Comment a-t-on pu être stalinien ? (4/4)
Annie KRIEGEL
Elle a elle aussi, comme les trois précédents témoins, écrit ses mémoires. Mais j'ai choisi plutôt de recourir à un ouvrage de sociologie politique qui s'avère complémentaire de cette démarche. Celui de Morin est d'ailleurs à mi-chemin des mémoires et de l'essai.
Celui d'Annie Kriegel, que je possédais depuis longtemps mais n'avais encore jamais lu, s'avère une analyse rigoureuse et très fine du PCF, sur la base des données disponibles en 1968-70.
Encore une fois, le positionnement politique d'Annie Kriegel après sa sortie du PCF en 1957 ne doit pas interférer dans un jugement a priori sur son travail. On sait qu'elle a "rallié le général de Gaulle en 1958", puis tenu une chronique dans "Le Figaro"...Cela ne disqualifie pas pour autant son travail d'historienne, dont la rigueur et l'honnêteté ne sont pas contestables.
Une ethnographie
L'approche adoptée par Kriegel est une approche globale qui relève de l'ethnographie. Elle distingue ainsi deux "mondes" : celui des "couronnes extérieures", qui regroupe sympathisants, électeurs et adhérents de base, et celui de "l'appareil", qui constitue le coeur du parti, avec ses "permanents", ses élus et ses dirigeants.
Cette dichotomie s'impose pratiquement d'elle-même pour une organisation qui revendique un fonctionnement centralisé, même si celui-ci a parfois des ratés, comme on le verra.
Le constat est celui d'une "microsociété close" avec le correctif que "comme toute société minoritaire, pour ne pas s'étioler et abdiquer, (elle) doit être (...) suffisamment ouverte, suffisamment agressive pour puiser à l'extérieur ce qu'elle ne fabrique pas elle-même et poursuivre le rêve de devenir à son tour majoritaire." (p 6)
La problématique n'a donc pas été de savoir "si le parti communiste avait changé, mais comment il pouvait changer" (ibidem).
Question toujours actuelle, même si, on le verra en conclusion, le PCF a prodigieusement évolué depuis 1970, au point de flirter aujourd'hui avec la perspective de sa disparition pure et simple. Rebondir est devenu pour lui une question vitale : mais comment ? Ce sera aussi l'objet de ma conclusion.
Un parti qui a loupé le rendez-vous des années 60 avec la jeunesse et avec les femmes
Dans l'analyse statistique des "couronnes extérieures" qui ouvre cette étude, je suis frappé de retrouver ce que nous avions intuitivement perçu au cours des années 70, qui furent à la fois celles de l'apogée et du début du déclin du PCF.
En effet, l'on peut constater, à travers les trois enquêtes statistiques menées par le parti lui-même sur ses adhérents en 1954, 1959 et 1966, que le % des moins de 25 ans est passé de 10,4% à 9,5%, avec une chute à 5,5% en 1959 qui s'explique très largement par la guerre d'Algérie, au moment-même où la société française est submergée par les enfants du baby boom.
De la même façon, alors que l'entrée massive des femmes sur le marché du travail s'amorce dans ces mêmes années 60, le % de femmes parmi les adhérents n'augmente que de 20,2% à 25,5%, après une première progression à 21,9%.
Mais ces données quantitatives sont largement éclairées et expliquées par les analyses de Kriegel.
Concernant les jeunes, elle pointe le paternalisme autoritaire qui caractérise l'attitude du parti : "Tant pis pour le dynamisme spécifique, le besoin d'innover, d'entreprendre et de risquer que peut nourrir un coeur d'adolescent : un apprenti communiste ce n'est pas un chercheur d'aventures, c'est un garçon qui a le goût d'apprendre auprès de bons maîtres.
"Qui aime bien châtie bien" : ce n'est pas une vue très moderne de l'éducation et cela explique sans doute la crise tenace de recrutement que connaissent les Jeunesses communistes." (p 28)
On sait également comment le parti a brisé, au cours des années 60, les différentes velléités d'autonomie de sa branche étudiante, l'UEC, au moment-même où, rappelle Kriegel, le nombre des étudiants explose de 160 000 à 640 000 entre 1961 et 1970, avec en son sein 9,9% d'enfants d'ouvriers, soit 60 000 étudiants dont la plupart ne sont plus en contact avec le PCF. Voir à ce sujet notamment les mémoires d'Henri Weber et Benjamin Stora.
Concernant les femmes, la situation n'est pas plus brillante : la conception ouvriériste du parti, refusant de faire de la jeunesse une catégorie spécifique, se retrouve à propos des femmes. Et elle recouvre, ici comme là, une adhésion de fait au patriarcat, qui les cantonne au rôle de "ménagères", d'épouses et de mères, sans en interroger la pertinence et les limites. De là les campagnes complètement décalées des années 50 contre la contraception, le % de 46% de "ménagères" parmi les adhérentes en 1966 (p 31) , et le fait, souligné par Kriegel, que les femmes communistes présentes au sommet de l'appareil sont le plus souvent des épouses de militants : "7 sur les 9 femmes membres du comité central de 1967 (ont été ou sont) mariées à des membres du comité central... "(p 34)
Ce décalage vis-à-vis des évolutions majeures de la société française, a été, tout autant sinon plus que les révélations sur les turpitudes du "socialisme réellement existant", un facteur puissant de déclin.
