Roger MAZELIER ses combats pour la liberté
Je dois la découverte de cet ouvrage à l'un des co-auteurs, qui en fut, si j'ai bien compris, le concepteur et le coordinateur, mon vieux camarade Daniel BORDERIES, présenté ici comme "passeur de savoirs et bricoleur culturel" (p 5).
Son introduction, intitulée "Ne pas jeter la mémoire aux morts", en présente bien l'enjeu, dont nous avons eu l'occasion de discuter cet été, lors d'une brève rencontre chez notre ami commun, Antoine Loubière.
Il s'agit de retrouver les éléments de mémoire indispensables à la transmission du sens de certains combats essentiels du passé, afin d'armer nos contemporains pour les mêmes combats essentiels du présent.
Car la défense de la liberté est à nouveau à l'ordre du jour.
La mémoire appuyée sur des lieux
Je suis particulièrement sensible à la dimension donnée par Daniel aux lieux significatifs de sociabilité qui ont permis à ces combats de se déployer.
Car il s'agit ici d'intellectuels, cette catégorie portée sur l'individualisme et l'indépendance, qui n'ont jamais fétichisé leur appartenance à une organisation. Et donc refusé le poison du sectarisme.
Ce fut particulièrement le cas du docteur Mazelier, militant antifranquiste, lié aux surréalistes et aux oocitanistes, puis résistant à la fois dans des réseaux communistes et des réseaux liés aux services gaullistes.
Ceci en liaison par contre avec deux lieux emblématiques de l'antifascisme et de la liberté de l'esprit : le café Tortoni (qui se trouvait, place du Capitole à Toulouse, à l'emplacement actuel du Mac Do), lieu de retrouvailles du cercle surréaliste toulousain dont "beaucoup sont membres ou proches du parti communiste", et la librairie Trentin au 46 de la rue du Languedoc, fréquentée depuis 1935 par "la plupart des intellectuels progressistes de Toulouse" (p 37).
Ces références politiques demandent explications aujourd'hui. Être communiste dans les années 30 signifiait soutenir le combat de la classe ouvrière pour son émancipation, et donc s'opposer à la "société bourgeoise", soit, pour la plupart des intellectuels de l'époque, à leur milieu d'origine. Être progressiste signifiait s'opposer aux traditions religieuses et patriarcales alors très prégnantes et prendre parti pour le droit de chaque individu à choisir et bâtir lui-même son destin, hors des préjugés et des conventions.
Ces jeunes gens étaient donc en rupture avec la société dominante.
Ils choisssent donc naturellement de se lier à d'autres dissidents plus âgés.
Silvio Trentin n'est pas qu'un nom de boulevard
"Né en novembre 1885 en Italie", professeur de Droit, "élu député de Venise en 1919 pour la "Democrazia sociale". Ce parti inconnu est ainsi décrit par Wikipdia en italien : "in occasione delle elezioni politiche italiane del 1919 e di quelle del 1921, si era già formata una coalizione elettorale comprendente uomini politici provenienti dalla corrente di sinistra dell'area liberale. Capeggiata da Francesco Saverio Nitti (del Partito Radicale) e Giovanni Amendola (di Democrazia Liberale) era stata una breve esperienza di opposizione sostenuta dal giornale «Il Mondo». "
De fait, cela correspondait, dans le contexte de l'époque, au Parti radical-socialiste français, un parti de centre-gauche attaché à la justice sociale et aux libertés et hostile au nationalisme.
Cela n'a pas empêché Silvio Trentin d'être l'un des rares professeurs d'Université à refuser de prêter serment au nouveau régime fasciste, il est obligé de s'exiler en février 1926 avec sa femme et ses deux jeunes enfants, Giorgio et Franca. Installé dans le Gers, "sur une exploitation agricole qu'il abandonne assez rapidement pour devenir ouvrier typographe" (p 38), c'est là que naît son fils Bruno, à Pavie le 9 décembre 1926 (et non en 1932 comme indiqué ici par erreur).
