Pour en finir avec le léninisme

Publié le par Henri LOURDOU

Pour en finir avec le léninisme

Stéphane COURTOIS

Lénine, l'inventeur du totalitarisme

Perrin, septembre 2017, 502 p.

 

Biographie à thèse, mais une thèse solidement étayée par des faits puisés à bonne source...notamment les "Oeuvres complètes" de Lénine, que beaucoup de ses zélateurs n'ont visiblement pas lues.

Stéphane Courtois a été brièvement maoïste comme moi dans l'après-68, puis il a commencé une carrière d'historien où il a commencé à se pencher sérieusement sur l'Histoire du communisme, jusqu'à en devenir un spécialiste incontesté.

Je suis entièrement convaincu par ce livre qui apporte une lumière crue sur la légende léniniste que certains s'obstinent encore à défendre.

Comme l'a dit Jaurès dans son discours aux lycéens d'Albi en 1903 : "Le courage, c'est de chercher la vérité, et de la dire." Et j'ajoute : y compris contre ses propres convictions. Certains s'honoreraient à pratiquer cela. Surtout à l'heure où un ersatz de néo-léninisme fleurit autour de la personnalité de Jean-Luc Mélenchon, formé, rappelons-le, à cette école, et qui en a visiblement retenu les principes les plus contestables.

 

Vladimir Ilitch OULIANOV, adolescent bourgeois traumatisé dans un contexte violent

 

L'auteur revient pour commencer sur l'histoire de la famille OULIANOV et l'enfance et l'adolescence du futur Lénine.

C'est une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle très soudée, et qui le restera jusqu'au bout, malgré la rupture violente de Vladimir avec l'itinéraire tracé par son père, et une fois ce dernier disparu.

 

Ilya, le père, "petit-fils de serf et fils d'un commerçant prospère, poursuit des études supérieures à l'université de Kazan et devient professeur de mathématiques et de physique dans un lycée de la vallée de la Volga. Il épouse une fille de famille bien éduquée, parlant quatre langues (russe, allemand, français, anglais) et apportant au couple un domaine terrien "auquel étaient attachées une quarantaine de familles de serfs", Maria Alexandrovna Blank. Le père de Maria est médecin, c'est un Juif converti à l'orthodoxie, et sa carrière se fait au sein de l'Etat, où il finit comme inspecteur des hôpitaux en Sibérie occidentale, avant d'obtenir le rang prestigieux de conseiller d'Etat et d'être anobli. C'est lui qui achète ce domaine à sa retraite en 1848. (p 31)

Dans un contexte de modernisation, initié par l'abolition du servage en 1861 par le nouveau tsar Alexandre II, Ilya Oulianov fait partie des fonctionnaires modernistes qui croient à l'éducation, à la Science et au Progrès. Il partage ces convictions avec son épouse, et va élever ses enfants dans ces valeurs, où le travail intellectuel est quasiment sacralisé.

Rien à voir donc avec l'agitation anti-tsariste qui s'empare à l'époque de nombreux jeunes intellectuels, issus pour la plupart de l'aristocratie, et va donner naissance au courant "populiste".

Celui-ci s'appuie sur les nombreuses révoltes paysannes entre 1861 et 1865 contre la nécessité de racheter les terres mises à leur disposition suite à l'abolition du servage. (p 37)

C'est l'époque où naît une tradition intellectuelle symbolisée par le roman de 1863 de Nikolaï TCHERNYCHEVSKI "Que faire ? Récit sur des hommes nouveaux." Ce roman est évoqué comme une référence commune par Emma GOLDMAN en 1892 lorsqu'elle rencontre Alexandre BERKMAN, et il va constituer une lecture décisive pour le jeune Vladimir OULIANOV en 1888 (il a 18 ans et vient de perdre tragiquement son frère aîné Alexandre : un tournant majeur dans sa vie et celle de sa famille, après la mort prématurée du père, à 53 ans en 1886). (p 61-71)

