Pour la mémoire du Goulag (4/6) : Jacques ROSSI et Margarete BUBER-NEUMANN
Pour la mémoire du Goulag (4)
Le déni occidental, suite.
Jacques ROSSI/Michèle SARDE Jacques le Français
pour mémoire du Goulag
Le Cherche Midi, 2002, réédition Pocket n°12093, mars 2005, 490 p.
Margarete BUBER-NEUMANN Déportée en Sibérie
Prisonnière de Staline et de Hitler-1
traduit de l'allemand par Anise Postel-Vinay
préface 2004 de Judith Buber Agassi, postface 1949 d'Albert Béguin
Le Seuil, 1949, réédition Points n°1191, mars 2004, 344 p.
Margarete BUBER-NEUMANN Déportée à Ravensbrück
Prisonnière de Staline et de Hitler-2
traduit de l'allemand par Alain Brossat
Le Seuil, 1988, réédition Points n°73, avril 1995, 332 p.
J'ai découvert et lu le livre de Rossi en avril 2005. Il m'avait alors fait une forte impression : je pense pouvoir dire qu'il a marqué l'ultime étape de ma rupture définitive avec l'idéal communiste de ma jeunesse. J'avais déjà acheté et lu les courts récits de Rossi réédités en 2000 par le Cherche Midi sous le titre "Qu'elle était belle cette utopie !", et je le retrouve dans ma bibliothèque avec inséré dedans un article de "l'Express" du 14-9-2000 le présentant, ainsi qu'un article du "Monde" du 5-9-01 intitulé "L'impossible mémoire russe" consacré à la tâche difficile des historiens russes sur les 70 ans de "totalitarisme et de pathos" du communisme soviétique. Ces historiens, après "dix années de déballage confus (...) déconsidérés, démunis (...) se heurtent au conservatisme ou à l'indifférence de la société."J'y reviendrai dans une 5e et dernière note.
Quant à celui de Buber-Neumann, je l'ai lu plus tard, avec son indispensable tome 2 : "Déportée à Ravensbrück", où elle a réussi à survivre quatre ans et a noué d'indéfectibles amitiés, tout d'abord avec Milena Jesenska, qui meurt en 1944 au camp, et à laquelle elle consacrera un très beau livre, puis avec des Françaises, comme Germaine Tillion et Anise Postel-Vinay, qui va traduire ce témoignage...
Jacques ROSSI : une vie pour témoigner
Mais que dire d'abord de cette autobiographie à deux voix de Jacques Rossi ?
Une rencontre
Michèle Sarde, enseignante de français à l'Université de Georgetown de Washington depuis 1970, et écrivaine, nous raconte pour commencer sa rencontre avec Jacques Rossi en 1985 (p 11-19).
Je dois dire que j'ai été d'abord saisi par cette rencontre, et que je n'ai pu ensuite lâcher ce livre avant de l'avoir terminé.
Il frappe "avec discrétion mais avec fermeté" à la porte de son bureau de l'Université (qui est, signalons-le au passage, l'une des 15 universités les plus prestigieuses des USA, selon l'article wikipédia :https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Georgetown ). Après une journée bien chargée, elle est alors pressée de rentrer chez elle. Or, il se présente pour se "renseigner sur la possibilité de donner quelques cours de français dans notre département. " Prudente, elle tente d'esquiver sa question, et pour ne pas l'éconduire brutalement, vue sa "courtoisie très vieille France", elle lui demande de préciser ses qualifications pour qu'elle puisse le "recommander".
Il lui tend alors son CV en anglais, ils sont alors debout dans l'embrasure de sa porte, sur lequel elle jette "son coup d'oeil le plus bureaucratique". Et c'est alors qu'une ligne dans la rubrique "Éducation" attire son attention : Études de survie, Archipel du Goulag, 1937-1957.
"De stupeur, je tombai assise sur la chaise réservée aux étudiants et aux visiteurs, et je lui désignai l'autre d'un geste." (p 13)
En relisant ce CV, qu'elle a sous les yeux, elle nous fait redécouvrir l'objectif qui le débute : "Je cherche à prolonger mon séjour aux États-Unis, à travers une association temporaire avec une institution d'enseignement supérieur, qui me permettrait de gagner ma vie en enseignant et en donnant des conférences dans les différents domaines que je connais de première main. Je cherche de plus à profiter de ce sursis, dans une ambiance de liberté intellectuelle, pour mener à bien la publication d'un ouvrage de référence scientifique consacré aux camps de travail soviétiques, que je connais de première main." (ibid.)
Cet ouvrage verra le jour en 1987 dans sa première édition en russe à Londres, puis en anglais en 1989 à New York, de nouveau en russe dans une édition augmentée à Moscou en 1991, en japonais en 1996...et enfin en français en 1997 sous le titre "Manuel du Goulag" (p 17 et 465-6).
Mais revenons à cette soirée mémorable de 1985 à Washington : "Ce soir-là (...) nous avons parlé du Goulag tout de suite, tout le temps. Comme Jacques parle du Goulag, à sa manière inimitable, faite d'humilité et de panache, de lucidité et d'humour noir mordant !
Dès ce soir-là, Jacques tenta de me faire comprendre l'un des secrets de sa survie. Non, il ne se considère pas comme une victime innocente. Communiste endurci, kominternien qui accepta de collaborer activement à la destruction du monde capitaliste, il a eu la chance de trouver au Goulag l'école de la vérité. Non, le coût à payer pour avoir poursuivi une chimère n'est pas onéreux. Si on le poussait, il dirait presque merci." (ibid.)
