Gitta SERENY Dans l'ombre du Reich

Publié le par Henri LOURDOU

Gitta SERENY Dans l'ombre du Reich

Gitta SERENY

Dans l'ombre du Reich

Enquêtes sur le traumatisme allemand (1938-2001)

traduit de l'anglais par Johann-Frédérik El Guedj

PLEIN JOUR, 2016, 522 p.

Droits humains et crimes contre l'Humanité : sortir du déni.

 

 

Ce livre est à mes yeux le plus fort que j'aie lu sur le sujet. Il s'inscrit après plusieurs lectures très stimulantes sur la question des traumatismes collectifs et de la mémoire : le petit livre de Philippe BRETON "une brève histoire de la violence", qui m'a apporté le concept d'onde traumatique, ceux de Timothy SNYDER "Terres de sang", sur ces territoires doublement traumatisés de la frontière entre Russie et Empires centraux de 1918 à 1945, de Benjamin STORA

sur la mémoire de la Guerre d'Algérie, entre autres... Et, tout dernièrement les livres de Géraldine SCHWARTZ "Les Amnésiques" qui aborde directement le problème du déni à propos de l'Allemagne nazie, de Philippe SANDS sur la genèse des concepts de "crime contre l'humanité" et de "génocide" et de Didier EPELBAUM sur la prétendue "banalité du mal".

On aurait tort de croire que cette question se limite au nazisme. C'est pourquoi les leçons apportées sur ce cas par Gitta SERENY, comme par Géraldine SCHWARTZ, me semblent précieuses.

Car elles concernent au moins deux autres cas de dénis contemporains qui me touchent de près...moi et des millions d'autres. Il s'agit de celui des crimes contre l'humanité du colonialisme et du communisme. Et ces dénis, toujours à l'oeuvre, continuent d'empoisonner notre présent et continueront d'obérer notre avenir si nous n'y mettons fin.

 

Les crimes nazis et la sortie allemande du déni

 

Un des aspects les plus intéressants de ce livre est la datation chronologique rigoureuse de ses différents écrits adoptée par l'auteure. Car il montre bien ce que l'on pourrait appeler "le travail du temps", à mettre en rapport avec les notions de mémoire et d'onde traumatique.

 

Une histoire personnelle de la découverte du nazisme

 

Gitta SERENY adopte également un point de vue qui me semble également très fort en partant de son vécu personnel et donc en explicitant très clairement "d'où" elle parle.

Ainsi, elle note, en 1995, son premier souvenir personnel sur le nazisme, datant de l'année de ses 13 ans, en 1934 : revenant vers Vienne de son pensionnat anglais, son train tombe en panne à Nuremberg (p 23)...au moment où se tient dans cette ville le congrès annuel du parti nazi.

Et elle fait l'effort méritoire de se remémorer son enthousiasme, alors qu'elle est invitée à y assister par la Croix rouge allemande qui l'a prise en charge : "Je fus subjuguée par la vision de ces cohortes de militants défilant dans une symétrie parfaite, par les nombreux enfants, par les visages joyeux qui m'entouraient, et les rythmes, les sons, la solennité des silences, les couleurs des drapeaux, la magie des éclairages (...) Tour à tour rivée à mon siège ou debout, hurlant de joie avec des milliers d'autres participants, j'étais ravie." (p23)

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Quelque temps plus tard, revenue dans son collège anglais des Kent Downs, elle doit faire une rédaction sur sa "plus belle journée de vacances".

"Qu'aurais-je pu raconter d'autre, à moins de 14 ans, que mon expérience à Nuremberg ? Bien qu'elle n'eût pas retenu ma rédaction pour une lecture à haute voix devant la classe (...) mon professeur, Miss Hindley, me félicita : c'était du "très bon travail".(...) C'était une jeune femme d'un peu plus de 20 ans, menue, délicate et assez timide, au joli teint d'Anglaise. Je la considérais comme une merveille d'érudition et de maturité.(...)

"Je crois qu'il vous faut comprendre ce que vous avez vu là-bas, me suggéra-t-elle. Toute personne qui vient de votre région du monde se doit de le comprendre."

Et elle me tendit un livre.

"Lisez ceci. En tout cas allez aussi loin que vous le pourrez."

Ce livre c'était "Mein Kampf", et j'allais en effet aussi loin que je pus. Des années plus tard, quand des gens m'avoueraient avoir trouvé "Mein Kampf" illisible (...), je ne comprendrais pas ce qu'ils voulaient dire. C'était une lecture pénible, certes; j'en sautais de longs passages, et j'aurais préféré qu'il comptât moins de paragraphes. Mais je saisis la teneur des propos de l'auteur et, surtout, je compris que sa vision d'une nouvelle Allemagne et d'une nouvelle Europe ne pourrait se réaliser sans une guerre.(...) Je ne connaissais rien à la politique et presque rien à la géographie, à l'histoire torturée de l'Europe de l'Est, mais il me semblait évident qu'aucun pays ne renoncerait volontairement à une partie de son territoire. Qui pouvait en douter ?