Encore faut-il expliquer le décalage.
Celui-ci s'explique, pour le PCF, comme d'ailleurs pour ses concurrents à gauche, par l'économisme étroit de la conception de la société : les rapports de production, réduite à la production des biens matériels, étant la base de tout, toute catégorie sociale échappant à ce paradigme est frappée d'inexistence ou de moindre existence que celles des producteurs. Dans ce schéma, la classe ouvrière est le centre de tout. Et les seuls débats possibles portent sur les contours et les limites de cette classe. Ainsi du rôle des ingénieurs, techniciens et "travailleurs intellectuels" au cours des années 60 qui opposa le PCF au PSU et fut l'objet de l'exclusion de Roger Garaudy en 1970. Débat un peu vain, comme le remarque Kriegel (p 50-54), car les fameuses "couches nouvelles" issues de la "révolution scientifique et technique" n'occupent finalement dans la société qu'une place minoritaire. Ce point n'a d'ailleurs pas fondamentalement changé.
Un fonctionnement qui exclut toute expérience novatrice
En tant que microsociété centrée sur elle-même, le parti ne peut intégrer, pour se renouveler, que ce qui est compatible avec son identité. C'est ce qui explique, aux yeux de Kriegel, le destin malheureux de la génération de la Résistance. En effet, celle-ci, c'est-à-dire, précisons-le, celle qui a adhéré sur des bases avant tout patriotiques, voire nationalistes, s'est retrouvée à partir de 1947 dans un parti internationaliste et piloté depuis Moscou, au nom de la révolution mondiale. De ce point de vue, tant Desanti que Morin ne relèvent pas totalement de cette génération, ayant eu des références politiques antérieures à 1941. Cependant, l'expérience vécue de la clandestinité et de la guerre de partisans a profondément marqué tous ces militants et dirigeants issus de l'époque : "Est-il possible de trouver là quelques éléments susceptibles d'expliquer le destin curieusement semblable dans son inachèvement de la quasi-totalité des cadres communistes que la Résistance révéla : Tillon, Casanova, Lecoeur, Joinville, Kriegel-Valrimont, Guingouin, Giovoni, Hervé, Chaintron, ou Rol-Tanguy ?" (p 73)
On remarquera la prudence de la formulation. Car il est vrai que tous ces noms ne renvoient pas aux mêmes destins : le seul point commun est en effet l'inachèvement de leur carrière au sein du parti.
On a cependant relevé, avec Morin, le fait que, pour les intellectuels du moins, l'expérience de la Résistance les a désinhibés de leur sentiment de culpabilité et de dette ouvriériste. Quant aux autres, ils ont aussi fait l'expérience d'une forme d'autonomie dans l'action qui les rendait moins flexibles à la discipline de parti.
En élargissant le propos, on peut dire que le formatage, à travers les écoles de formation du parti, constitue un moyen puissant de filtrer l'expérience militante. Il s'agit de créer des cadres de pensée qui par certains côtés constituent une forme d'émancipation intellectuelle, mais par d'autres une forme d'aliénation et de limitation qui peut conduire à la sclérose.
Aussi, bien que doté de nombreux outils intellectuels (revues, instituts, fondations), le parti a toujours eu un train de retard sur la recherche universitaire... et sur la société en général.
Et nous rejoignons ici les interrogations initiales de Kriegel : la question est moins de savoir si le PCF a changé, que comment il peut changer.
Car, indéniablement, il a changé, comme le montrent, à titre d'exemple, ces deux n° d'une de ses revues encore existante, "Les Cahiers d'Histoire" :
D'une part, la référence à Maurice Thorez a disparu. Les Cahiers sont maintenant, de façon moins agressivement identitaire, une "revue d'histoire critique", "en partenariat" avec "Espaces Marx et la Fondation Gabriel Péri" et avec le soutien du "Centre National du Livre".
D'autre part, le contenu est plus ouvert, puisqu'on y trouve une rubrique "Débats" qui accueille ici un article critique ( et fort bien venu) de Michel Deyfus, non membre du Parti, sur la façon dont la mouvance communiste "mythifie" l'histoire de la Sécu. On remarque aussi l'éclectisme du comité scientifique où l'on trouve à la fois une stalinienne non repentie, militante du PRCF, Annie Lacroix-Riz, et un refondateur, militant à Ensemble !, Roger Martelli... à côté de toujours militants du PCF.
Mais comment peut-il changer autrement qu'en remettant en cause la matrice marxiste historiciste, agonistique et productiviste qui valorise unilatéralement le sens de l'Histoire (déjà tracé), la lutte des classes (qui en serait le seul moteur) et le développement des forces productives (qui détruit la planète) ?
Et du même mouvement, en prenant enfin conscience des racines profondes du stalinisme, qui s'alimentent notamment du sentiment d'avoir toutes les réponses à des questions qui restent pourtant ouvertes et doivent être débattues largement et sans tabous : Vers quelle civilisation voulons-nous aller ? Comment éviter la violence sans écraser les conflits ? Quelle prospérité peut-on construire sans croissance ?