Dix ans après : le récit d'une vie
En 1999, Jacques Rossi, devenu un auteur reconnu, revient, à 86 ans, à Georgetown pour demander à Michèle Sarde de l'aider à écrire le récit de sa vie. Il pense d'abord à un roman, car il se méfie du caractère sélectif de la mémoire et ne souhaite pas livrer sa vie privée. Mais "la force de son témoignage a rendu dérisoire toute tentative de recréation littéraire". C'est ainsi que Michèle Sarde le convainc et qu'il lui demande d'écrire un récit à partir de la "trentaine de cassettes qui constituent la base de leurs entretiens" (p 16-17).
Une jeunesse au temps du communisme conquérant
Jacques Rossi est un pseudonyme choisi en référence à celui que l'auteur, né en France en 1909, a considéré comme son père biologique, avec lequel sa mère, Léontine Charlotte Goyet (1877-1920), avait rompu (selon sa tante Marie il aurait été officier d e marine et se serait noyé, p 46) lorsqu'elle se marie avec un aristocrate polonais d'origine juive, Marcin H (nous n'en saurons pas plus), qui va élever l'enfant : il est haut-fonctionnaire dans la nouvelle Pologne indépendante après 1919.
Jacques vit ses premières années dans le nomadisme de luxe : un univers qu'il redécouvrira dans les années 1930, une fois devenu agent appointé des services secrets soviétiques, celui des hôtels prestigieux des grandes villes européennes.
Mais ces années sont aussi, de 1914 à 1918, des années de guerre, où le jeune enfant découvre les mutilés qui lui font une vive impression au jardin du Luxembourg (p 26-7).
Ce contact précoce avec les effets réels de la guerre est un élément à ne pas négliger. Dans son engagement communiste ultérieur comme dans celui de nombre des premiers communistes, le refus viscéral de la guerre est un élément très présent.
La perspective de mettre fin à toutes les guerres est un motif déterminant de l'entrée en communisme pour tous ces traumatisés de la Grande Boucherie.
Quant à Jacques, il faut attendre ses 16-17 ans, en 1926, pour que, en rupture non-dite avec son père légal, qui continuera pourtant de le protéger, notamment lors de sa première arrestation, il adhère au parti communiste polonais clandestin : "on ne se présentait pas à un parti illégal clandestin. C'est lui qui repérait ceux qu'il considérait comme aptes, et dignes. Comme dans la franc-maçonnerie. Et c'est ainsi que j'ai été contacté." (p 49)
Il est alors élève à une école d'Arts appliqués de Poznan après avoir quitté son lycée de Varsovie, où il avait des notes très médiocres, et d'où il a été renvoyé pour idées "subversives".
Suit une période d'activisme politique débridé, où il se fait prendre pour détention de tracts illégaux : après un procès qui se tient les 20 et 21 octobre 1928, il écope de 9 mois de forteresse (ce qui nous dit-il était préférable à la prison car cela permettait de garder ses droits civils, notamment celui de continuer ses études, p 60).
Il a bénéficié des services d'un avocat appointé par son père, et celui-ci vient le voir pour le convaincre d'abandonner son militantisme... Il lui répond : "Le sort du prolétariat mondial est plus important que votre carrière !" (p 61).
C'est la dernière fois qu'ils se voient.
Agent secret de l'URSS (1930-1937)
Se retrouvant à Berlin en 1929, où il poursuit mollement ses études d'art, Jacques travaille pour le KPD, mais il reçoit encore quelques subsides de sa famille (p 75).
Il est recruté en 1930 pour un travail clandestin qu'il va poursuivre pendant 7 ans : celui d'agent de liaison au service du Komintern. "Ni à cette époque ni plus tard, je ne me suis senti un espion. Ma patrie était le Bien de l'Humanité tout entière dont je servais les intérêts." (p 76)
Choisi sans doute pour les qualités suivantes : sa foi entière dans la Cause, son intelligence et sa mémoire, son apparence bourgeoise et bien élevée et sa connaissance de nombreuses langues, il ne restera cependant qu'un agent de base, se contentant de transmettre des messages dont il ignore le sens et le contenu de personnes qu'il ne connaît pas à d'autres inconnus, en respectant rigoureusement un protocole très strict et un mode de vie très compartimenté.
Sa "couverture" est la poursuite d'études à l'Ecole des Langues Orientales de Paris, c'est lui qui l' a choisie : Chinois, Persan et langues de l'Inde (ourdou et hindi). Son intérêt pour le bouddhisme, qu'il réinvestira plus tard, lui vient de là. Il poursuit ces études à Moscou, mais aussi à Cambridge, entre deux missions.
La dernière, en Espagne républicaine, fin 1937, consiste à recevoir et transmettre des messages par radio.
Il s'aperçoit, rétrospectivement, qu'il est passé, sans vraiment y prêter attention, du service du Komintern à celui des services de renseignement de l'Armée rouge (p 96) .
Rappelé à Moscou (décembre 1937)
La Grande Purge a commencé depuis plusieurs mois, mais il ne se sent ni concerné, ni menacé : n'est-il pas un militant fidèle et convaincu ?
Aussi lorsqu'il est rappelé à Moscou, au beau milieu de sa mission espagnole, il n'hésite pas une seconde à obtempérer.
