Slimane ZEGHIDOUR Sors, la route t'attend -Mon village en Kabylie, 1954-1962.
Slimane ZEGHIDOUR
Sors, la route t'attend
Mon village en Kabylie 1954-1962
(Les Arènes, février 2017, 296 p.)
Slimane ZEGHIDOUR, dont j'avais lu quelques articles dans "Le Monde" ou "l'Obs", est né en 1953 dans un petit village de montagne de petite Kabylie, non loin de la mer et des monts Babor et Tababor. Il y a vécu toute son enfance, qui correspond à ce qu'on a fini par reconnaître officiellement en France (en 1997 seulement !) comme la "guerre" d'Algérie (jusque-là ce n'était que des "opérations de maintien de l'ordre"...).
Autant dire que son témoignage, fruit d'un long travail de confrontation entre sa mémoire et les archives et témoins plus âgés, est précieux.
J'avoue n'avoir jamais rien lu d'aussi fort sur le sujet : il y a en effet chez Zéghidour un alliage de sincérité empathique et de recul critique qui constitue pour moi le juste équilibre du bon Historien. Et une écriture qui correspond à cette alliage : sans affèterie ni pathos, elle "coule de source" avec efficacité et précision. J'aime cette sobriété qui sait aller au fond des choses sans avoir l'air d'insister.
Son livre constitue un apport de poids à ce que l'historien Benjamin STORA appelle la "réconciliation des mémoires".
Sortir des légendes et contre-légendes sur l'Algérie et la France est plus que jamais nécessaire, à l'heure des replis identitaires concurrents et opposés.
Cela suppose de mettre à mal quelques réécritures de l'Histoire forgeant des "légendes roses" de la colonisation...et de la décolonisation !
Quelques vérités nécessaires sur la colonisation
Revenant sur les circonstances de sa naissance, en septembre 1953, l'auteur note : "Je déplie une carte Michelin de l'époque (...) Aucun de nos patelins n'y figure, c'est normal puisqu'il n'y est fait état que des bourgs reliés par la route ou des pistes carrossables. Circulez, il n'y a rien à voir du côté de chez nous. En revanche, s'y étire un ample chapelet de villages et de petites villes aux noms qui fleurent bon la France profonde et ses belles provinces : Strasbourg, Cavallo, Duquesne au nord; Saint-Arnaud, Richelieu, Lucet, Chasseloup-Laubat, Châteaudun, Donat, Rouget-de-l'Isle, Sillègue au sud; Robertville, Arago, Gravelotte, Bizot à l'est; Lafayette, Macdonald, Coligny, Fautigny, Davout à l'ouest. L'Algérie n'a beau être que l'aile sud de la République, avec, au milieu , "la Méditerranée qui traverse la France comme la Seine traverse Paris", son tissu rural et urbain n' y est pas moins décousu qu'un manteau d'Arlequin dépareillé, à l'instar d'une étoffe damasquinée, avec, à l'endroit, des chapelets de bourgs "européens", et, à l'envers, des confettis de hameaux "musulmans", dixit le vocabulaire officiel, républicain, de l'époque, qui exprime et officialise plus un statut juridique qu'une religion. Au quotidien, ce décalage criant s'exprime à travers deux univers distincts et imbriqués, deux peuples qui vivent au sein du même territoire, mais pas dans le même pays, en même temps, mais pas à la même époque, sous le même État et avec des devoirs identiques, mais pas de droits équivalents, sans vision partagée, avec des passés qui s'excluent, des vécus au présent qui s'ignorent et se neutralisent, sans plus d'avenir ni d'horizon commun." (p 27)
Saisissante synthèse d'une situation, qui explique en une demi-page les raisons d'une lutte de libération nationale après près de 130 ans de "présence française" censée avoir apporté le "progrès et la civilisation"...
Pourquoi en est-on resté-là ?
Zéghidour revient également, un peu plus loin, sur l'historique de cette colonisation inégalitaire au possible.