C'est que les velléités réformatrices du nouveau tsar s'effacent devant la flambée de violence terroriste des "hommes nouveaux" de Tchernychevski qui culmine dans son assassinat le 13 mars 1881 (p 59). Le nouveau tsar, Alexandre III, traumatisé, va revenir aux vieilles recettes de l'autocratie et développer une répression systématique, symbolisée par la nouvelle police politique, l'Okhrana. Alexandre III, contrairement au credo des modernistes comme Ilya OULIANOV, va confier l'enseignement à l'Eglise . C'est cette forte contrariété, remettant en cause toute une vie de travail, qui va mettre à l'épreuve sa santé et aboutir à sa mort d'une hémorragie cérébrale (p 61).

Cette mort subite est le premier traumatisme subi par le jeune Vladimir : à ses dires mêmes, c'est à c e moment-là qu'il perd la foi religieuse, héritée de sa mère de confession luthérienne (pp 31 et 62). D'une enfance insouciante et protégée, il passe brutalement au monde impitoyable des adultes.

Un trauma redoublé par l'arrestation, puis l'exécution de son frère aîné, Alexandre, étudiant à Saint-Pétersbourg, Élève modèle comme Vladimir, il s'est radicalisé à la suite de la mort de son père et a rejoint les cercles populistes et marxistes. Il "devint le leader d'un groupe qui se réclamait pour certains de ses membres de la Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple, groupe terroriste à l'origine de l'assassinat d'Alexandre II) et pour les autres de la social-démocratie marxiste." (p 66) Ils montent un projet d'assassinat d'Alexandre III, dont Alexandre, en tant que chimiste est l'artificier. Éventé par l'Okhrana, le projet aboutit à l'arrestation du groupe. Alexandre revendique sa responsabilité et ses idées homicides. "Condamné à mort, il fut pendu le 20 mai 1887, à vingt-et-un ans, avec quatre de ses camarades. Vladimir Ilitch venait tout juste de fêter ses dix-sept ans..." (p 67)

Confronté en tant que "chef de famille intérimaire" à l'isolement social dans sa ville de Simbirsk, suite à l'arrestation de son frère (sa mère s'est précipitée à Saint-Pétersbourg pour essayer de le sauver), il serre les dents et passe brillamment ses examens terminaux du lycée.

Mais cette épreuve va renforcer chez lui un trait de caractère déjà observé par ses proches : le repli sur lui-même et la tendance au dénigrement des autres, auxquels on peut adjoindre un total manque d'empathie : "sa propension à la raillerie allait se transformer en une critique systématique, humiliante, cruelle et injurieuse de tous ceux qui n'étaient pas de son avis." (p 68)

Mais à ce puissant sentiment de raidissement "dans une posture aristocratique"(p 70), il va adjoindre un engagement dans la cause défendue par son frère tant admiré : "Sa plongée, dès l'été 1887, dans la bibliothèque secrète d'Alexandre à Kokouchkino (le domaine familial) allait lui ouvrir les portes de Tchernychevski, Netchaïev, Marx et Plékhanov, et décider de son destin." (p 71)

 

Des références intellectuelles fondatrices

 

Des nombreuses lectures que va mener Vladimir dans cet été 1887, l'une va le marquer très profondément, à un moment où il doit reconstruire toutes ses identifications sociales.

Il s'agit du roman de Tchernychevski, "Que faire ?", "livre de chevet depuis 1864 de trois générations de révolutionnaires russes" (p 74).

En 1904 encore, exilé en Suisse, il tance d'autres exilés russes qui ont le toupet de trouver ce roman "pauvre" et "primaire" et affirme que "c'est une oeuvre qui vous marque pour la vie entière" (p 76, propos rapportés par un témoin direct, Nicolas Valentinov).

Il n'est donc pas inutile de revenir sur son contenu.