Son arrestation s'opère par la ruse : il se retrouve soudain à la Loubianka alors qu'il pensait qu'on l'accompagnait pour une nouvelle mission...(p 128-9)
Jacques le Français : chemin d'une résilience
La sidération qui est la sienne mettra du temps à s'estomper, et il n'échappera à l'effondrement mental et moral qu'en se transformant en observateur attentif de tout ce qui se passe autour de lui et en faisant preuve d'empathie pour tous ceux qui partagent son sort...bien qu'il pense au départ que ce soient d'ignobles contre-révolutionnaires...contrairement à lui !
On retrouve ici les mêmes ressorts de résilience que ceux rencontrés chez Angela ROHR; avec la même circonstance "facilitatrice" : le statut d'étranger, que Rossi explique très lumineusement.
"Je me souviens de la face décomposée et meurtrie de Karlik, l'un de mes codétenus que le commissaire-interrogateur n'avait vraiment pas épargné. Au retour d'un de ces interrogatoires, il m'avait désigné au regard désespéré de ses compatriotes et avait fait remarquer que pour moi, Jacques le Français, c'était moins difficile à encaisser parce que ce n'était pas mon pays." (p 184)
La remarque va faire son chemin : "Certes il est encore bon communiste, mais il n'est pas soviétique. Cette dissociation nouvelle le conduira progressivement à la conquête de son identité nationale et culturelle. C'est parce qu'il est Jacques, un Français, qu'il ne cèdera pas au désespoir, c'est parce qu'il devient vite Jacques le Français - sans virgule - qu'il luttera pour s'en sortir et rentrer chez lui." (ibid.)
Un an et demi de préventive à la prison de la Boutyrka
Cette plus grosse prison moscovite, prévue pour 3 000 prisonniers, et qui en contient 20 000 au moment de la Grande Purge (p 164-5) , nous l'avons déjà rencontrée. Construite à l'époque des tsars, elle faisait partie de celles que Lénine, sur le quai de la gare de Zurich, avait promis à Angela Rohr d'ouvrir ... C'est là que sont passés Dimitri Vitkovski et Angela Rohr.
C'est là que sont interrogés tous les suspects afin qu'ils fassent leurs aveux avant d'être officiellement condamnés.
La torture est officiellement interdite en URSS, mais : "Entre 1917 et 1991, le commissaire-enquêteur, fonctionnaire de la police -politique ou non-, cumulait les fonctions de rassembler des informations sur les individus, appréhender les suspects, instruire leur dossier, formuler l'inculpation et présenter l'affaire au jugement, soit du tribunal, soit de la commission politique spéciale. La suspension régulière de la loi interdisant la torture évitait au commissaire-enquêteur qui y recourait de violer officiellement la loi. Lorsque, après le XXe congrès (celui du PCUS en 1956 où Khrouchtchev dénonce le culte de la personnalité et les crimes de Staline) , des millions de détenus condamnés sur des aveux obtenus sous la torture ont été réhabilités, les milliers de commissaires-enquêteurs qui les avaient torturés sont donc restés impunis." (p 178)
Nous avons là l'une des clés de la mémoire difficile du Goulag en Russie. Il en sera en effet de même pour les gardiens et tous ceux qui ont participé au système...
Quoi qu'il en soit, Rossi, comme les autres, et bien que relativement épargné en tant qu'étranger, y passe.
La forme de torture la plus pratiquée est la privation de sommeil, jusqu'à cinq ou six jours d'affilée.
Mais aussi, bien évidemment, les coups. L'objectif est de faire signer des aveux, coûte que coûte. Et, à leur corps défendant, les commissaires-enquêteurs sont tenus à une forme de rendement.
Jacques Rossi estime avoir eu de la chance : il n'a rien signé, tout comme Angela Rohr. Mais il estime que logiquement il aurait dû, comme la plupart des suspects. Car la résistance humaine à la torture a ses limites. Inexplicablement, ses interrogatoires s'arrêtent au bout de quelques mois, et il passe près d'un an en préventive sans être interrogé.(p 177-187)
Du fait de son ancienneté, ses conditions de détention s'améliorent. Et il en vient à espérer être libéré sans jugement... Mais il commence enfin à comprendre la réalité de l'Union soviétique.
En particulier, il découvre l'universalité de la toufta."Le mot toufta apparaît dès les années 20 dans le lexique des criminels récidivistes. Il vient du sigle TFT – tiajoli fizyijesky troud, travail manuel pénible – et sera "traduit" par la suite en tekhnikaoutchota trouda, c'est-à-dire technique de calcul du travail fictif.
Ce terme, insiste Jacques, recouvre une notion capitale pour comprendre l'essence du système et de l'économie soviétiques. Les idéaux marxistes-léninistes étant irréalisables, et Staline ayant décrété que cette utopie était une réalité, tout le pays est contraint de recourir à la toufta, c'est-à-dire au mensonge, pour valider les mensonges de la direction du Parti. Un des codétenus de Jacques, arrêté naguère par les nazis, puis libéré par les Soviétiques qui l'ont arrêté à leur tour, ne résume-t-il pas tout le système en lui confiant :
"-La Gestapo me torturait pour que je dise la vérité. Le NKVD pour que je mente." (p 206-7)
La condamnation
"Le 7 avril 1939, (...) Jacques est condamné à huit ans de Goulag par l'OSSO, organe extra-judiciaire de la Sécurité d'État prononçant des jugements en l'absence de l'inculpé. En même temps que la sienne 600 condamnations sont prononcées (...) Jacques partira dans le même convoi que ses 600 coinculpés vers l'est, vers la Sibérie." (p 211)
C'est pour lui une grosse déception, qui va le faire progresser dans sa prise de conscience.
