Mathias ENARD Boussole
Mathias ÉNARD "Boussole"
Babel n°1478, Actes Sud, août 2017, 470 p.
Ce récit, monologue d'une nuit s'insomnie d'un universitaire veillissant et mal allant, est apparemment centré sur l'amour inabouti qu'il a conçu pour une collègue, orientaliste comme lui. C'est l'occasion de remémorer , par association d'idées, toute sa carrière à partir des occasions manquées de leurs rencontres successives.
Spécialiste de l'histoire de la musique, le narrateur nous ouvre des perspectives inhabituelles sur les rapports musicaux Occident/Orient.
De fait, au-delà de l'histoire d'un amour contrarié, ce livre est l'énonciation d'une thèse, à travers une érudition étourdissante, qui dépasse à la fois les clichés orientalistes associés au colonialisme et à l'impérialisme occidental et leur dénonciation par Edward Saïd et la mouvance postcoloniale qu'il a initiée.
Pour cela, il exhibe les figures oubliées de Félicien David, premier musicien orientaliste et saint-simonien (tout comme Ismayl Urbain, premier français algérien ami d'Abd-el-kader et conseiller non écouté de Napoléon III), dont la symphonie "Le Désert" donnée à Paris le 8 décembre 1844 fut un succès à l'échelle européenne (p 145), et de Francisco Salvador Daniel, qui fut l'élève de David au Conservatoire, et qui fut exécuté sur les barricades de la Commune, à 40 ans, "absolument oublié depuis en France, en Espagne ou en Algérie, pas de sépulture à part les traces de ses mélodies dans les oeuvres de Massenet, de Delibes, de Rimski, sans doute plus abouties, mais qui ne seraient rien sans la matière fournie par Francisco Salavador." (p 148)
La thèse du narrateur, Franz Ritter, musicologue viennois, est que la musique européenne du XIXe, voire de la fin du XVIIIe, de Mozart à Debussy et Bartok, a été fortement influencée par la musque orientale (p 146).
Cette thèse, élargie à l'ensemble des rapports culturels Orient/Occident, est celle de la femme qu'il aime, spécialisée, elle, dans la littérature. "Il fallait trouver, disait-elle, au-delà de la bête repentance des uns ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui inclue l'autre en soi. Des deux côtés." (p 337)
Dans cette perspective, ils revalorisent, l'un comme l'autre, les rencontres entre les deux mondes qui ne se sont pas placées sous le signe de la domination.
C'est l'occasion de remarques sur les "identités imposées" : "Violence d el'identité plaquée par l'autre et prononcée telle une condamnation (...) Il est étrange de penser qu'aujourd'hui en Europe on pose si facilement le nom de "musulman" sur tous ceux qui portent un patronyme d'origine arabe ou turc."(p 316-7)
Inversement, une certaine insouciance des "orientalistes" contemporains par rapport aux dictatures est soulignée. Nous voici à Alep (Syrie) en 1996 : "Impossible alors, au bar de l'hôtel Baron, de prévoir que la guerre civile allait s'emparer de la Syrie, même si la violence de la dictature et ses signes étaient omniprésents, si présents qu'on préférait les oublier, car il y avait un confort certain pour les étrangers dans les régimes policiers, une paix ouatée et silencieuse de Deraa à Qamishli, de Kassab à Quneytra, une paix bruissant de haine rentrée et de destin ployant sous un joug dont tous les savants étrangers s'accommodaient bien volontiers." (p 134)
Car "contrairement à l'Iran où la République islamique était très tatillonne sur les activités de recherche, le régime de Hafez el-Assad laissait une paix royale à ces scientifiques, archéologues compris." (p 137)
Or c'est à ce même hôtel Baron où se retrouvent en 1996 Frantz Ritter, le narrateur, et sa chère Clara, qu'est passée fin 1933 Annemarie Schwarzenbach en compagnie d'Erika Mann, un passage qui précéda de quelques années son périple commun avec Ella Maillart, qui donna naissance à leurs deux livres "La voie cruelle" et "Où est la terre des promesses ?" (PBP voyageurs n° 51 et 499), dont je n'ai pas encore rendu compte de la lecture parallèle...
C'est la découverte que fait Clara dans les archives de l'hôtel, où elle découvre sa fiche d'arrivée.
On sait qu'Erika Mann, actrice et écrivaine, fille de Thomas Mann, fut, avec son frère Klaus et son oncle Heinrich, une militante antinazie de la première heure.
Quant à Annemarie Schwarzenbach, elle partageait leurs idées, bien que Suisse comme Ella Maillart, elle rigoureusement apolitique et méchamment renommée par Frantz Ritter "la nonne gyrovague".
Elle était également comme Klaus Mann victime des préjugés hypernormatifs de son époque et de son milieu en matière de genre et d'orientation sexuelle. Homsexuels tous deux, mais sans doute de façon refoulée pour elle, ils eurent une existence malheureuse et recours à la drogue et virent leur vie écourtée, elle par un accident de vélo en 1944, lui par le suicide en 1949.
Ces marginaux disent un autre rapport entre Occident et Orient : celui de la recherche de la liberté l'un par l'autre, qui passe par le respect de l'altérité et le refus de la domination.
Ainsi, cette longue méditation pleine de digressions savantes sur le veillissement et la mort débouche finalement sur une note d'espérance.