Il s'agit de la conversion de l'héroïne, Véra, fille du peuple en révolte contre la soumission aux normes familiales en vigueur, aux idées révolutionnaires et scientistes du jeune médecin, Dmitri, qui l'épouse pour lui éviter le mariage arrangé par ses parents. "Vladimir Ilitch n'a pu qu'adhérer à cette démarche reposant sur les livres, la "science", la théorie, lui qui avait été formé à cette vision abstraite des choses via un savoir livresque très éloigné des réalités de la vie." (p 78)

A un moment donné du récit, Véra objecte contre la "vie froide, impitoyable, prosaïque" imposée par cette vision théorique des choses. A quoi Dmitri répond : "Cette théorie est froide, mais elle enseigne aux hommes à se procurer la chaleur (...) Cette théorie est implacable, mais en s'y conformant les hommes s'éviteront d'être les pitoyables objets d'une vaine commisération (...) Cette théorie est prosaïque, mais elle révèle les mobiles véritables de la vie, et la poésie réside dans la vérité." (p 79)

L'adhésion à cette théorie fonde l'apparition des "hommes nouveaux" qui donnent son sous-titre au roman. Tchernychevski les caractérise par "le sang-froid et l'esprit pratique, l'activité lucide et raisonnée" et postule que leur type doit se généraliser pour changer la société. (p 81)

Ce refoulement de l'affect et des sentiments va conforter le futur Lénine dans ses tendances spontanées. Mais l'autre versant de l'influence du livre réside dans le Scientisme progressiste qui fonde une croyance à la Société parfaite et ordonnée du futur que serait le Communisme réalisé.

Mais le personnage auquel de toute évidence va s'identifier le jeune Vladimir est celui que Véra baptise "le terrible Rakhmetov", "un homme pas comme les autres", un "homme extraordinaire", "spécimen d'une espèce spéciale", "rare"(p 81) car celui-ci a des particularités biographiques très proches des siennes : issu d'une famille instruite et conservatrice, mais honnête, dotée d'une propriété foncière, il débarque à Saint-Pétersbourg à seize ans, attiré par les idées nouvelles, il est formé par Kirsanov, le 4e héros du livre, et devient en un an un révolutionnaire accompli et rigoriste qui voue toute sa vie à la Révolution.(p 82)

Menant une vie ascétique, il recrute des adeptes en les soumettant à un véritable chantage moral.

Modèle mis en oeuvre par Lénine toute sa vie : "il ne fume pas, il ne boit pas d'alcool et semble avoir eu une vie sexuelle des plus sage. Il adore les échecs et le patinage mais les abandonne dès qu'il s'aperçoit que ces jeux nuisent à son travail, comme en témoigne sa femme." (p 82). Par ailleurs, "nombre de témoins (...) ont raconté comment, lors de leur première rencontre avec Lénine, celui-ci les soumettait à un véritable interrogatoire pour s'assurer de leur attachement à ses idées et à sa personne, quitte à les rejeter avec violence au premier doute." (pp 83-4)

Et il n'hésite pas, comme son modèle, à user d'un langage violent et plus si nécessaire : car "la grandeur de la fin justifie l'horreur des moyens." (p 85) Disposition d'esprit facilitée par le refoulement des affects : affects basés sur l'empathie que plus tard Lénine raillera sans cesse comme du "sentimentalisme bourgeois."

 

La deuxième lecture fondamentale qui va compléter l'armure affective du nouveau "révolutionnaire professionnel" est celle, sans doute à Kazan en 1888, par l'intermédiaire d'une vieille militante de la Narodnaïa Volia, Tchetvergova, du "Catéchisme du révolutionnaire" de Netchaïev (p 89).

Ici cependant , l'analyse de Courtois, repose sur un seul et mince indice, recoupé par l'analyse du contenu du "Que faire ?" de Lénine écrit en 1902 : le récit par sa femme d'une visite postérieure à cette militante, alors établie à Oufa, où il n'est pas question de Netchaïev mais juste de la grande complicité qui les lie.

