Police et Etat de droit
Police et Etat de droit
Assa TRAORÉ et Geoffroy DE LAGASNERIE
Le combat Adama (Stock, mars 2019, 252 p)
Cédric BANNEL
Kaboul express (Points policier n°4763, mai 2018, 334 p)
Entre terrorisme de Daech et bavures récurrentes relevant du racisme postcolonial, la posture sécuritaire justifiant a priori tous les agissements de nos forces de l'ordre mériterait d'être interrogée plus souvent par les candidats au pouvoir.
Or, comme le remarque justement Geoffroy de Lagasnerie, "on pourrait imaginer que la critique des violences policières représenterait une préoccupation largement partagée, y compris dans le camp conservateur, au nom du respect du droit et de l'attachement à l'idée d'une police exemplaire. Mais ce n'est jamais ce qui se passe....C'est toujours une solidarité spontanée avec la police ou la gendarmerie que les autorités expriment dès qu'une affaire éclate. Il y a un suivisme des politiques par rapport à la police." (Le combat Adama, p 42).
La mort d'Adama Traoré, le 19 juillet 2016, dans la cour de la gendarmerie de Persan (Val d'Oise) suite à un contrôle d'identité qui avait mal tourné illustre tragiquement cela. Il aura fallu plusieurs contre-expertises médicales commandées par la famille, grâce à l'appui d'un avocat tenace et de militants experts des "bavures policières" dans les quartiers populaires ethnicisés, pour que la responsabilité des gendarmes soit enfin mise en cause. Et cette obstination de la famille Traoré à obtenir vérité et justice leur sera lourdement facturée en règlements de compte policiers cautionnés par tous les politiques locaux. Malgré cela, elle tient bon, grâce à une mobilisation locale de longue haleine qui ne recule pas devant les implications politiques de son action.
Cette impunité de fait des forces de l'ordre est parallèlement mise en scène et justifiée par la pression du terrorisme. Un roman policier best-seller, deuxième d'une série qui a manifestement trouvé son public et une critique complaisante, avance sans état d'âme, et avec l'hypocrisie de mise, ce type d'argument.
"Antoine Magnet sourit. Comme elle (sa cheffe) il sait que ce à quoi ils s'adonnent s'apparente à de la torture, interdite dans un service de police judiciaire comme à la DGSI. En cas de plainte, ils risquent la révocation.
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Patron, je suis avec vous. Mais je fais quoi s'il demande un avocat ?
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Mens, dis qu'il n'y a pas droit.Fais-lui signer un papier dans lequel il renonce à tout défenseur. - Elle regarde le djihadiste à travers le miroir sans tain. - C'est un crétin et un faible. Il va craquer." (Kaboul express, p 61)
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Voilà un vrai chef, comme ceux que l'on rencontre tout au long de cette aventure :
"Dans ses yeux pétille cet éclair particulier que l'on ne trouve que chez les chefs naturels, ces hommes nés pour commander." (ibidem, p 79)
Et on en a bien besoin, vues les circonstances :
"Certains, dans la salle, sont encore étonnés de ce qui se déroule sur le sol de leur pays, autrefois douce France. Une guerre pourrie qui ne dit pas son nom, menée par des hommes et des femmes qui veulent détruire la civilisation qui leur a tant donné, à eux et à leurs pères." (ibidem, p 101)
Et de toute façon, ailleurs on fait bien pire : "en Afghanistan, une séance d'interrogatoire se termine presque toujours en torture." (p 112)
Alors pourquoi se gêner ? On veut empêcher les terroristes d'agir ou non ?
De fait l'accusation d'hypocrisie est implicitement envoyée aux droitsdelhommistes, bien contents au fond d'être protégés des attentats, mais qui refuseraient aux policiers les moyens de le faire.
Examinons cela de plus près.
Il faudrait donc, au nom de l'efficacité, s'assoir sur les principes de la "civilisation" que veulent détruire les djihadistes ? Mais alors, que défend-on au juste ?
En réalité, sur ces deux terrains, a priori sans rapport, celui des contrôles d'identité "de routine" des jeunes garçons Noirs ou Arabes dans les quartiers populaires, et celui de l'empêchement ou de la répression des attentats terroristes de Daech, s'entretient pareillement et se nourrit le racisme policier et le mépris du droit, des libertés fondamentales et de la dignité de la personne.
Et si, sur le second, les forces de l'ordre peuvent se prévaloir d'une certaine "efficacité", elles n'ont pas ce prétexte sur le premier. Car qu'empêchent ces contrôles d'identité délibérément humiliants et à répétition ? Rien, sinon la liberté de déplacement de ces jeunes, assignés de fait à résidence.
Par contre, et ici l'on rejoint peut-être la question du terrorisme et du recrutement de ses agents locaux, ces contrôles alimentent le ressentiment et la haine qui peuvent constituer un puissant stimulant à l'engagement de certains dans la machine de guerre djihadiste. On mesure ici toute l'ironie involontaire de l'affirmation de Cédric Bannel sur "la civilisation qui leur a tant donné, à eux et à leurs pères"...
Nos forces de l'ordre entrent ainsi dans le rôle bien connu du pompier pyromane : elles alimentent le feu qu'elles vont se vanter ensuite d'être les seules à pouvoir éteindre.
Aussi faut-il non seulement saluer mais aussi soutenir tous ceux qui se mobilisent pour que justice soit rendue aux victimes de "bavures policières".
A commencer par Adama Traoré.
Et, ce faisant, si l'on va jusqu'au bout de ce combat, on assèchera plus sûrement le vivier de recrutement du terrorisme qu'en systématisant l'usage de la torture, la stigmatisation des populations issues de l'immigration et le quadrillage des quartiers populaires.
Post Scriptum : En relisant un n° de "l'Obs". Je retombe sur l'Obs du 25-4-19 : sa "une" centrée sur "le livre -choc d'Alex Jordanov" est titrée : "Au coeur des services secrets". Le chapeau des extraits du livre de ce journaliste d'investigation et documentariste, où "pour la première fois des agents de la DGSI dévoilent les dessous de la traque des terroristes sur le sol français", se termine ainsi : "Et si, pour des raisons de sécurité, les agents s'expriment sous des noms d'emprunt, cela ne les empêche pas de parler sans fard. Ils critiquent un dispositif législatif selon eux "totalement inadapté face à l'ampleur des risques". Ils disent aussi leur lassitude vis-à-vis d'une bureaucratie tatillonne. A les entendre leur hiérarchie serait d'ailleurs plus souvent soucieuse de se "couvrir que de "prendre ses responsabilités". Tandis qu'eux sont aux avant-postes d'une lutte qui, préviennent-ils, ne fait que commencer."
Ces jugements, rapportés sans aucun recul, font froid dans le dos. Ils rappellent très exactement ceux des créateurs de l'OAS lors de la "guerre d'Algérie". Bien sûr les enjeux sont très différents. Mais comment ne pas voir là tous les ingrédients d'un recul aggravé des libertés et de l'Etat de droit pire que celui déjà constaté par François SUREAU ?
Le pire étant peut-être de lire cela dans un hebdomadaire réputé "de gauche" qui s'était créé pour combattre les reculs de l'Etat de droit suite justement à la guerre d'Algérie...