Alexandre Lévy Carnets de la Strandja. 1989-2019 d'un mur l'autre

Publié le par Henri LOURDOU

Alexandre Lévy Carnets de la Strandja. 1989-2019 d'un mur l'autre

Alexandre LÉVY

Carnets de la Strandja

1989-2019 d'un mur l'autre

(Buchet-Chastel, avril 2019, 264 p.)

 

Comme son patronyme l'indique, Alexandre Lévy est d'origine juive, mais, comme il ne l'indique pas il est aussi d'origine bulgare, pays où il a passé une bonne partie de son enfance et de son adolescence, dans les années 70-80, avant que sa famille n'émigre en France pour ce qui le concerne, après avoir fait son service militaire à la frontière turque, et en Israël pour ses parents, en 1991, après la chute du régime communiste.

Il est aujourd'hui journaliste, un temps correspondant à Sofia du quotidien suisse "Le Temps", il est rédacteur en chef du magazine "Books", après être passé par "Le Monde " et "Courrier International".

La Strandja est la région frontalière avec la Turquie, au Sud-Est de la Bulgarie, une région en fait transfrontalière (elle porte le même nom côté turc), sauvage et peu peuplée, qui comporte le plus grand parc naturel de Bulgarie, et constitue un territoire dédié à la chasse.

C'était, au temps du "rideau de fer", une voie très surveillée pour empêcher l'émigration illégale de "l'Est" vers" l'Ouest". C'est devenu, depuis 2016 surtout, une frontière aussi très surveillée pour empêcher l'immigration illégale du "Sud" vers l'UE.

 

Ces "Carnets" racontent les rencontres successives de l'auteur dans cette région dans sa jeunesse (service militaire, en 1988-89), puis lors de divers reportages, essentiellement en 2016 et fin 2018.

Ils tracent ainsi le portrait d'une Bulgarie méconnue, en revenant notamment sur son histoire à l'époque communiste, et aident à mieux comprendre les errements et les limites de la politique migratoire de l'UE, ou de ce qui en tient lieu.

 

Sur le caractère difficile du contexte local, un article du site du Conseil de l'Europe nous donne une première idée : Il s'agit d'un projet avorté de développement local. https://www.coe.int/fr/web/culture-and-heritage/ldpp-bulgaria

On voit donc qu'on a ici affaire à la région la plus pauvre du plus pauvre pays de l'UE. Donc une région qui finit de se vider de ses habitants.

Sa transformation en région barrière de l'Europe forteresse ne va pas inverser la tendance, loin de là.

Tous ceux qui, attirés par son côté sauvage et beau, lui avaient imaginé un avenir touristique, sont en train de déchanter.

Car, aux zastava de l'époque communiste, postes-frontières militarisés aujourd'hui démantelés, ont aujourd'hui succédé les clôtures de barbelés équipées de caméras thermiques de l'agence Frontex, commencées en 2013 et quasi terminées depuis fin 2016.

Cela ne supprime pas pour autant les tentatives de passage, mais cela les a fortement handicapées. D'autant qu'à cet équipement ultra-moderne, il faut joindre "le secret le mieux gardé de la Strandja" : "La plupart des migrants étaient effectivement appréhendés, refoulés sans ménagement vers la Turquie et quasi systématiquement dépouillés de leur argent. Officiellement, ils n'avaient jamais mis le pied sur le sol de l'UE et la Bulgarie n'avait pas à expliquer leur sort. L'action se déroulerait la nuit, dans des camions bâchés de l'armée.(...) Ceux qui passent entre les gouttes, une petite centaine par semaine, profiteraient de la complicité rémunérée de certains gardes-frontières." (p 51)

Mais avant cela, la Strandja a connu l'afflux de 2015-2016.

 

A l'époque, pour en savoir plus, Alexandre Lévy utilise ses deux contacts dans la région depuis 2009, les journalistes Atanas Tchobanov, ancien camarade de fac de 1989, émigré en France comme lui et retourné au pays dans les années 2000, et Assen Yordanov , installé dans la Strandja depuis les années 80, qui ont créé ensemble le site d'investigation "Bivol" ("Le buffle").