Il est condamné au même titre que les autres au nom de l'article 58 ("Activités antisoviétiques"), mais lui au titre de l'alinéa 6 : "espionnage au profit d'une puissance étrangère", en ce qui le concerne, la France et la Pologne, ses deux pays d'origine.
Les prisons de transit
Embarqués dans un wagon "stolypine" (déjà rencontré lui aussi : vingt-huit détenus pour huit voyageurs assis ou 4 couchés prévus, on superposait donc 7 personnes couchées perpendiculairement sur 4 niveaux, p 223), les prisonniers font des escales sur la route vers l'est dans des prisons de transit.
"Tous les trois ou quatre jours les prisonniers (...) sont débarqués et rigoureusement désinfectés. Le service sanitaire du Goulag est bien organisé. Il a pour but de maintenir en état de travailler cette formidable main d'oeuvre indispensable à la construction industrielle de l'empire soviétique." (p 233)
Ce qui est l'occasion rétrospective de pointer les trois objectifs du système de répression : "le premier (...) était de trouver des boucs émissaires pour cette utopie qui ne se réalisait pas et dont la matérialisation reculait toujours plus au fil de l'horizon. Le deuxième était de terroriser les populations pour qu'elles filent doux. Le troisième était de faire travailler cette masse de condamnés." (ibid.)
Rossi découvre alors les autres catégories de déportés : "Dans les prisons de transit, le plus souvent, on répartit un convoi par "couleurs", c'est-à-dire qu'on sépare les détenus nouvellement arrivés en fonction de catégories : voleurs honnêtes, chiennes (truands ayant enfreint la loi du milieu), moujiks (détenus n'appartenant à aucun groupe mais connaissant la loi du milieu), et caves (individus n'appartenant pas à la pègre), afin d'éviter les rixes entre "couleurs ennemies" (...) La "couleur" désigne dans le monde concentrationnaire et dans celui de la pègre le rang dans l'ordre carcéral.(...) Il arrive cependant que ces séparations ne soient pas respectées. Elles ne le seront justement pas dans les camps, ce qui en renforce la terreur." (p 234-5)
Lorsque la séparation n'est pas faite, les "caves" sont systématiquement dépouillés de tous leurs biens par les autres...
Ainsi, Rossi arrive les mains vides à Krasnoïarsk.
Le camp de transit
"La différence entre une prison de transit et un camp de transit, c'est que (...), sous Staline, il n'y a pas de travail forcé dans les prisons (...) Le camp de transit , lui, fait déjà partie d'un conglomérat. Ainsi celui de Krasnoïarsk sur le fleuve Iénisseï est-il l'un des secteurs du vaste camp de Norilsk, que les détenus gagneront plus tard par voie fluviale. Un secteur de camp est une enceinte comprenant des baraquement pour les prisonniers, délimitée par des barbelés." (p 244)
"Pour la première fois (...), c'est à pied qu'(ils) sont acheminés de la prison de transit au camp de transit de la même ville.(...) Une colonne de quelques centaines (...) Et les vieilles, devant leurs isbas nous regardaient sans rien dire, avec intensité. Sous les tsars, la situation était identique, sauf qu'il y avait moins de prisonniers. En ce temps-là, les villageois offraient du pain, du tabac et il y avait des marques de compassion, mais le régime soviétique avait strictement interdit toute manifestation de sympathie. Alors les vieilles(..) ne disaient rien, mais leurs yeux parlaient pour elles. Elles n'ont pas eu un geste hostile alors qu'on les intoxiquait 24 h sur 24 de propagande sur tous ces "ennemis du peuple et du communisme", qui empêchaient les lendemains qui chantent." (p 245-6)
Dans ce camp on ne reste que le temps d'organiser un départ groupé par barges vers Norilsk à 2000 km au Nord.
L'ambiance y est moins rigide que dans les prisons : seule la distribution des repas est à heure fixe.
Il n'y a pas de vaisselle : chacun doit se débrouiller pour recueillir sa ration.
Puis c'est le départ dans un convoi de 2 à 3000 personnes, composé de deux barges. Un voyage de 17 jours, entassés dans une cale avec deux tonneaux juxtaposés : un pour l'eau potable et l'autre pour les latrines. Résultat : au bout de deux-trois jours tout le monde souffre de dysenterie (p 252).
Ce transport a lieu bien sûr au printemps, seule période où le fleuve est libre de glace...
Survivre à Norilsk, secteur de Doudinka
Une longue période de 10 ans pendant laquelle Rossi est mobilisé sur un seul objectif : survivre.
La première compagne des prisonniers est la faim. On peut obtenir une ration supplémentaire en travaillant davantage. "Mais le supplément de nourriture ne compense pas l'effort supplémentaire, d'où le fameux dicton goulaguien : "Ce n'est pas la petite ration qui tue, c'est la grande." (...)