En effet, la systématisation de principes cyniques et sans scrupules visant uniquement à l'efficacité révolutionnaire constitue le coeur de ce "Catéchisme" décrié et renié par Bakounine, tout comme il constitue l'ossature du "Que faire ?" léninien.

 

Ainsi armé, le nouveau militant révolutionnaire va dédier sa vie au triomphe de ses idées, qui passe par son triomphe personnel : car ces affects refoulés dissimulent mal un narcissisme blessé et proliférant en volonté de toute-puissance.

Cependant celui-ci va se masquer derrière une idéologie : l'idéologie marxiste qui constitue le second volet de sa reconstruction affective et intellectuelle.

Lénine va ainsi adopter, encore une fois par la lecture, la grille d'analyse de Marx, tout en entamant en 1890 des études de droit à Saint-Pétersbourg (p 105). Il les mène tambour battant et devient dès 1893 avocat à Samara.

Mais il préfère fréquenter le cercle marxiste de la ville, plutôt que de plaider : il en a les moyens grâce aux loyers de la propriété foncière familiale. Et de fait, une fois perdus ces revenus, il restera toute sa vie un "révolutionnaire professionnel" appointé par son parti : jamais il n'exercera un "vrai métier". Cet éloignement de la vie de la société constitue selon l'auteur le corollaire de l'absence d'empathie avec les "vrais gens", notamment ceux du peuple, au profit d'une vision toujours théorique et abstraite des choses.

Fort de ses certitudes, basées sur un marxisme érigé en Science de l'Histoire, il définit dès 1894 "une trajectoire idéologique, doctrinale et politique dont il n'allait pas dévier d'un pouce durant près de quarante ans." (p 118)

Il combat dès cette époque violemment tous ceux qui ne se conforment pas à sa vision des choses : la nécessité d'une prise du pouvoir violente par le prolétariat en Russie.

Et il commence ses longues pérégrinations à travers l'Europe, avec un premier séjour en Suisse, puis à Paris et Berlin, dès le printemps 1894.

Il ne rentre en Russie qu'en septembre 1895, avec une valise à double fond pleine de littérature interdite.

Il rencontre en octobre à Saint-Pétersbourg un jeune intellectuel radical de trois ans son cadet, Iouli Ossipovitch Tsederbaum, dit Martov, qui sera son mentor et son compagnon politique jusqu'en 1903. Martov, d'origine juive, avait participé dès 1893 aux puissantes grèves ouvrières de Vilnius (Lituanie) où les intellectuels marxistes comme lui avaient appris le yiddisch pour gagner le soutien de ces ouvriers juifs. C'est de ce mouvement qu'était née en 1897 la première organisation ouvrière marxiste de Russie, le Bund (La Ligue en yiddisch), basée à la fois en Lituanie, en Pologne et en Russie (p 121).

 

La construction d'une organisation à sa dévotion à travers polémiques et exclusions

 

Les cercles et organisations d'obédience marxiste se développent en Russie, à travers une répression dont le futur Lénine, pourtant cantonné jusque-là à la littérature révolutionnaire, se voit l'objet, dès décembre 1895.

Il est exilé en Sibérie. Cette mesure administrative nous dit l'auteur ne saurait être comparée au "calvaire de Dostoïevski, forcé de parcourir fers aux pieds et aux poignets, des centaines de kilomètres à pied ou en traîneau dans la neige et le blizzard à la Noël 1849."'(p 124)

C'est en train et quasi-librement que Vladimir rejoint son lieu d'exil, où il doit en principe rester trois ans, un petit village de Sibérie orientale près des villes de Krasnoïarsk et Minoussinsk : il y arrive le 20 mai 1897, et va profiter de ce séjour pour se requinquer : balades à pied et patinage en hiver, cueillette des champignons et chasse. Il renoue avec son adolescence en pleine nature. (p 125). Il obtient d'y faire venir sa fiancée, Nadejda Constantinova Kroupskaïa, militante du groupe de Lénine et Martov, et elle-même exilée pour trois ans à Oufa.

