Loin des Césars

Publié le par Henri LOURDOU

Loin des Césars :

sidération, déni, colère,

responsabilité et dignité .

 

Cela fait bien des années que je ne regarde plus la "cérémonie des Césars" où "le monde du cinéma" s'autocongratule de façon très convenue.

Je partage la perplexité de Fanny Ardant, rappelée par "Le Monde" : "Je ne sais pas quoi penser des récompenses : au début de la Bible, il y a une compétition entre Caïn et Abel. Et ça a mal tourné." (daté 1er-2 mars, p 21).

 

Que la dernière ait recueilli un succès d'audimat (avec 2,16 millions de téléspectateurs contre 1,6 l'année dernière), ne me réjouit pas forcément. Car l'attrait du scandale est quelque chose de très ambivalent...

En l'occurence cependant, je dois reconnaître qu'il a eu quelque chose de réjouissant, que la romancière Virginie Despentes a su parfaitement exprimer dans "Libération".

Il s'agit de la sortie très commentée d'Adèle Haenel à l'annonce du palmarès attribuant le César du meilleur réalisateur à Roman Polanski.

Face à la diversité des commentaires et des interprétations, où le pire côtoie le meilleur, je me permets de donner les miens.

 

Face à la violence masculine

 

On le sait, Adèle Haenel, comme beaucoup de femmes, et notamment Vrginie Despentes, qui l'a lumineusement analysé dans "King kong théorie", un livre que tous les hommes devraient lire, a subi cette violence sexuelle, en l'occurrence en tant que toute jeune actrice de la part d'un réalisateur.

Face à une telle situation, elle a réagi, comme Virginie Despentes, d'abord par la sidération, puis par le déni.

Ce n'est que bien plus tard que la colère a pu enfin émerger.

Disons-le très clairement : cette colère est saine, et elle est juste. Car elle seule peut restaurer le respect de soi-même détruit par le violeur.

Qu'une telle colère n'ait pas (encore) pu se libérer chez la victime reconnue de Roman Polanski ne le dédouane pas de la faute, contrairement à ce qu'affirment certains de ceux qui prétendent, tel l'écrivain Pascal Bruckner, le défendre.

On assiste ici à une autre forme de déni, lui-même très courant, de la part du bourreau. Car exercer la violence aussi est traumatisant. Sortir du déni est donc tout aussi important pour lui que pour la victime, afin de retrouver sa propre dignité.

Il ne s'agit pas, on le comprendra j'espère, d'établir une relation d'équivalence entre bourreau et victime. Le premier est bien évidemment le seul responsable, et il doit répondre de son acte.

Il est donc plus que temps que Roman Polanski sorte du déni où il s'est enfermé et accepte d'assumer sa responsabilité.

 

Sortir du déni

 

En le récompensant symboliquement, l'académie des Césars l'a encore plus enfermé dans ce déni.

Non que son film soit une oeuvre non respectable. Je l'ai vu, et je n'en pense que du bien.

Aussi je comprends le malaise de tous ceux qui y ont participé et qui se sentent pris en otage par une affaire qui les dépasse. Ils doivent eux aussi faire la part des choses en refusant de cautionner le déni de Polanski.

Certains agitent déjà le chiffon rouge de "l'interdiction professionnelle". Là aussi, faisons la part des choses : en quoi la mise en retrait provisoire d'un réalisateur de 80 ans, déjà comblé d'honneurs et à l'abri de tout souci matériel pourrait-elle être assimilée à une "mise à mort professionnelle" ?

Il ne tient qu'à lui d'en sortir par le haut en assumant enfin sa responsabilité. Car cela seul peut restaurer sa dignité perdue.

 

Post-scriptum :

Responsabilité, dignité... et respect de l'Etat de droit et de la démocratie

 

Le caractère un peu contourné de ma conclusion précédente témoigne d'une gêne qui s'est éclaircie à la lecture de deux tribunes des pages "Idées" du "Monde" daté 10-3-20. Il s'agit du texte collectif d'une centaine d'avocates pénalistes intitulé "Le sacrifice d'un homme à l'aune d'une cause" et de celui de l'historien de l'art Thomas Schlesser intitulé "Se casser, soit, mais pour aller où ?"

Ils éclairent, chacun à leur façon, les limites du texte précédent.

La première touche à la question de l'Etat de droit. Les avocates ont en effet raison de faire remarquer qu'accusation ne vaut pas condamnation, et que pour qu'un fait soit établi en droit, il faut passer par le témoignage avéré d'un plaignant : on ne saurait parler à sa place. Si Samantha Geimer a bien porté plainte contre Roman Polanski pour viol, elle a renoncé à sa plainte et demandé explicitement que l'on cesse d'exploiter son histoire. Ajoutant même : "la médiatisation autour de cela a été si traumatisante que ce que Roman Polanski m'a fait semble pâlir en comparaison". Elle a dit vouloir pardonner pour oublier. En a-telle le droit ? Oui.

Les avocates ajoutent : "Il est urgent d'arrêter de considérer la prescription et le respect de la présomption d'innocence comme des instruments d'impunité."

Et elles s'appuient pour cela sur leur expérience professionnelle qui montre l'impossibilité d'apaisement des parties civiles qui s'enferment définitivement dans leur identité de victimes, alors que tout le processus judiciaire vise à les en libérer par la confrontation des paroles et la condamnation du coupable.

De la même façon , le non respect de la présomption d'innocence empêche tout exercice d'une vraie justice, au profit d'un jugement médiatique assis sur une seule parole : le tribunal de l'opinion publique n'est pas un vrai tribunal, mais une scène de spectacle dénuée de toute garantie d'équité.

Le second texte touche à la question de la démocratie. Et ici, Thomas Schlesser a raison de souligner les limites et les dangers du texte de Virginie Despentes. Celui-ci, fort bien écrit, nous prend à l'émotion. Mais cela ne dispense pas de raisonner. Outre l'amalgame entre des situations différentes (la cérémonie des Césars et le 49.3 sur les retraites) au motif que l'une comme l'autre témoignerait du "mépris des dominants", son texte pèche essentiellement sur la proclamation de sécession qui en constitue le coeur. "Se casser, soit, mais pour aller où ?" La question est pertinente. Si l'horizon est le repli du chacun chez soi, on renonce par là-même à "construire l'humanisme de demain, un vieux et beau concept qui ne demande qu'à être réinvesti" une fois déconstruits les stéréotypes de la race, des classes et du genre, comme l'a fait magnifiquement Despentes concernant le genre dans "King kong théorie". Il me revient à ce sujet que c'est également ce que disait Edward Saïd face aux contresens tirés de son oeuvre maîtresse "L'orientalisme", en revendiquant explicitement l'humanisme face aux interprétations identitaires.

Car, comme le rappelle ensuite Schlesser, "l'essence même de la démocratie (est d'être) ouverte aux antagonismes inhérents au respect des libertés, propice aux médiations, et de tendre à l'égalité." Tout cela suppose non de "se casser", mais au contraire de se confronter et de débattre tous ensemble, sans ériger de barrière étanche entre "dominants" et dominés" (et à cet égard, on ne peut que sourire à la petite pique de Schlesser à Despentes sur son "essentialisation passablement flottante des "dominants", groupe auquel on a peine à croire qu'elle songe sérieusement ne pas appartenir".) Car la démocratie est bien le domaine de l'impureté faite d'un "mélange (...) subtil, instable et assurément dangereux" qui oscille en permanence entre la répétition des dominations et la résolution des conflits qui en naissent.

 

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