Je ne savais presque rien non plus de l'antisémitisme.

"Pourquoi parle-t-il tout le temps des Juifs ? demandais-je à Miss Hindley en lui rapportant l'ouvrage.

-Il les hait." (p 24-25)

 

Elle en resta là, sans plus approfondir la question. Revenue à 16 ans à Vienne, dans sa famille de la bourgeoise intellectuelle et artistique, elle étudie le théâtre et retrouve une "vie d'innocence et d'insouciance"(p 27).

C'est avec l'Anschluss de mars 1938, elle a lors 17 ans, que le nazisme se rappelle à elle.

Sa meilleure amie découvre avec horreur que son père est nazi : "Ils me l'ont annoncé ce soir. Il l'était déjà de puis des années en secret. Il m'interdit d'adresser la parole à un Juif au collège, et il m'a prévenue que de toute manière – sa voix me parut plus éteinte encore – les locaux seront "désinfectés" de fond en comble. Qu'est-ce que je vais faire ?" (p27)

Un an plus tard, cette amie, alors âgée de 18 ans, s'enfuit de chez elle à la faveur de sa nouvelle notoriété d'actrice.

Cependant, Gitta Sérény ne nous cache pas l'enthousiasme général et l'espèce d'anesthésie qui la saisit alors : elle va comme des milliers de Viennois écouter Hitler trois jours plus tard au pied du balcon de l'Hôtel Impérial et s'abandonne à l'émotion collective. Celui-ci dans son souvenir ne tient aucun propos outrancier et se contente de féliciter les Autrichiens d'avoir si bien accueilli les Allemands.

Toutefois, dès le lendemain, sortant en ville avec son amie Elfie, elle tombe sur "un groupe d'hommes en uniforme, avec des brassards à croix gammée, entourés de Viennois souvent hilares" et "au milieu de la foule, une dizaine de personnes d'âge mûr, des hommes et des femmes, à genoux, récurant la chaussée avec des brosses à dents. Je reconnus parmi elles le docteur Berggrün, notre pédiatre, qui m'avait sauvé la vie quand, à 4 ans, j'avais été atteinte de diphtérie (...) Je demandais à (un) homme en uniforme ce qu'ils fabriquaient là. Etaient-ils devenus fous ?

"Comment osez-vous ? hurla l'un d'eux.

-Vous, comment osez-vous ?" hurlais-je à mon tour, ajoutant que l'un des hommes qu'il humiliait était un grand médecin, un sauveur de vies humaines.

D'une beauté plus saisissante que jamais, Elfie se dressa et, de sa voix travaillée, claire comme un carillon, s'écria :

"C'est cela que vous appelez votre libération ?"

Ce fut extraordinaire : en moins de deux minutes, la foule goguenarde s'était dispersée, les nervis en chemise brune avaient déguerpi, et les "nettoyeurs des rues" s'étaient volatilisés.

"Ne refaites jamais ça, nous ordonna le docteur Berggrün avec sévérité. C'est très dangereux." (p 29-30).

Et en effet, l'ambiance a changé : "Au cours des semaines qui suivirent, des gens se mirent peu à peu à disparaître."(p 31)

En mai 1938, sa mère, fiancée depuis peu avec l'économiste juif Luwig von Mises, décide de quitter Vienne du jour au lendemain pour la Suisse, sur la foi d'une confidence lui suggérant qu'elle allait être retenue en otage pour obtenir le retour de von Mises en Autriche.

La suite est l'histoire d'une adolescente qui s'émancipe. Devenu étudiante à Paris, Gitta y reste au début de la guerre et de l'occupation, où elle se retrouve infirmière bénévole pour une organisation d'aide humanitaire, l'Auxiliaire sociale, au château de Villandry où il lui arrive d'héberger des aviateurs anglais, et où elle sert d'interprète auprès des autorités d'occupation. Elle est sauvée de l'arrestation par un officier allemand antinazi. Elle passe en Espagne par les Pyrénées (pp 35-40).

 

Cette longue présentation m'a paru nécessaire, car elle montre bien que la prise de conscience politique est un processus individuel qui peut être long et inégal, et dépend de bien des circonstances.

En ce qui concerne Gitta Sérény, ont joué son milieu, artistique et intellectuel, son cosmopolitisme et des rencontres fortuites.

 

La mémoire allemande du nazisme : du déni au traumatisme assumé

 

Il faut essayer d'imaginer l'état de l'Allemagne en 1945-49 : un pays vaincu, mais aussi détruit et occupé, où la sidération se mêle au souci de la simple survie quotidienne. Le peuple des maîtres du monde devenu subitement la honte du genre humain.

Cela s'est traduit par un nombre incalculable de tragédies individuelles, mais également de dissimulations et de faux semblants.

On sait le caractère bâclé et inachevé de la "dénazification" sur fond de "guerre froide".

Mais plus largement l'enfoncement de tous les Mitlaüfer dans l'oubli de tout ce qui s'était passé de 1933 à 1945 dans leurs vies.

