Pablo SERVIGNE, Raphaël STEVENS et Gauthier CHAPELLE Une autre fin du monde est possible
Pablo SERVIGNE, Raphaël STEVENS, Gauthier CHAPELLE
Une autre fin du monde est possible
(Seuil, coll Anthropocène, oct 2018, 328 p.)
J'avais bien apprécié le premier livre de 2015 du duo auquel s'est joint ici G Chapelle.
J'en avais d'ailleurs retenu surtout ce qui forme l'épine dorsale de ce nouveau prolongement de leur réflexion collapsologique : la question des émotions suscitées par cette perspective de l'effondrement de notre civilisation thermo-industrielle. Une perspective de moins en moins déniée comme en témoigne, à sa façon, la série d'été du "Monde" intitulée : "Vivre avec la fin du monde" (23 au 28-7-19).
C'est d'ailleurs le point de départ du livre : "L'idée que les catastrophes globales sont en train d'avoir lieu est de plus en plus admise, tout comme l'idée qu'elles charrient avec elles la possibilité d'un effondrement systémique global" (p 15).
Or, le premier obstacle à sa prise en compte est "l'image caricaturale que l'on s'en fait", centrée sur l'idée d'un seul événement décisif "qui anéantirait d'un seul coup tout ce que nous connaissons" (ibidem).
Car l'idée que l'on peut raisonnablement se faire de "l'effondrement" est celle d'un "enchaînement d'événements catastrophiques (...) sur fond de changements progressifs non moins déstabilisants" (p 16). En vrac, et de façon non exhaustive : d'un côté des ouragans, accidents industriels, attentats, crises migratoires, pandémies, canicules...et de l'autre des désertifications, dérèglements des saisons, pollutions et pannes rémanentes, restrictions des libertés, extinctions d'espèces...
Ces événements et processus allient phénomènes naturels, politiques, économiques, sociaux ...et psychologiques.
Ces derniers ne sont pas les moindres, comme en témoigne l'exemple donné, pp 19-20, de la constitution récente par certains "super-riches" de "havres super-sécurisés" loin des métropoles, désormais considérées comme des endroits à risques. Une tendance qui tend apparemment à se renforcer.
Or, ce genre de réaction de type "survivaliste" (on se met à l'abri avec de quoi survivre matériellement) est l'occasion de souligner la pauvreté d'une telle vision des choses.
Fondée sur sur la fameuse "pyramide des besoins" élaborée par Meslow en 1943, elle néglige le fait que tous les besoins sont interdépendants, et que l'image de la pyramide ne correspond pas à la réalité vécue. A quoi bon manger, boire, dormir, respirer (besoins dits "de base" ou "premiers"), si les besoins dits "secondaires" (sécurité, appartenance, amour, estime et accomplissement de soi) ne sont pas satisfaits ?
Cette intuition amène à l'idée d'une "collapsosophie", dont ce livre se veut une introduction.
Cette "sagesse de l'effondrement" est bien le carburant culturel qui doit nous permettre d'aborder la période qui vient en élaborant les outils collectifs nécessaires pour éviter ou affronter la montée des paniques et des conflits violents.
Il ne m'est bien sûr pas indifférent de constater que pour cela, nos auteurs font largement appel à la pensée complexe d'Edgar MORIN, dont je me nourris depuis longtemps. Celui-ci fait d'ailleurs l'objet d'un long entretien dans le n°1 d'"Yggdrasil" (été 2019, 142p, 12 €, dans les kiosques et librairies) qui est comme le prolongement naturel de ce livre.
Mais aussi à de nombreux auteurs anglo-saxons, royalement méconnus en France, comme Carolyn BAKER, écopsychologue, présentée dans ce même n° , décidément incontournable, d'"Yggdrasil", pp 32-37), et francophones, dont deux philosophes dont j'avais déjà remarqué la pertinence, Bruno LATOUR et Corinne PELLUCHON.
Ce qui en ressort, est d'abord une apologie de la reliaison avec les vivants non-humains et les civilisations de chasseurs-cueilleurs qui n'avaient pas coupé les liens avec eux, et, corrélativement, à travers l'écoféminisme, une remise en cause de l'opposition des qualités qualifiées de "féminines" et "masculines" et des dominations que cette opposition a et continue de "justifier".
Le fil directeur non explicité que je vois à ces remises en cause est bien entendu l'égalité universelle des droits et le refus de la violence, qui passent par la reconnaissance de nos interdépendances.
Ainsi, la prise de conscience écologique radicale de l'inéluctable effondrement de la civilisation thermo-industrielle est aussi celle de l'anthropocentrisme, de la domination masculine, de l'occidentalocentrisme, et s'accompagne donc logiquement de la remise en cause du spécisme, du patriarcat, du racisme, du capitalisme et du militarisme.
Ce qui pose bien sûr la question de "comment en sortir ?" A cela, les auteurs ont l'intelligence et la prudence de ne pas répondre. Car, bien évidemment, les réponses sont multiples et leurs interrelations pas encore abouties. Seules la conscience des enjeux et le désir commun d'aller vers un respect universel du vivant peuvent nous servir de guides. Ce qui est déjà beaucoup en ces temps de grande confusion.