A l'exténuement par le travail et la faim, s'ajoute dans ces contrées polaires la souffrance insupportable du froid." (p 276)
Et pour couronner le tout, l'expérience régulière du cachot. "On était envoyé au cachot pour la moindre bagatelle : un chef mal salué, un retard à l'appel, au coucher ou au lever, un objet inutile conservé dans sa baraque. (p 277-8)
Mais à cela s'ajoute pour Rossi "la perte irréparable de sa raison de vivre : la foi dans le système communiste." (p 280)
"Fondamentalement, la survie au camp dépend de l'astuce de chacun pour contourner les règles de la rééducation par le travail, éviter les tâches les plus dures, trouver des planques, troquer un talent, une habileté contre une dispense, un peu de beurre ou de sucre. Jacques recourt à ses talents d'artiste pour gagner un peu de pain.(...) Tirer au flanc posait quand même un dilemme quand on travaillait en équipe parce qu'on se déchargeait sur les camarades. En revanche, je n'hésitais pas à faire semblant d'exécuter un travail individuel ou à exploiter le système chaque fois que l'occasion se présentait. Je prélevais des morceaux de papier sur les sacs de ciment et quand j'arrivais à me procurer des crayons je faisais des dessins qui amusaient mes camarades." (p 283-4)
Une autre astuce consiste à se faire dispenser de travail pou raison de santé. Angela Rohr a largement évoqué ces visites périodiques où les détenus sont classés en catégories suivant leur aptitude au travail. Cela a généré de véritables épidémies d'automutilation on le sait. Mais cela peut aussi favoriser des "passe-droits" sur la base de sympathies mutuelles entre médecins et prisonniers : sur ce plan, un intellectuel polyglotte comme Rossi est bien placé. Mais il décide d'arrêter d' y recourir lorsqu'il découvre que ces médecins sont limités par un quota d'exemptions, et qu'il peut donc faire du tort à de vrais malades. (p 287)
La tentation du mouchardage : comme beaucoup d'autres, Rossi a été approché pour devenir un "mouchard". Il a refusé, ce qui lui a valu pendant cinq ans l'acharnement de son "contact" à le faire retirer de toutes les "planques" qu'il pouvait trouver. (p 293-300)
La perte de la foi communiste
Il s'agit d'un processus long et progressif, dans lequel, rétrospectivement, Rossi distingue des étapes ou des découvertes.
Ainsi, "Celle de paysans survivants de la collectivisation forcée, suscite en lui un bouleversement fait d'indignation et de compassion d'abord, puis de la honte d'avoir refusé s'ouvrir les yeux quand il était temps encore." (p 308)
Un deuxième temps fort est la période suivant la victoire de la Grande Guerre Patriotique après 1945, qui avait éveillée de nombreux espoirs chez les prisonniers politiques.
"En 1948 (...) on a (...) instauré un nouveau système de camps "spéciaux", particulièrement sévères , dans des baraques aux fenêtres à barreaux verrouillés, et on a réservé les travaux les plus durs à ceux qui - souvent à tort - avaient été soupçonnés de contacts avec l'ennemi. Sur leurs chantiers les (...) chefs d'équipe étaient des criminels récidivistes dont les rations dépendaient du rendement de l'équipe." (p 313)
Cette deuxième Grande Purge qui donne au sein des camps "le pouvoir aux voyous les plus féroces sape l'illusion déjà faible d'un quelconque processus de rééducation." (p 314)
Rempilage, rébellion, et libération
La circulaire n°224 du 22 juin 1941 reportait sine die la libération des détenus dont la peine était arrivée à échéance. C'est ainsi que les 8 ans de Rossi se transforment en 10 ans, le temps que cette circulaire soit levée, le 15 avril 1947. Mais sa libération se transforme, comme pour Angela Rohr, en assignation à résidence. Du 25 août 1947 au 20 mars 1949, il est employé à Norilsk successivement comme "ingénieur traducteur", "géotechnicien" et "photographe". (p 331)
Et c'est alors qu'appâté (le mot correspond bien me semble-t-il à la chose) par un contact avec un prisonnier français (n'oublions pas ; il est "Jacques le Français"), il tombe dans une provocation qui s'avère montée dans le cadre de la deuxième Grande Purge. Il est enfermé en prison préventive à Norilsk pendant un an et demi, à l'isolement. Il réussit cependant à entrer en contact avec son voisin de cellule; Il résiste aux tentatives d'intimidation et entame même une grève de la faim pour exiger un verdict qui se fait attendre. Il obtient ainsi d'être transféré à Krasnoïarsk...où son instruction se poursuit en préventive. Il comprend qu'on cherche à "nourrir son dossier" avec de nouvelles incriminations. Et finit par obtenir l'information qu'il a... déjà été condamné à 25 ans pour espionnage au profit de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis" (p 353-4)
Il est cependant transféré, toujours en préventive, à Irkoutsk. Avant de terminer par être incarcéré pour purger sa peine à la "prison de haute sécurité d'Alexandrovsk à quelques 70 km au nord d'Irkoutsk."( p 355).
"Dans la tradition russe et soviétique, on considérait que la prison était pire que le camp. A cause de l'isolement. Et puis parce qu'on ne voyait pas le ciel dans les prisons. Moi, je préférais la prison au camp, d'abord parce qu'il n'y avait pas de travail forcé – ça a changé depuis – et puis en prison, on pouvait lire." (p 359)
De plus, il bénéficie de ce qui, conçu comme une punition et une humiliation, a été pour lui une bénédiction : l'enfermement dans la même cellule que des prisonniers japonais.
"il découvre parmi les Japonais de cette cellule celui qui demeure encore, plus qu'un ami, un frère d'élection : Naito Misao." (p 361)
En 2000, celui-ci publiera au Japon, sous le nom de plume de Ushimura Gohsuke, un livre issu de leurs longues conversations (en russe, en anglais ou en chinois) sous le titre, traduit en anglais, "La révolution russe qui a traversé mon corps" (p 361-2)
Malgré les fréquents changements de cellule, ils resteront en relation.
