COVID 19, ailleurs et ici...une mise en question du monde comme il va
Covid 19, ailleurs et ici...une mise en question
du monde comme il va.
Deux réflexions de plus, alimentées par la lecture quotidienne du "Monde" : l'une sur la façon dont la pandémie est traitée en Inde par le pouvoir nationaliste de Narendra MODI, l'autre sur la solidarité européenne et l'avenir de l'UE, qui pose à son tour celle de l'avenir du monde.
Arundathi ROY est une romancière engagée de talent : j'avais lu en son temps et fortement apprécié son premier grand roman "Le dieu des petits riens" (1997), clairement féministe, puis ses interviews dans la presse et son premier recueil d'essais politiques "Le coût de la vie" (1999) qui la classait dans les rangs de l'écologie sociale et du pacifisme antinucléaire.
Elle intervient aujourd'hui sur la façon dont le gouvernement de son pays, l'Inde, aborde la pandémie. Et l'on nous annonce la parution d'un court recueil de ses interventions politiques récentes sous le titre "Au-devant des périls. La marche en avant de la nation hindoue"(Gallimard,"Tracts", 64 p.).
Confinement à la Modi
Dans "Le Monde" daté 8-4-20, p 29, Arundathi ROY, dans un texte extrait d'un article initialement publié en anglais par le "Financial Times", établit pourquoi et comment s'est mis en place "En Inde, le confinement le plus punitif du monde."
Car le gouvernement Modi a commencé par totalement négliger l'annonce de la pandémie. Celle-ci ne correspondait pas à son agenda. Si le premier cas de Covid19 a été détecté en Inde le 30 janvier, celui-ci comportait en effet en février à la fois la visite officielle de Donald Trump et les élections locales à Delhi. Celles-ci perdues par le BJP, la parti au pouvoir, ont donné lieu à des attaques armées contre les musulmans des quartiers ouvriers du nord-est de Delhi. En mars, par contre, les élections dans le Madhya Pradesh, en Inde centrale, ont donné la victoire au BJP.
Le 13 mars encore, le ministère fédéral de la santé déclarait que le coronavirus ne représentait pas une "urgence sanitaire", bien que l'OMS ait déclaré le 11 qu'on avait bien affaire désormais à une "pandémie".
Ce n'est donc que le 19 mars que Modi intervient à la télé pour appeler la population à respecter "distanciation sociale" et un "couvre-feu populaire" à partir du 22 mars... Il appelle également la population à manifester collectivement son soutien aux soignants par des concerts de percussion improvisés.
Le 24 mars il intervient à nouveau à 20h pour annoncer un confinement général à partir de minuit.
Cette annonce improvisée a "révélé (l')aspect le plus honteux" de L'Inde : "son système social inégalitaire, brutal, structurel. Son indifférence et son insensibilité à toute souffrance.
(...)Tandis que les classes aisées se claquemuraient dans leurs colonies résidentielles encloses, nos villes et nos mégalopoles se sont mises à rejeter leurs ouvriers et travailleurs migrants comme autant d'indésirables. Des millions de personnes appauvries, affamés, assoiffées, congédiées, pour un grand nombre d'entre elles, par leurs employeurs et propriétaires, jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants, malades, aveugles, handicapés entamèrent une longue marche de retour vers leurs villages.
(...) Quelques jours plus tard, inquiet à l'idée que cette population puisse répandre le virus dans les campagnes, le gouvernement a donné l'ordre de fermer les frontières interétatiques (l'Inde est une fédération d'États), y compris aux piétons, et ceux qui marchaient depuis si longtemps ont été obligés de rebrousser chemin vers des camps dans des villes qu'ils avaient été forcés de quitter.
(...) (En sorte que) le confinement destiné à à assurer la distanciation sociale a eu le résultat inverse : la contigüité physique à une échelle inconcevable."
Ceci dans un pays soumis à une propagande des médias grand public qui "ont attelé le Covid 19 à la campagne antimusulmane venimeuse qu'ils mènent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La tonalité générale suggère que ce sont les musulmans qui ont inventé le virus pour le propager délibérément dans une forme de djihad."
La catastrophe sanitaire à venir a donc déjà trouvé son bouc-émissaire.
Mais elle se traduit d'abord par la tentative de mise à l'écart de 460 millions de personnes sur les un milliard et 380 millions que compte la population de l'Inde : tous ces errants et précaires traités comme quantité négligeable par le gouvernement fédéral.
Or le virus ne connaît pas les barrières sociales : il se diffusera malgré cette tentative.
