Viginie DESPENTES King-Kong théorie

Publié le par Henri LOURDOU

Virginie DESPENTES King-Kong théorie

(Le Livre de Poche n°30904, 2007, tirage d'avril 2019, 160 p.)

 

Ce livre est plus qu'important. Il est essentiel. Essentiel pour tous ceux et celles qui ne se contentent pas de la version édulcorée du féminisme que nous vendent les médias et la pensée dominantes.

Car nous vivons dans un monde encore dominé par des normes qui excluent le plus grand nombre du simple droit à l'égalité énoncé dans nos grands principes.

Je viens récemment de redécouvrir le caractère malfaisant de ces normes et préjugés qui conduisent aux discriminations les plus détestables dans leur hypocrisie.

Aussi étais-je sans doute plus prêt que d'autres à accueillir ce texte radical qui met en cause les racines de la domination et d'une inégalité qui n'est pas toujours vue pour ce qu'elle est : une construction sociale et politique.

Et cela commence par l'explicitation d'un stéréotype ininterrogé parce que le plus souvent implicite : "L'idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l'esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d'école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu'un homme, cette femme blanche heureuse qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l'effort de ressembler, à part qu'elle a l'air de s'emmerder pour pas grand chose, de toute façon je ne l'ai jamais croisée nulle part. Je crois bien qu'elle n'existe pas."(p 13)

A partir de là, on peut réhabiliter toutes celles que V Despentes appelle les "looseuses de la féminité" (p 10), "toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf"(p 9) auxquelles elle dédie son livre.

Mais celui-ci s'adresse aussi à tous ces hommes qui se lamentent "de ce que l'émancipation féminine les dévirilise" (p 27). Et elle leur rappelle que "les corps des femmes n'appartiennent aux hommes qu'en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l'État, en temps de guerre."(ibidem) Autrement dit que l'oppression et l'abaissement des unes n'est que la compensation à l'oppression et l'abaissement des autres. Et la polarisation des rôles et des valeurs en masculin/féminin n'est qu'un habillage de ces diverses oppressions, qu'il s'agit de remettre en cause solidairement.

 

Déconstruire l'oppression par l'expérience vécue : la question du viol.

 

V Despentes part de son vécu : l'expérience du viol qu'elle a subi à l'âge de 17 ans. Et elle en tire quelques leçons.

Tout d'abord, que l'image du viol comme acte hyper-violent commis par des psychopathes ne correspond pas à la réalité la plus répandue. Le viol "ordinaire" qu'elle a subi, en compagnie d'une copine, relève du pouvoir collectif implicite des hommes : "Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre."(p 46) Autrement dit à se comporter en victimes consentantes de ce qui pourtant est présenté et représenté comme quelque chose de grave. Ce double impératif contradictoire, que l'on retrouve dans toutes les entreprises de formatage des opprimés, aboutit au jugement final que c'est la victime qui est coupable. Et donc à son silence. Cette omertà qui fut longtemps si difficile à briser s'appuie sur la culpabilité inconsciente de la victime et sur le jugement commun. Même si, en théorie comme en pratique, on n'en est plus là, il n'en reste pas moins que dans la culture comme dans les fantasmes le viol est "au centre, au coeur, socle de nos sexualités" (p 49).

"Derrière la toile du contrôle de la sexualité féminine paraît le but premier du politique : former le caractère viril comme asocial, pulsionnel, brutal. Et le viol sert d'abord de véhicule à cette constatation : le désir de l'homme est plus fort que lui, il est impuissant à le dominer (...) (Mais) si la testostérone faisait d'eux des animaux aux pulsions indomptables, ils tueraient aussi facilement qu'ils violent. C'est loin d'être le cas."(p 50-51)

Voilà pour la "virilité" et son pseudo-fondement biologique.

 

Au final deux conclusions pratiques s'imposent : en aucun cas ne laisser le viol impuni, en aucun cas n'enfermer les femmes dans le rôle de victimes. Ce sont des conditions impératives pour sortir de la culture du viol.

 

Pour un féminisme radical : interroger les représentations de la prostitution et du porno

 

Ces questions sont très controversées, mais une prise de position radicalement féministe passe par la rupture avec le puritanisme hypocrite qui enferme les femmes dans le rôle de victimes et les hommes comme les femmes dans une conception normative et productiviste de la sexualité.