La mort de Staline, en mars 1953, ne marque aucun changement immédiat dans la condition des détenus.
Le premier changement notable pour Rossi est l'accès aux crayons, qui lui permet de commencer à rédiger ses premières esquisse de fiches du futur "Manuel du Goulag"... qu'il doit cependant soigneusement dissimuler .(p 369)
Mais il n'est pas au bout de ses peines ! Bien qu'espion de l'étranger on veut lui imposer la nationalité soviétique, ce qu'il refuse par une nouvelle grève de la faim.
Il l'interrompt lorsqu'il constate qu'en face la pression se relâche nettement. Et en effet, il est transféré de prison en prison vers l'Ouest, où il constate également une nette amélioration de l'atmosphère. En 1956, au moment du XXe Congrès où Khrouchtchev va ouvrir les vannes de la "déstalinisation", il se trouve à Vladimir, à 250 km à l'Est de Moscou. (p 381)
Mais surtout, Jacques est enfin traité officiellement en étranger, enfermé avec d'autres étrangers, dont, pour la première fois, un officier Français, Lucien Goizé, arrêté par les Hongrois en octobre 1956 lors de la répression contre le gouvernement d'Imre Nagy et transféré aux Soviétiques. (p 384)
Et, comme tous les étrangers, Rossi bénéficie d'une remise de peine, "en vertu du décret du Soviet suprême du 16 septembre 1956" ( p 385)
Mais se pose encore la question de son rapatriement... Encore une longue histoire, qui passa par Moscou, puis Samarkand... et Varsovie, où il parvient enfin en février 1961. (p 429)
Il y retrouve des amis et sa famille polonaise. Mais son objectif reste de rentrer en France, la patrie de sa mère et le choix de son coeur.
Objectif qui ne sera atteint qu'en 1985. Entre-temps, il rencontre celle qu'il finira par épouser, après quarante ans de vie commune, en 2001, et qui le suivra donc en France.
Le choix de témoigner
Durant toutes ces années, il travaille à ce qui deviendra un ouvrage de référence : "Le Manuel du Goulag". Il bénéficie de sa réintégration dans le Parti Ouvrier Unifié Polonais (nouveau nom du PC) pour obtenir un poste d'enseignement de français à l'Université, qui lui permet un premier voyage en France en 1964. Il entame des recherches officielles pour un doctorat en Histoire sur "La situation du prisonnier politique sous la dictature jacobine de 1792 à 1794" qui justifie des séjours en France... où il travaille surtout à son futur Manuel du Goulag.
Et ce n'est qu'après sa retraite de l'université de Varsovie, en 1977, qu'il décide d'aller passe run an au Japon en 1979. Il ne reviendra plus en Pologne. Et il termine son existence errante en demandant en 1985 un visa d'établissement en France, une fois son manuscrit confié à un éditeur londonien.
Il se heurte alors, durant des années, à la peur des milieux intellectuels de gauche français de l'édition de voir ses écrits "récupérés" par les milieux "réactionnaires"....jusqu'en 1997 où il paraît enfin.
Soutenu par des militants d'Amnesty International, il obtient en 1990 la nationalité française sous le nom qu'il s'est choisi de Jacques-François Rossi, et vit, chichement, dans un appartement HLM de Montreuil, où il meurt le 30 juin 2004.
Il aura pu néanmoins, dans ses dernières années, témoigner comme il l'avait souhaité, de l'échec radical du rêve de sa jeunesse.
"Qui sont les responsables ? Lénine d'abord. Marx moins parce qu'il ne prévoyait pas les conséquences. Mais Lénine signait les ordres : pendre tant de paysans ...par centaines, par milliers ? Staline n'a fait que prolonger. S'il y avait un procès à faire, c'est celui du Parti Communiste soviétique, coupable de crimes à l'égard de son peuple.(...) En définitive, les crimes soviétiques n'ont jamais été publiquement condamnés comme les crimes nazis." (p 485-6)
"Il faut savoir qu'un système totalitaire ne peut pas être organisé de façon humaine. Pour le reste, l'immensité du mal oblitère toute idée de vengeance. Autant la volonté de revanche, (...) se réduit à un misérable règlement de comptes personnel, autant le combat pour éviter de répéter le cauchemar est une tâche noble."(p 486)
Margarete BUBER-NEUMANN pionnière emblématique
Une communiste allemande critique
Avec Margarete Buber-Neumann, nous n'avons pas affaire, comme avec Jacques Rossi, à une militante communiste a-critique et béate. Épouse en secondes noces du leader du KPD (Parti Communiste Allemand), Heinz Neumann, elle milite au sein de ce parti depuis 1926. Née en 1901, elle a 8 ans de plus que Rossi, donc un peu plus d'expérience. Surtout, elle partage la vie et les idées de quelqu'un qui, venu de la gauche la plus extrême du Parti, a compris le caractère suicidaire de sa tactique sectaire, sur ordre de Staline, face à la montée du nazisme : "Élu au Reichstag en 1930, en 1931, Neumann a commencé à être en désaccord avec Staline et le leader du KPD Ernst Thälmann . Neumann a estimé qu'en se concentrant sur le renversement du SPD (Parti Social-Démocrate) au pouvoir, le KPD sous-estimait le danger d'une prise de contrôle par le parti nazi . Il est défait en octobre 1932, relevé de ses fonctions de parti en novembre 1932 et perd son siège au Reichstag.(...) En janvier 1934, alors qu'il était encore un fugitif de la police allemande, Neumann est accusé d'avoir tenté de scinder le KPD, il est contraint d'écrire une "autocritique". Fin 1934, il a été arrêté à Zurich par les services d'immigration suisses et emprisonné pendant six mois, après quoi il a été expulsé. Il a été envoyé en Union soviétique, où il a été victime de la Grande Purge .