PS :
Arundhati ROY Au-devant des périls
La marche en avant de la nation hindoue
Tracts Gallimard n°14, mars 2020, 64 p.
Dans cette conférence prononcée à New York le 12 novembre 2019 et publiée dans le magazine libéral (au sens anglo-saxon, c'est-à-dire de gauche) The Nation, Arundhati ROY explique quelle est l'origine idéologique de MODI, sa carrière, et en quoi consiste son projet et son action politiques.
Il n'y a là rien pour nous rassurer.
Issu du RSS, le Rashtriya Sawyamsevak Sangh, groupe suprémaciste hindou créé en 1925, MODI a biberonné l'idéologie fasciste et raciste caractérisant ce groupe, et fait siennes ses conceptions paranoïaques et violentes de la société. Pour le RSS les musulmans tiennent la place des juifs dans l'idéologie nazie, à laquelle d'ailleurs ils se réfèraient explicitement, jusqu'à ce que cela devienne malvenu.
La carrière politique de MODI a commencé comme chef intérimaire du gouvernement du Gujarat, État fédéré de l'Ouest de l'Union indienne, en 2001, période au cours de laquelle est organisé un mystérieux pogrom de musulmans à la suite d'une non moins mystérieuse agression contre des pèlerins hindous. C'est à la suite de cet événement qu'il est élu triomphalement, puis réélu trois fois de suite.
Il s'est fait une réputation de "développeur de la croissance économique" en raison de son credo néo-libéral, opposé à l'interventionnisme économique du Parti du Congrès. Cela fait fortement penser à l'itinéraire d'un ERDOGAN en Turquie.
Car, comme pour ERDOGAN, l'arbre néo-libéral cache la forêt identitaire et autoritaire, et, disons le mot, néo-fasciste.
C'est donc aujourd'hui le coeur de ce programme suprémaciste hindou, autoritaire et violent, qu'il s'attache à appliquer, à travers la mise sous tutelle du Cachemire et la révision des lois sur la nationalité.
Le Covid 19 : une paradoxale opportunité ?
"Quoi qu'il en soit, le coronavirus a mis les puissants à genoux et le monde à l'arrêt comme rien d'autre n'aurait su le faire", remarque opportunément Arundathi Roy.
Il n'est qu'à voir la difficulté qu'ont eu tous ces puissants à admettre la nécessité du confinement et de l'arrêt de l'économie dans sa partie non vitale.
La question qui est alors posée est celle-ci : aurons-nous la force "de repenser la machine à détruire le monde que nous avons construite pour nous-mêmes" ? Car "rien ne serait pire qu'un retour à la normalité". Cette pandémie "est un portail entre le monde d'hier et le prochain. Nous pouvons choisir d'en franchir le seuil en traînant derrière nous nos préjugés et notre haine, notre cupidité, nos banques de données et nos idées défuntes, nos rivières mortes et nos ciels enfumés. Ou nous pouvons l'enjamber d'un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde. Et prêts à nous battre pour lui."
Pour quel monde nous battre ?
Il va de soi que le choix n'est pas aussi tranchant dans la réalité : bien des attitudes seront des intermédiaires entre ces deux choix radicaux.
Il n'en demeure pas moins que de grands choix sont posés, devant lesquels nous devons d'ores et déjà nous prononcer.
Un des plus importants à mes yeux est celui du niveau auquel nous allons placer notre solidarité : celui de la tribu nationale ou celui du vaste monde et de l'humanité ?
Or, bien des freins nous poussent à ce repli national diagnostiqué par certains "géopoliticiens" faisant profession de "réalisme" (le dernier que j'aie lu, dans "Le Monde" daté 9-4-20, p24.)
Mais la difficulté de l'UE à répondre à ce nouveau défi, dont témoigne la suspension du sommet des 27 ministres des finances consacré à la question des réponses économiques à la crise, entre le 8 et le 9-4, ne signifie pas que la réponse solidaire est impossible.
Celle-ci a pour elle à la fois la force du bon sens, et la prise de conscience qui s'élargit chaque jour d'une impossibilité à revenir au "monde d'avant" marqué par la montée des inégalités.
L'aspiration à la justice sociale se renforce. Et celle-ci aujourd'hui ne peut s'exercer dans les frontières bornées de l'espace national-étatique. Notre interdépendance a été poussée trop loin pour cela.
Si des formes de relocalisation de l'économie s'imposent, celles-ci ne peuvent concerner que des biens et services limités, et dans une mise en place progressive.
La conscience planétaire fait son chemin. C'est l'occasion d'en élargir la voie.