Et il souligne, après d'autres, ce paradoxe apparent : c'est l'avènement de la 3e République qui déchaîne la spoliation et la mise à l'écart des indigènes, au nom d'un égalitarisme qui ne s'applique qu'entre "Européens". "Fini le grand dessein impérial (allusion aux projets de Napoléon III) d'un pays neuf, allié de la France, où règnerait l'égalité entre Européens et Arabes. Des colons affluent en masse, plus de cent trente mille en dix ans, qui s'installent de plain-pied sur les terres expropriées. Alsaciens, communards exilés, jacobins, blanquistes, marxistes, internationalistes, et anarchistes; ces prolétaires soudain devenus propriétaires se révèlent insatiables. Qu'importe, une loi vient lever l'ultime obstacle à l'accaparement des sols indigènes. En instituant la propriété privée, jusqu'alors ignorée, elle incite des milliers de fellahs à retirer leur lot individuel du bien collectif afin de pouvoir le revendre, qui plus est à vil prix, fixé par l'acquéreur européen. Ayant écoulé leurs parcelles, des milliers de paysans se retrouveront bientôt "nus", contraints, au mieux, d'aller vendre également leurs bras, forcément au colon qui, la veille, a racheté leur lopin." (p 65)
Et quelques vérités (tout aussi) nécessaires sur le bilan de la décolonisation
Aussitôt après avoir décrit l'état de son pays à sa naissance, l'auteur précise : "D'hier, à la veille du début de la guerre d'indépendance, à aujourd'hui, un demi-siècle après une "libération si chèrement acquise", il n'y a eu aucun changement, si ce n'est en pire, hélas ! (...) Certes, Émir Abd-El-Kader a eu beau se substituer à Strasbourg sur le papier, Cavallo s'effacer devant El-Aouana, Texenna reprendre le dessus sur Duquesne, et Saint-Arnaud redevenir El-Eulma, sur le terrain, rien n'a bougé sous le soleil.(...) Un demi-siècle après (...) toujours rien qui puisse indiquer tant soit peu l'existence d'un État : pas un viaduc ni un pont, pas d'écoles ni d'immeubles en dur, pas plus de routes asphaltées que de châteaux d'eau." (p 28-29)
Constat à nuancer par celui de l'exode rural massif qui dépeupla dès l'indépendance ces pentes difficiles d'accès, et dont témoigne l'histoire familiale-même de l'auteur.
Ainsi, encore un paradoxe, la guerre d'indépendance fut en même temps l'entrée dans la modernité d'un monde resté profondément archaïque, et celle de la fin d'une culture dont le colonisateur n'était jamais venu à bout.
Ces huit ans de guerre furent aussi ceux d'un double jeu permanent : "Je m'aperçois (...) avec le recul, à quel niveau de duplicité il a fallu s'abaisser pour passer entre les gouttes; jouer le jeu, double jeu, donner le change, louvoyer, avec la hantise d'être confondu. Quel calvaire atroce, aliénant, ont dû subir mes parents." (p 198)
Car, d'un côté, il va de soi que chacun, du côté "musulman", adhère à "l'Ordre" ("nidham", "ainsi que nous appellerons bientôt le FLN", p 54), dès l'éclatement de l'insurrection de la Toussaint 1954 et l'effondrement subséquent des relais indigènes de l'ordre colonial : "Il n'aura suffi que d'une nuit pour pulvériser un réseau de pouvoir indigène pourtant séculaire et reconnu de tous." (ibidem) Des notables dont la posture avait donné le vocable "béni oui-oui", aujourd'hui passé dans le langage courant.
Mais de l'autre, la réaction des autorités françaises à l'insurrection, bien que trop tardive, va consister à se poser la question de "l'intégration des populations musulmanes" à la République de façon enfin concrète...donc à offrir à ces populations de nouvelles opportunités qu'elles ne pouvaient que saisir. Et le FLN lui-même, conscient de cela, ne s'oppose pas à la transformation des fellahs d'El Oueldja, la mechta ancestrale du père de Zéghidour, en ouvriers pour la construction du barrage d'Erraguene dans la vallée en contrebas, voire, comme le père de Slimane, en commerçant. "Fort habilement, le FLN n'y met aucun obstacle, de peur de s'aliéner des ruraux si démunis, ragaillardis par des innovations aussi prometteuses."(p 73)
Mais cela se fait dans le cadre d'un camp de regroupement, associé à l'interdiction d'un retour au bled, devenu territoire sous contrôle militaire, afin de couper l'ALN de ses bases de recrutement et de ravitaillement.