Heinz Neumann a été arrêté par le NKVD le 27 avril 1937. Le 26 novembre 1937, il a été condamné à mort par le Collegium militaire de la Cour suprême de l'Union soviétique . Il a été abattu le même jour."
C e bref résumé, tiré de sa notice wikipédia en anglais en traduction automatique ,https://translate.google.com/translatehl=fr&sl=en&u=https://en.wikipedia.org/wiki/Heinz_Neumann&prev=search
ne nous dit pas ce que furent ses dernières années en URSS. Pour cela, le premier chapitre du livre de Buber-Neumann est très précieux.
Mais un mot, avant d'y revenir, sur la situation de l'Allemagne en 1932-33. Ce qui frappe, à la lecture du témoignage d'un autre révolutionnaire critique, Hippolyte Etchébéhère, c'est l'obsession de la discipline dont font preuve les militants des différents partis, Social-démocrate, Communiste ou Nazi, et leur incapacité à se passer des directives des Chefs. Cela renvoie à quelque chose de fondamental, pas toujours assez souligné, et dont je viens d'entendre le rappel par Olivier Maurel, théoricien et dénonciateur de la violence éducative ordinaire. Il y a à cette époque en Allemagne une tradition forte d'éducation par la violence qui forge ce que Theodor Adorno a baptisé des "personnalités autoritaires". Cet élément, on le retrouve aussi en Russie où il va se déployer pleinement sous la période soviétique : pour moi ce n'est pas un hasard.
Aussi, l'itinéraire critique du couple Neumann est-il particulièrement atypique et remarquable. Cela tient, bien évidemment aux particularités de leurs origines et de leur éducation. Ils font partie de cette intelligentsia un peu artiste que le régime soviétique poursuivra de sa haine durant toute son existence, en s'appuyant sur les préjugés autoritaires d'une partie du peuple, transformés en pseudo- culture prolétarienne.
Le couple Neumann arrive en URSS en 1935. Installés à Moscou, ils sont employés, bien que "politiquement suspects", par les services du Komintern, et logés à l'hôtel Lux où ceux-ci ont leurs bureaux, aux "Éditions des ouvriers étrangers". Durant ce répit de près de deux ans (mai 35 à avril 37), Neumann est harcelé pour qu'il fasse son "autocritique" en bonne et due forme, ce qu'il se refuse à faire. Il faut dire que les faits lui ont donné si amplement raison que Staline et le Komintern vienne de changer leur ligne "classe contre classe" et d'adopter celle des fronts unis antifascistes... Mais on a toujours tort d'avoir eu raison trop tôt !
Arrestation de Heinz Neumann
L'ambiance est donc assez lourde : certains les évitent, d'autres leur tendent des pièges pour leur faire tenir des propos "répréhensibles"... Et donc, Heinz s'attend depuis longtemps à être arrêté lorsque se déclenche la Grande Purge d'avril 1937.
"La Tchistka (Épuration du Parti) avait lieu tous les deux ans dans le Parti Communiste russe. Je ne sais pas si elle avait eu autrefois une autre signification, ni si le maniement en avait été différent. Peut-être fut-elle conçue un jour pour éliminer les éléments passifs – mais, quoi qu'il en fût, la Tchistka était devenue une mesure politique destinée à maintenir les membres du Parti dans la terreur et à leur briser les reins." (p 38-9)
Or, "il n'y avait guère d'émigré à Moscou, qui n'ait eu, au cours des dix dernières années, sa "déviation de la ligne du Komintern". Avec ce genre d'accusation, le "Service des cadres du Komintern" ou la "Commission internationale de contrôle" tenait chacun à la gorge : " Dépose une déclaration satisfaisante.-Reconnais tes fautes politiques.-Suis le précepte de la "vigilance", et dénonce impitoyablement le moindre indice de réserve que tu peux observer dans l'attitude des gens que tu fréquentes, notes dans une déposition écrite toute parole de ton entourage trahissant la "déviation" : alors seulement nous serons convaincus de ta fidélité au Parti." (p 36-7)
Heinz Neumann, qui fut en son temps considéré comme le "théoricien" du KPD et fut aussi un homme d'action reconnu, ne se laisse pas impressionner. Aussi fait-il partie des premiers arrêtés.
Une attente de plus d'un an
Le résultat est l'expulsion de Margarete de leur chambre d'hôtel : elle est cependant juste "déménagée" dans une annexe de l'hôtel Lux, qui est réservée aux familles des détenus : "l'aile de la NEP. C'était une vieille petite maison qui se trouvait dans une cour derrière l'hôtel." (p 24)
Elle va passer les jours suivants à aller de prison en prison pour trouver des traces de son mari. Il s'agit de lui faire passer les 50 roubles mensuels auxquels ont droit les prévenus politiques, et ainsi lui faire savoir qu'elle n'a pas été arrêtée. Elle y rencontre des centaines de femmes qui, comme elle, font la queue, pour s'entendre souvent dire, comme elle : "Il n'est pas ici". (p 27)
Enfin, au bout de plus de quinze jours, son argent est accepté : il est à la Loubianka.