Car il souhaite aller au-delà de ce qui émerge alors dans les média dominants : une réaction xénophobe glaçante incarnée par les figures des "chasseurs de migrants". "Ils ont surgi de nulle part pour, en quelques semaines, devenir de véritables héros du petit écran prenant entre leurs mains velues non seulement la "défense de la frontière" mais aussi tout le débat sur la question de l'accueil des demandeurs d'asile." (p 116)

On est au printemps 2016. "Pour la troisième année consécutive, la Bulgarie fait face à un "pression migratoire" exceptionnelle : quelque 30 000 personnes sont arrêtées pour avoir franchi illégalement la frontière ; presque autant passent entre les gouttes. Pour ce petit pays des Balkans, le plus pauvre de l'UE, c'en est trop.(...) Mais rien n'y fait, les migrants – ou plutôt une petite partie d'entre eux en comparaison de l'exode méditerranéen – continuent d'emprunter cette ramification terrestre de la "route balkanique" qui leur évite un passage court -mais périlleux – par la mer. Plutôt que par des familles, cette route semble privilégiée par des hommes seuls, très jeunes, essentiellement originaires de l'Afghanistan, du Pakistan, et, parfois, d'Iran. Des familles de Syriens et d'Irakiens continuent également de tenter leur chance par la Bulgarie, mais il s'agit, pour la plupart, de Kurdes ethniques, très pauvres, et, là aussi, peu nombreux."(p 117)

 

Dans une situation tendue, où les centres d'accueil sont pleins et le gouvernement conservateur de Boïko Borissov accusé d'inaction et de complicité avec Angela Merkel, apparaissent ces personnages médiatiques des "chasseurs de migrants", dont les "exploits" illégaux sont régulièrement blanchis par la justice.

Dans un pays où le passé totalitaire est encore présent, certains voient dans leur émergence une opération des services spéciaux, pour "reprendre la main" sur une opinion chauffée à blanc.

En réalité, le caractère disparate des fameux "chasseurs de migrants" plaide plutôt pour la saisie "d'opportunités" de la part des autorités.

En effet, le plus médiatique des "chasseurs", Dinko Vulev, propriétaire d'une vaste casse auto spécialisée dans les camions et les autobus à Yambol, ville au Nord de la Strandja, s'avère comme le parfait histrion, tellement rempli par son narcissisme qu'il est totalement inaccessible au ridicule de ses poses outrancières (p 122-9). Petar Nizamov "La Plume", lui, est un paranoïaque un peu tordu, issu de la pègre de Bourgas, la grande cité côtière aux portes de la Strandja, mais assez politique pour frayer avec le mouvement Pegida à Dresde, dont il anime un meeting le 3 octobre 2016 en y tenant pratiquement la vedette (p 132), puis pour s'en démarquer en dénonçant ses collègues "chasseurs" pour leurs motivations mercantiles. Lévy note que c'est assez évident pour Dinko. Par contre ce l'est moins pour le 3e "chasseur", Vladimir Roussev, alias "colonel Walter", dont le groupe paramilitaire se réclame de valeurs purement "patriotiques". Celui-ci s'avère en fait plus ténébreux que cela. A la conclusion de son enquête (p 139-151), Lévy parvient à l'hypothèse d'une personnalité un tantinet pathologique utilisée par les services russes. Ceux-ci visant juste à créer du "buzz" pour déstabiliser les gouvernements occidentaux. Il se demande aussi si ses reportages sur eux n'ont pas été instrumentalisés pour intimider les candidats à l'immigration.

 

Mais cette actualité, où affleure la corruption omniprésente en Bulgarie, renvoie à l'héritage empoisonné du communisme.

Lévy revient longuement sur cette période qu'il a lui-même vécue, dans les années 70-80, où un régime usé s'est embourbé dans l'autoritarisme militariste et le nationalisme.

Cela nous vaut des chapitres hélas très convaincants sur le service militaire de l'auteur (p 54-60, 101-115, 161-165, 202-205), les garde-frontières de l'époque et leur mémoire nostalgique (p 179-201), les ambivalences du tourisme de l'époque (p 207-220) et, en forme d'apothéose du pire, l'expulsion des Turcs ethniques de Bulgarie en conclusion de leur "bulgarisation" forcée de 1984 à 1989 ( p 221-246).

Même si d'heureuses rencontres nous prouvent l'existence d'une autre Bulgarie, ce livre nous convainc que la démocratie y reste un projet largement à matérialiser.

Heureusement, des signes récents vont dans le bon sens.

Alexandre Lévy Carnets de la Strandja. 1989-2019 d'un mur l'autre
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