Licencié de son emploi "à la suite de la grève du 1er Mai 1934 (...) Ses amis toulousains, au premier rang desquels Camille Soula, vont l'inciter à s'installer à Toulouse (...) Avec l'aide de ses amis italiens et français, il acquiert du poète ariégeois Pierre Marfaing le fonds de commerce de la librairie de la rue du Languedoc."(ibidem)
Lié au groupe antifasciste "Giustizia e Libertà animé par Carlo Rosselli et Emilio Lussu", il joue un rôle important dans le soutien à l'Espagne républicaine à partir de juillet 1936. Sa librairie devient un lieu de rencontre de tous les intellectuels antifascistes toulousains.
C'est là que Roger Mazelier fait notamment la connaissance de Henri Roudière, "avocat et membre de la Ligue des Droits de l'Homme, prématurément mort de l a tuberculose en 1939" et "du bouillant Achille Auban, militant aux jeunesses Socialistes en rupture avec le non-interventionnisme en Espagne" (ibidem), que nous aperçume bien plus tard alors qu'il était encore conseiller général PSU au début des années 70, mais aussi d'Albert Lautman, philosophe des mathématiques et futur résistant, Gilbert Courtois de Viçose, banquier protestant, et son épouse Jenny, eux aussi futurs résistants,"qui lui présentèrent le peintre Marc Saint Saëns" (p 40).
La notice wikipédia de Silvio Trentin résume ainsi la fin de sa vie : "En raison de l'occupation de la zone libre, les forces allemandes entrèrent à Toulouse en novembre 1942. Silvio Trentin inspira le mouvement de résistance « Libérer et Fédérer », créé à Toulouse en 1942. Il est rejoint notamment par Adolphe Coll. Ce mouvement de résistance toulousaine s'étendra jusqu'à Marseille et Lyon, en lien avec L'Insurgé. Recherché par les nazis, Silvio Trentin fut caché dans la maison des résistants Élise et Roger Mazelier, membres actifs du réseau Morhange.
En décembre 1942, sept étudiants sont arrêtés à Toulouse par la police de Vichy pour avoir distribué des tracts et avoir inscrit, à la peinture, sur les murs et sur les portes cette date : « 1918 ». Son fils Bruno Trentin fait partie de ceux-là, ainsi que Francis Naves, le fils de Raymond Naves, professeur français déporté en Allemagne, mort au camp d’Auschwitz.
Apprenant la chute de Benito Mussolini, il décide en septembre 1943 de rentrer en Italie du Nord pour participer au combat contre l’occupant nazi et ses alliés fascistes. Arrêté et emprisonné, il meurt le 12 mars 1944, sans avoir connu la libération de son pays."
La nécrologie de Bruno son fils dans "Le Monde" (daté 29-8-2007) ne parle pas de son arrestation (il avait 16 ans : peut-être a-t-il dû à son jeune âge d'être libéré ?) mais de son engagement en 1943 chez les partisans italiens du côté de la Vénétie, où, "à 18 ans il commande une brigade au sein du mouvement Justice et Liberté". On sait par ailleurs que Bruno Trentin devint un dirigeant syndical de premier plan en Italie à la CGIL, après avoir été de 1962 à 1972 député communiste. Intellectuel rigoureux, il rompt avec l'orthodoxie ouvriériste et prend le risque de l'unité intersyndicale et de l'engagement pro-européen.
Lucien Bonnafé de Toulouse à Saint-Alban
Parmi les amis surréalistes de Paul Mazelier, un autre étudiant en médecine, Lucien Bonnafé, retient particulièrement mon attention. Bonnafé né en 1912 est originaire de Figeac, et il est également, point qui l'oppose à Mazelier, engagé au Parti Communiste (p 40).
On sait que Bonnafé, médecin psychiatre, devient en 1942 le directeur de l'asile départemental de la Lozère à Saint-Alban-sur Limagnole. Son passage dans ces lieux est lié à celui du médecin catalan, proche du Poum, Francesc Tosquelles. Ensemble, ils inventent une psychiatrie non carcérale et ouverte à la participation des malades.