Cela n'empêche pas le FLN de continuer son action, devenue plus souterraine, et l'oblige à transporter son action militaire en ville, avec les fameux attentats d'Alger, et la "bataille" qui s'ensuit.
Tout cela ne fait que renforcer la schizophrénie ordinaire du colonisé. "Le recours à un deuxième prénom renvoie à un tabou : le premier, couché par l'officier d'état civil français, - lequel a déjà imposé le patronyme – confère à ce dernier et à l'État colonial un pouvoir quasi magique, grâce auquel il "tient" celui qui le porte. Il en faut donc un second, non écrit, oral, sur lequel l'occupant n'aura nul ascendant ni prise. Je ne connais pas de pays où l'engouement pour le faux nom, le sobriquet soit aussi vivace et répandu qu'en Algérie. Faut-il y voir un subterfuge du colonisé pour échapper tant soit peu au colon qui l'a nommé ? J'incline à le croire, si je songe au fait, établi et fort documenté, que des officiers d'état civil ont attribué à des dizaines de clans, de propos délibéré, des patronymes aussi loufoques ou injurieux que Tête de Bouc, Gros Cul, Petit Cochon...
Finalement, chacun n'est ainsi plus connu que par son surnom. Un surnom usuel notoire auquel le FLN ne tardera pas à imposer un troisième à chaque militant." (p 87)
Une émancipation individuelle
Ce récit, écrit à la première personne, est celui d'une émancipation individuelle. Slimane, fils unique après la mort précoce de ses deux frères, et doué pour les études, est poussé par ses parents dans cette voie. Son père était déjà sur la voie de la remise en cause des traditions : en épousant une femme hors du clan, bien que voisine, il avait déjà brisé un tabou. En passant son permis de conduire et en acquérant avec son frère, qui lui ne conduit pas, un camion pour faire du commerce, il franchit un deuxième pas. Puis, peu après l'indépendance, la famille franchit un troisième pas en s'installant à Alger. Mais cette émancipation progressive se fera sans vraie rupture : contrairement à d'autres déracinés, Slimane ZEGHIDOUR ne nourrit aucune honte pour son passé et ses origines "blédardes", tout au contraire. Par contre, il analyse finement les contraintes et les limites de la tradition. Tout en nourrissant une profonde nostalgie pour les paysages grandioses et certains rites de son enfance. Cela nous vaut quelques pages éclairantes sur la nature ambivalente de la tradition : protectrice tout autant que mutilante, douce tout autant que rude.
Je ne peux, à ce moment, m'empêcher de faire un rapprochement entre cet itinéraire et celui de l'écrivaine Assia DJEBAR : même émancipation radicale (plus radicale encore pour une femme), mais même nostalgie traduisant le caractère progressif et sans rupture de cette émancipation, qui n'exclut pas une vraie lucidité sur les chaînes dissoutes par cette construction individuelle de la liberté.
Faut-il donc penser qu'il n'est de vraie émancipation qu'individuelle ? Bien que formé à l'école marxiste et à la tradition du mouvement ouvrier en général, je ne suis pas loin de le croire. Plus précisément, je dirai que le cadre collectif de l'émancipation ne suffit pas à en garantir l'effectivité, tant qu'il n'est pas investi par une volonté et une conscience individuelles.
Slimane ZEGHIDOUR tout comme Assia DJEBAR ont profité de circonstances collectives, le grand chambardement provoqué par la guerre d'indépendance, pour tracer leur propre chemin. Mais cela n'épuise pas le sens de cet épisode par ailleurs traumatisant et destructeur pour de nombreuses personnes, y compris pour eux-mêmes.