C'est l'occasion pour l'auteur de gloser longuement sur Lénine et les femmes à partir des différents témoignages sur le sujet : il conclut que le sexe n'a joué qu'un rôle très marginal, voire nul dans sa vie (p 126-7). Son mariage le 22 juillet 1898 est donc un arrangement matériel plutôt que le produit d'une passion dévorante. Kroupskaïa, elle-même peu portée sur le sexe semble-t-il, restera avant tout l'auxiliaire la plus proche de son activité politique.

L'activité intellectuelle de Lénine durant ces trois années est considérable, comme en témoigne le poids de ses malles de livres, qu'il a pu faire venir assez librement, lors de son départ en 1900 : plus de 250 kg (p 128). Il fait des traductions payées, et il engage diverses polémiques sous le pseudonyme de Vladimir Iline pour défendre la pureté des thèses économiques de Marx dans des revues autorisées. Et surtout, il publie sous ce pseudonyme son premier livre en 1899 : "Le développement du capitalisme en Russie", où il défend la thèse des contradictions fatales qui vont miner très rapidement sa viabilité, et le fait que le capitalisme est déjà solidement implanté dans le pays. L'auteur est très critique sur cet ouvrage où il décèle de nombreuses contre-vérités appuyées pourtant sur un monceau de statistiques. Il y voit la volonté systématique de vouloir faire triompher la théorie sur les faits. Une tendance typique du totalitarisme futur (p 130-5).

 

Pendant ce temps la vie politique s'accélérait : en mars 1898 s'était tenu clandestinement à Minsk (Biélorussie) le congrès fondateur du POSDR, le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie.

Il réunissait divers groupes d'obédience marxiste de Kiev, Saint-Pétersbourg, Moscou, Ekaterinoslav et le Bund (seul groupe représenté par un ouvrier). A peine constitué, il est décimé par les arrestations. Mais il se situe dans l'obédience de la 2e Internationale, alors dominée par la puissante social-démocratie allemande.

C'est donc au niveau international, en réalité européen, que le futur Lénine va donc situer à présent son action pour se faire une place reconnue.

Il va seconder son maître Plekhanov, introducteur du marxisme en Russie, pour mener la grande polémique contre le révisionnisme d'Edouard Bernstein, qui théorise le réformisme de fait de la social-démocratie allemande.

Cette remise en cause de l'Evangile révolutionnaire trouble profondément Lénine, d'autant qu'elle a de larges échos dans les milieux marxistes russes .

En juillet 1900, "il obtint un passeport et put enfin quitter la Russie, où il ne remettrait plus les pieds avant la révolution de février 1917, à l'exception de quelques mois de décembre 1905 au printemps 1906" (p 149).

Il va désormais se consacrer, essentiellement depuis la Suisse, à la construction de son Parti, un instrument à sa main répondant à ses conceptions de l'action révolutionnaire.

 

Ce sera d'abord à travers un journal, l'Iskra ("l'étincelle"), dont il fera l'organisateur collectif d'un groupe structuré autour de la "ligne générale" définie par ses rédacteurs.

C'est à travers la mise en place de cet organe qu'il rompt, encore une fois de façon très affective, comme le montre le texte longuement inédit de ses "Oeuvres complètes" analysé par l'auteur (p 149-154) avec son "maître à penser" Plékhanov.