J'avais déjà pris conscience de l'ambigüité du discours anti-prostitution tenu par certain-e-s soi-disant féministes. Sous prétexte de défendre "la dignité des femmes", ces bon-ne-s apôtres, tel Gérard Biard de "Charlie hebdo", en venaient à condamner (avec pour celui-ci une ironie particulièrement lourdingue) ceux qui, comme Amnesty International qu'il attaquait alors, se soucient des conditions d'existence des travailleuses du sexe : ainsi celles-ci seraient les seules à ne pouvoir se défendre sous prétexte que leur travail serait indigne en soi. Là aussi, Virginie Despentes convoque son expérience vécue pour remettre en cause la vision d'une prostitution réduite au trafic violent contrôlé par des bandes mafieuses sur des personnes réduites en esclavage...sans interroger pour autant la misère sexuelle qui pousse certains à recourir à ce genre de service et ses origines. Car il y a bien évidemment prostitution et prostitution : pour certaines femmes c'est une façon d'échapper au salariat "normal" dont les conditions sont parfois pires. Au nom de quoi les prostituées légales que sont certaines épouses se permettent-elles de les condamner, si ce n'est l'indépendance financière et personnelle que conquièrent ces travailleuses au regard de la dépendance qu'elles-mêmes subissent ?

Nous retrouvons les mêmes ambigüités concernant le porno. Avec, là aussi le recours à l'expérience vécue que fut la réception du film "Baise-moi" coréalisé par V Despentes avec Coralie Trinh Thi, par ailleurs actrice de films X.

Là encore V Despentes remet les pendules à l'heure : "Ça n'est pas la pornographie qui émeut les élites, c'est sa démocratisation. Quand Le Nouvel Obs titre – en 2 000, à propos de l'interdiction de Baise-moi"Pornographie, le droit de dire non", il ne s'agit pas d'interdire aux gens de lettres l'accès aux écrits de Sade (...) C'est le libre accès à ce qui doit rester le domaine des privilégiés auquel Le Nouvel Obs réclame le droit de dire non." (p 99)

A cela s'ajoute la question de savoir "qui est la victime ? Les femmes qui perdent toute dignité du moment qu'on les voit sucer une bite ? Ou les hommes trop faibles et inaptes à maîtriser leur envie de voir du sexe, et de comprendre qu'il s'agit uniquement d'une représentation ?" (p 99-100) .

Or "le porno, volontiers dénoncé comme mettant les gens mal à l'aise par rapport au sexe, est en réalité un anxiolytique. C'est pourquoi il est attaqué avec virulence. Il est important que la sexualité fasse peur." (p 102)

Par contre, la question importante et non posée par les censeurs est : "Pourquoi le porno est-il l'apanage des hommes ?"

Et V Despentes trouve une réponse dans l'immense tabou qui recouvre la masturbation féminine : "Un film de cul c'est fait pour se branler.

Je sais bien que ce que font les filles toutes seules avec leur clitoris ne me regarde pas, mais cette indifférence à la masturbation me trouble quand même un peu : à quel moment les femmes se connectent-elles avec leurs propres fantasmes, si elles ne se touchent pas quand elles sont seules ?" (p 104)

Ainsi la boucle de l'oppression se referme : "La famille, la virilité guerrière, la pudeur, toutes les valeurs traditionnelles visent à assigner chaque sexe à son rôle. Les hommes en cadavres gratuits pour l'État, les femmes en esclaves des hommes. Au final tous asservis, nos sexualités confisquées, fliquées, normées." (pp 107-108) Tout cela au profit de la classe dominante.

 

Le piège du succès pour une femme

 

Le dernier chapitre traite de la façon dont V Despentes a vécu le passage à la notoriété. Toujours basé sur le vécu de l'auteure, il nous concerne moins apparemment. Il est cependant tout aussi révélateur que les autres du poids des normes dominantes : une femme, même célèbre, doit rester à sa place.

 

En conclusion, "le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing (...) Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres."(p 145).

 

Bien dit, pensé et écrit. L'aventure continue.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article