Revenant en février 2000 sur ces 45 dernières années, Gitta Sereny résume ainsi les choses : "Il y a eu des périodes, au cours de ces cinquante dernières années, où une majorité d'Allemands de générations différentes n'ont plus voulu penser à Hitler ou qu'on leur rappelle son existence. Dans l'immédiat après-guerre, cela a été le cas des générations qui avaient entre 14 et 40 ans, celles qui étaient au coeur des rêves hitlériens et avaient combattu pour le régime, autant que celle de leurs parents qui avaient porté Hitler au pouvoir et partagé ces rêves. Puis cette résistance, ou ce déni, a connu une forte résurgence dans les années soixante, quand les tribunaux allemands se sont engagés dans ce qui donnerait plus de deux décennies de procès des dignitaires nazis." (p 96 )

Cependant, "il me semble que le reste du monde a rarement compris à quel point, et à quelle vitesse – dès le début des années cinquante – , les écrivains, les cinéastes et les médias allemands se sont consacrés à ces sujets, ce qui s'est bientôt traduit par un flot de livres, de films, de commentaires ou de débats, tous centrés sur la dégénérescence morale des nazis. Et je crois que c'est dans cet intense intérêt pour le passé de leur pays chez des écrivains, des artistes ou des penseurs, ou au sein de l'appareil judiciaire (mais aussi, il faut le souligner, les premières années, chez les politiques), dans cette aptitude à défendre leurs convictions malgré les pressions de vastes segments de l'opinion (NB c'est moi qui souligne) que, plus encore que dans le Plan Marshall ou la "Wirtschaftwunder" (le "miracle économique"), se trouve la source du remarquable redressement moral de l'Allemagne." (p 97)

Suivent cette mise au point deux articles parus dans le Daily Telegraph Magazine les 13 et 20 mars 1967, sous le titre "Une génération sans passé" (pp 97-132).

Dans le premier Gitta Sérény fait part de ses rencontres avec de jeunes Allemands, après avoir analysé le lourd poids du déni et du silence, teintés de ressentiment, dans les générations précédentes qui opposent une sourde résistance passive aux efforts de l'élite intellectuelle, artistique et médiatique pour soulever cette chape de plomb. Elle constate chez eux à la fois beaucoup d'ignorance...et une volonté de savoir.

Or, grâce au travail de la nouvelle agence judiciaire fédérale du "Service central d'enquêtes sur les crimes national-socialistes" créée en 1958 à Ludwigsburg (p 123), on assiste durant les années 60 à une multiplication des "NS Prozess" très largement couverts par la presse, et auxquels, sous la conduite de leurs professeurs, vont assister de nombreux élèves.

C'est ce long travail pédagogique qui va finir par porter ses fruits, malgré les limites imposées par le travail bâclé de "dénazification" des Alliés qui produit le paradoxe suivant : "un nombre considérable de criminels nazis de premier plan qui, condamnés par les Alliés dans les années quarante, ont été libéré au gré des amnisties décidées par les mêmes Alliés au début des années cinquante. Désormais, en raison d'un traité signé en 1954, qui interdit aux Allemands d'annuler un jugement prononcé par les Alliés, ils ne peuvent plus être traduits en justice, fût-ce sur le fondement de nouvelles preuves." (p 128)

 

Malgré cela, la société allemande des années 70 et suivantes a réintégré la mémoire de ces années terribles. Un long travail que les reportages suivants de Gitta Sérény illustre à travers tous ses aléas et ses contradictions.

La partie la plus stimulante, à mes yeux, étant le reportage qu'elle consacre en 1990 aux enfants de dignitaires nazis qui affrontent leur passé ("Enfants du Reich", p 391-420).

 

En conclusion : mémoire et responsabilité

 

Il ressort de tout cela que c'est à travers le principe éthique de responsabilité individuelle, allié à l'effort de mémoire qu'il appelle, que les crimes contre l'humanité peuvent être affrontés.

La responsabilité est un concept large qui inclut à mon sens la responsabilité intellectuelle. Adhérer à des idéologies ou des conceptions qui ont couvert ou justifié ces crimes en fait partie.

Raisons pour lesquelles je me suis attaqué à deux de ces conceptions : le nationalisme impérial porté par le "roman national français", et le communisme issu de la tradition léniniste.

Car dans les deux cas, on a bien eu affaire à des crimes contre l'humanité : les conquêtes et guerres coloniales dans le premier, la vaste répression de masse résumée par l'acronyme "Goulag" dans le second. Et ces épisodes du passé continuent à porter leurs fruits vénéneux. Les régimes corrompus d'Afrique et leurs liens militaro-affairistes avec l'ex-métropole d'une part, le régime néo-maoïste de Xi Jinping d'autre part.

Revenir sans cesse sur la mémoire de ces crimes n'est donc pas inutile. Jusqu'à ce que ce qui les a justifiés soit définitivement disqualifié sur le plan moral aux yeux de tous.

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