c'est bien aussi celle que pose le petit ouvrage de fiction suivant que l'on m'a gentiment offert pour mes 66 ans.
Daniel de Roulet
Dix petites anarchistes
Libretto, n°679, mars 2020, 148 p.
Ici nous sommes clairement dans la fiction, et pourtant l'auteur s'autorise à introduire des personnages réels, tel le célèbre militant et théoricien anarchiste Erico Malatesta, sur fond de naissance du mouvement parmi les ouvriers horlogers du Jura suisse dans les années 1870. Le récit nous entraîne jusqu'en 1910 à Montevideo (Uruguay) à travers la migration de dix jeunes ouvrières horlogères anarchistes, portées par l'essor du mouvement dans ces années-là.
Il s'agit bien de ressusciter l'élan qu'a connu le mouvement anarchiste dans cette période d'essor du mouvement ouvrier dans son ensemble.
Nos jeunes ouvrières s'émancipent de la religion, de la famille patriarcale et du salariat : pour cela, l'émigration collective est la voie choisie.
Ce sont toutes les péripéties de cette émigration qui nous sont ici contées sous un mode optimiste : malgré les coups, on garde toujours le moral et ses convictions entières.
C'est en effet roboratif, et on ne demande qu'à y croire.
Et puis, au sortir de sa lecture, on reprend le "Maitron des anarchistes" (Editions de l'Atelier, mars 2015, 862p.), et, en le feuilletant, on se souvient que beaucoup de militants de cet âge héroïque ont abandonné leur militantisme ou ont changé de voie, et que le mouvement anarchiste a carrément failli disparaître entre 1920 et 1968. Mais surtout, s'agissant des femmes, que le féminisme a mis aussi longtemps à s'imposer au sein de ce mouvement que dans les autres branches du mouvement ouvrier, comme le montre bien l'exemple précédent de Lucie Baud...