Cette belle aventure est racontée dans le roman de l'écrivaine suisse Anne-Claire DECORVET "Un lieu sans raison" à partir de l'histoire parallèle du lieu et de celle de ma grand-tante, Marguerite Sirvins, qui y fut hospitalisée de 1932 à sa mort en 1957, et qui y réalisa quelques chefs d'oeuvre de l'art brut en broderie, dont la célèbre "robe de mariée" exposée au musée de Lausanne.
Par ailleurs, j'ai découvert, en lisant sa biographie, que Frantz Fanon y fut stagiaire au début des années 50, avant de devenir lui-même psychiatre et directeur d'un des secteurs de l'asile de Blida en Algérie...
Les combats de Roger Mazelier
Il semble assez extraordinaire, avec l e recul, que ce jeune médecin de quartier, installé dès son diplôme obtenu dans le quartier populaire de Croix-Daurade, ait pu passer à travers les mailles du filet de la répression qui décima la résistance. D'autant qu'il ne participa pas à un seul réseau mais à plusieurs. Il dut peut-être cette chance au fait de s'être cantonné dans des tâches "logistiques", pourtant indispensables et précieuses, en cachant chez lui des militants de passage, tel Silvio Trentin, on l'a vu : sa "vieille maison de maître du XVIIIe(...) sert de repère sûr dès 1942 dans l'organisation et le déploiement de la logistique des résistants implantés à Toulouse et d'autres qui sont "de passage". Derrière la maison s'étend un parc arboré et buissonneux. Un portail vétuste, tenu debout par la rouille et le lierre, donne sur des jardins maraîchers.Cette issue opportune permet des allées et venues discrètes qui ne peuvent être vues de la rue principale." (p 50-1)
Sa femme Elise s'occupe du ravitaillement en sillonnant à vélo les campagnes alentours, accompagnée de son neveu de trois ans, le jeune Michel Gamarra, mais aussi à nouer les contacts avec les aviateurs anglais ou américains que le couple devait héberger dans le cadre du "réseau Françoise" (p 60).
Mais les Mazelier n'hébergent pas que ceux-là.
Ils sont de plus en lien "avec l'organisateur des imprimeries clandestines Jean Marcenac" dont ils diffusent "les journaux et livrets culturels composés d'essais et de poèmes de Louis Aragon, de Paul Eluard, d'Elsa Triolet, Jean Cassou, Tristan Tzara" (p 57)
C'est dans ce cadre qu'ils hébergent quelques jours Elsa Triolet (ibidem).
Lié également au "réseau Mohrange", réseau de renseignement lié aux britanniques et chargé de combattre l'Abwehr et la Gestapo (p 56), il est également en contact avec la fameuse 35e brigade Marcel Langer des FTP-MOI (p 62). Mais c'est à travers son métier de médecin qu'il s'engage : il est membre du Comité médical de la Résistance (p 67).
Les disparitions de nombreux proches du fait de la répression et des combats de la Libération, jointes aux départs de Toulouse de nombreux intellectuels réfugiés, son refus de s'aligner sur les oppositions binaires de la "Guerre froide" vont amener Roger Mazelier à se replier sur un travail culturel centré sur la culture occitane et l'histoire du catharisme.
Les différents chapitres de ce livre nous ouvrent sur les facettes d'une riche personnalité, à laquelle est inextricablement liée celle de son épouse et complice Elise. Et par là-même à une histoire encore à synthétiser de l'intelligentsia progressiste toulousaine des années 30 à 60.
Un élément récent vient de s'y ajouter avec les Mémoires d'Edgar Morin ("Les souvenirs viennent à ma rencontre", Fayard, septembre 2019, 764 p) qui passa à Toulouse les années 1940 à 1943, et qui évoque Silvio Trentin (p 94-5).