Les effets induits d'une "sale guerre"
Un autre apport de ce livre, qui est en fait un rappel, est de signaler la postérité, trop souvent oubliée, des pratiques et de la théorie élaborés par certains officiers français à l'occasion de cette toujours présente "guerre d'Algérie".
La "doctrine de la guerre révolutionnaire", théorisée par le colonel Charles Lacheroy, est enseignée dans un Centre d'Instruction à la Pacification et à la Contre-Guérilla (CIPCG), inauguré le 10 mai 1958 à Jeanne-d'Arc – l'actuel Larbi Ben M'hidi - bourg côtier non loin de Philippeville – aujourd'hui Skikda (p 139-140). "Il s'agit, aux yeux de ses promoteurs, Raoul Salan et Charles Lacheroy, d'y ériger la guerre psychologique en une discipline en soi, avec des méthodes et sur des critères quasi-scientifiques, incluant manipulation mentale, intoxication, torture "intelligente", lavage de cerveau et plus encore s'il le fallait." (p 140)
Or, "(ses) cours s'ouvriront rapidement à des "étudiants" en treillis accourus de tous horizons, belges, brésiliens, argentins, chiliens, portugais, sud-africains, tous voués à lutter contre la "subversion rouge" en Amérique latine ou le "virus communiste" au Congo belge, en Angola et au Mozambique. Plus de huit mille, y compris, dit-on, des Coréens et des Israéliens, y accompliront des séjours d'études, assortis parfois d'exercices pratiques sur le terrain." (ibidem)
Aucune publicité cependant n'entoure cette école un peu spéciale, au point que, dit Zéghidour, nul chez lui n'en a entendu parler, et que lui-même ne découvre rétrospectivement son existence que dans les années 1980, alors que,devenu reporter, il enquête sur les procès des dictatures latino-américaines.
"Ainsi ai-je appris qu'après l'indépendance, des dizaines de ces officiers, trop compromis avec l'OAS et de ce fait devenus à leur tour des hors-la-loi aux yeux de la France, ont dû franchir l'Atlantique, où ils ont trouvé le meilleur accueil chez leurs ex-"étudiants". Leur savoir-faire "algérien" leur ouvrira sans accrocs les portes des grands collèges militaires, aussi bien à Fort Bragg, aux États-Unis, qu'à l'École des Amériques, au Panama, à l'école de guerre de Manaus, au Brésil, ou encore à l'École de mécanique de la marine, à Buenos Aires, en Argentine." (p 141)
Et c'est dans ce dernier pays que "la doctrine aura été appliquée à la lettre, jusqu'à ses plus extrêmes limites, à savoir la technique de la "crevette Bigeard", consistant à jeter en mer, depuis un hélicoptère, un ennemi vivant et lesté d'un bloc de béton ! Inventé et éprouvé en Algérie, cet expédient radical aura connu son score le plus meurtrier au large du Rio de la Plata avec un minimum de vingt mille disparus." (ibidem)
Ce "rayonnement" de la France-là,on s'en serait passé volontiers ! D'autant qu'il continue encore d'exercer son pouvoir méphitique. Tout récemment encore, le commandant en chef des forces "alliées" en Afghanistan, le général américain Petraeus, a fait rééditer le roman de Jean Lartéguy "Les centurions", à la gloire des paras français formés à cette école, dans lequel "il aurait puisé de précieuses leçons de stratégie" (p 142).
La fin d'une civilisation
Le retour final de Zhégidour sur les lieux de son enfance, en 2013, constitue la conclusion du livre. Une partie de sa famille, restée dans la région, l'accompagne au village mort d'El Oueldja. Toute la zone montagneuse environnante a été déclarée zone interdite durant la "décennie noire" des années 90, pour cause de guérilla islamiste, en une ironique répétition de l'autre décennie noire de 1954-62; et ce n'est toujours pas sans appréhension qu'il s' y rend. Pour constater l'irrémédiable déréliction du lieu. La civilisation agro-pastorale de son enfance est bien morte.