Cette "crise fondatrice"(titre donné par l'auteur à ce chapitre ) achève de constituer la personnalité du leader qui va dorénavant prendre le pseudonyme de Lénine. Celle-ci se constitue autour des "quatre points majeurs" suivants : "en politique l'important c'est le pouvoir, et en politique révolutionnaire le pouvoir absolu" (p 155), "en politique révolutionnaire il n'y a ni amis ni relations personnelles, mais seulement des affidés inconditionnels et un ennemi "total" avec qui tout compromis est interdit" là où ne comptent que les rapports de force et où tous les coups sont permis" (p 156), "la radicalité nécessaire (doit) être incarnée par un chef (qui doit) imposer une autorité indiscutable et indiscutée" (p 156), et enfin, "s'il (veut) conserver sa légitmité, le chef (doit) en permanence se tenir à la pointe de la surenchère révolutionnaire afin de ne pas être débordé sur sa gauche" (ibidem).

S'ensuit une période "conspirative" où, à la tête de la rédaction de l'Iskra, Lénine fait preuve du plus grand opportunisme afin de prendre la tête de la mouvance social-démocrate encore éparpillée en divers groupes.

Avec la publication à Stuttgart en mars 1902 de sa désormais ultra-célèbre brochure "Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement", celui qui officialise ainsi son nouveau pseudonyme de Lénine (référence au fleuve Léna près duquel il avait été déporté) , s'affirme comme leader d'une nouvelle tendance de la social-démocratie internationale : une tendance scientiste, révolutionnaire et avant-gardiste qui déprécie le mouvement spontané des masses au profit de l'élite des révolutionnaires professionnels armés de la Science de l'Histoire et dotés d'une organisation ultra-centralisée. Il renvoie dos-à-dos terroristes et réformistes, mais critique durement les marxistes révolutionnaires concurrents qu'il qualifie "d'opportunistes" ("la paille et la poutre!"). Le "nouveau modèle" d'organisation qu'il défend se base sur la centralisation, la clandestinité et le militantisme professionnel. (p 165-181)

La parution de cette brochure, préparée dans le plus grand secret, frappe tous ses partenaires de l'Iskra comme la foudre. Elle a en effet pour objet de préparer la prise de pouvoir totale de Lénine sur le nouveau POSDR (Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie). Il s'en sert comme arme pour polémiquer et préparer le 2e congrès de cette organisation qui se tient à Bruxelles en juillet et août 1903 (p 189-199) : il y prend le pouvoir par de nombreuses manoeuvres d'intimidation et de manipulation qui prennent tout le monde de court, et y invente les termes, qui resteront, de "bolcheviks" (majoritaires) pour sa fraction et de "mencheviks" (minoritaires) pour ses opposants.

La rupture ne se fait cependant pas, à court terme, à son avantage. Il y perd l'Iskra, qui passe aux mains des "mencheviks", et sa réputation est ruinée. Il réagit en faisant scission et en relançant la polémique et réussit, grâce à son charisme, à éviter l'isolement total.

Il a donc au final un Parti à sa main, qui va garder le nom de "parti bolchevik".

 

De 1905 à 1917 : à travers les tempêtes révolutionnaires

 

Toujours en exil, Lénine reste à l'affût de l'explosion révolutionnaire qu'il se fait fort de capter grâce à l'instrument de pouvoir qu'il construit autour de sa personne.

Inutile ici de rentrer dans les détails de cette histoire plus connue. Qu'il suffise ici de noter que, par son obstination, son sens des opportunités et son absence totale de scrupules, il réussit à polariser autour de lui des personnalités comme Trotsky, qui lui était au départ hostile, et à manipuler bien des révolutionnaires sincères fascinés par sa volonté inflexible.

En épousant habilement les mouvements spontanés des masses (contre la guerre et pour l'appropriation des terres), en laissant croire qu'il était favorable au pouvoir des soviets (ces conseils créés spontanément pour suppléer l'effondrement de l'Etat tsariste), tout comme au droit à l'auto-détermination des nationalités opprimées, Lénine parvient, par un véritable coup d'État, à se saisir du pouvoir.