Cependant, Margarete n'a plus de travail : il va lui falloir trouver des ressources pour vivre et continuer à l'aider. Elle va, comme beaucoup d'émigrées dans son cas, dont le nombre à "l'aile de la NEP" augmente de jour en jour, vendre tous les objets de valeur qu'elle possède au marché aux puces (p 33) : "Phonographes, appareils photographiques ou postes de TSF, puis les livres et enfin les vêtements."
En septembre, sa voisine de chambre, une polonaise de 60 ans, est arrêtée à son tour : "Cette nuit-là on avait arrêté toutes les "femmes de détenus" polonaises." (p 41)
"A la fin de septembre, je reçus la communication écrite de mon exclusion du Parti communiste allemand. Les raisons n'étaient pas indiquées." (ibid.)
Quelques jours plus tard , l"administration de l'hôtel Lux ordonne à une dizaine de femmes, dont elle, d'évacuer leur chambre car elles ne sont plus employées du Komintern. Devant leur refus, elle les traduit devant un tribunal. Et là, ô miracle, le procès étant public, et Margarete ayant exposé la situation elle-même, sans traducteur, malgré son "mauvais russe", le juge ordonne le maintien dans les lieux sans paiement de loyer (p 42-3).
Au début de l'hiver le commandant du Lux, pour se venger, fait déménager Margarete et une autre Allemande, Charlotte Schekenreuther, dans une chambre isolée au-dessus d'un atelier et sans chauffage central. Elles bénéficient cependant de l'aide d'une famille russe voisine, dont la mère de famille les fait bénéficier de son intercession pour éviter de se faire rouler au marché aux puces. Le père, ouvrier métallurgiste, est un vieux bolchévik, mais malgré cela la famille avec ses trois enfants a du mal à joindre les deux bouts.
Juste avant les fêtes commémorant la "Révolution d'octobre", la porte de communication entre "l'aile de la Nep" et l'hôtel Lux est murée : "Les familles de détenus devaient maintenant traverser la cour et n'avaient plus le droit d'utiliser la salle de bains." (p 47)
Enfin en décembre, pour la première fois le pécule qu'elle verse à la Loubianka pour son mari lui est refusé : "jevo nieto" ("il n'est pas là").
Commence alors un nouveau périple pour le retrouver...
En janvier 38 le NKVD vient chez elle pour "confisquer les biens de Heinz Neummann": elle y perd sa machine à écrire, dernier instrument qu'il lui restait pour pouvoir gagner de l'argent (p 49).
C'est l'époque où le bruit court de l'arrestation de Jéchov (Iéjov), chef de la police politique (NKVD) , et certains commencent à espérer la fin de la Grande Purge...Mais les arrestations reprennent de plus belle.
Durant ces longs mois, Margarete survit grâce à l'aide de sa soeur, réfugiée à Paris, avec laquelle elle a réussi à correspondre en se faisant adresser ses courriers et colis en poste restante avec de fausses adresses d'expéditeur. Elle tente de faire intervenir pour elle le consulat de France pour lui faire obtenir un titre de séjour provisoire en France. Elle réussit grâce au sauf-conduit du consulat à se faire établir un permis de séjour de 12 jours...Mais celui-ci n'est jamais validé.
Enfin, le 19 juin 1938, elle est arrêtée : elle découvre en lisant le mandat d'arrêt que celui-ci avait été établi... le 15 octobre...(p 52-3)
La fin de l'histoire
Je passerai à présent sur la suite, déjà largement connue, des conditions de vie au Goulag comme dans les camps nazis.
Qu'il suffise ici de dire que Margarete est livrée en février 1940 à la Gestapo, après plus d'un an passé à Karaganda en Sibérie occidentale, dans le secteur de Bourma.
Elle aboutit à Ravensbrück, où, ostracisée par les communistes "dans la ligne" en tant que "trotskyste" (ce qu'elle n'a jamais été), elle se fait cependant de nombreuses amies, ce qui lui permet de survivre. Sa sortie de Ravensbrück est elle-même une épopée, car, pour échapper au NKVD, elle fuit vers l'Ouest pour retourner chez sa mère en Bavière.
En chemin elle croise d'anciens "camarades" dans le Mecklembourg qui lui offrent de l'accueillir, elle et sa compagne d'échappée Emmi : au départ elle se méfie, mais, conquise par leur gentillesse, elle découvre que ce sont des communistes "dissidents". Et "un sentiment de bonheur tel que je n'en ai pas connu depuis longtemps m'envahit" ("Déportée à Ravensbrück", p 273).
Elle peut enfin raconter sans crainte tout ce qu'elle sait de la vraie URSS.
S'ensuit une passionnante discussion sur les responsabilités historiques des uns et des autres dans l'avènement du nazisme : "la faillite du SPD ne date pas de 1918 mais de 1914. Mais cela ne nous décharge pas pour autant de toute responsabilité. Nous n'aurions pas dû nous contenter de croire, de nous plier à la discipline du Parti – nous aurions dû taper du poing sur la table. Quand je repense au fameux "plébiscite rouge" ! Cela me donne vraiment envie de vomir !" (p 275)
"Plébiscite rouge" : référendum organisé le 9 août 1931, à l'initiative des partis conservateurs allemands et des nazis, visant au renversement du gouvernement social-démocrate de Prusse. Les communistes s'y rallièrent sur ordre de Staline. (Note du traducteur, p 328).
Cette dernière anecdote résume à mes yeux l'essentiel. C'est-à-dire la nécessité d'un libre-arbitre et d'une réflexion personnelle auxquels, je l'espère, cette note de lecture aura contribué.