 

De 1917 à 1924 : l'invention du totalitarisme

 

Il ne le lâchera plus, et aura recours à tous les moyens pour le garder. Au besoin en renonçant provisoirement à sa vision idéologique de la société, puisée dans les livres et non dans la réalité. Cette opposition entre la réalité sociale et l'idéologie est constitutive du totalitarisme : volonté de faire plier le réel à l'idéologie par la force, et sinon de la reconstruire par les mots en une véritable schizophrénie qui marque la fragilité du système. Sa seule force est le monopole de la violence légitime détenu par les "organes" du pouvoir, qui fait régner une terreur plus ou moins accentuée sur ses victimes, et en tout cas la crainte perpétuelle de l'arbitraire, nourrie par la corruption généralisée.

Un tel pouvoir survit aujourd'hui encore en Chine, en Corée du Nord, au Vietnam, à Cuba...Et a laissé sa marque encore en Russie (voir ci-après) . Il a fait un tort immense à la Gauche mondiale en stérilisant bien des bonnes volontés. L'heure du bilan a sonné. Pour relancer efficacement l'espoir en la justice sociale, il faut décidément en finir avec le léninisme.

 

 

 

Pour en finir avec le léninisme

Nicolas BOKOV

La Tête de Lénine

traduit du russe par Claude LIGNY

NOIR sur BLANC, février 2017, 94 p.

 

 

Cette réédition du texte paru en Samizdat (édition clandestine et artisanale sans nom du véritable auteur) en 1970, et traduite en français en 1972, bénéficie d'un "Avant-propos" inédit de l'auteur, daté de février 2017, et traduit du russe par Catherine Brémeau.

Il se termine par une brève conclusion sur la Russie d'aujourd'hui : "En deux mots le pouvoir est aux mains du KGB. Le capitalisme "ressuscité" est sous le contrôle de ce pouvoir, un capitalisme sauvage de corrompus et de mafiosi."

Et l'auteur d'ajouter que Lénine a disparu du paysage mental collectif, et Poutine, "en lieu et place de "l'avenir radieux" -le communisme- (...) a rendu aux Russes "le grand passé", "la victoire de Staline"." Autrement dit la référence à la "grande guerre patriotique" de 1941-45.

Il en conclut que "la littérature, celle qui est audacieuse et libre!, a maintenant une nouvelle tâche : se moquer et découronner Staline-Djougachvili.

Voilà comment nous, les Russes, nous abordons le centenaire du coup d'État de 1917." (p 23)

 

En 1970 par contre, en plein triomphe du léninisme, symbolisé par le centenaire de la naissance du grand Lénine, s'attaquer à l'idole en racontant l'histoire loufoque du vol de sa tête embaumée dans son mausolée de la Place Rouge de Moscou, constituait un pied-de nez particulièrement audacieux à un pseudo-consensus social d'admiration universelle du Grand homme.

L'histoire est fort réjouissante et souligne à la fois le cynisme des hors-la-loi et la nullité des dirigeants et de leurs serviteurs, soldatesque et policiers. L'absurde y côtoie le grotesque en permanence et se conclut, comme il se doit, par le retour à l'ordre. L'auteur pousse le luxe jusqu'à la confection d'une pseudo-postface signée d'un écrivaIn officiel revendiquant la paternité du récit.

Le vrai auteur, exilé à Paris en 1975, y est mort le 2 décembre 2019. Il était né en1945 à Moscou. C'est donc une oeuvre de jeunesse, elle en porte la marque allègre et primesautière. Nicolas BOKOV était par ailleurs, nous dit sa notice nécrologique du "Monde", un auteur de poésies, toujours en russe, "révélant un esprit sensible et profond, préoccupé par la condition humaine et soucieux du sort de l'humanité." Et cela constitue "la facette de son oeuvre la moins connue, mais probablement la plus importante, celle qui est la plus susceptible de perdurer à l'avenir."

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