Angel PESTANA Ce que j'ai appris dans la vie
Angel PESTAÑA
Ce que j'ai appris dans la vie
(Le Coquelicot, 2019, 164 p.)
Ce récit autobiographique d' "un anarcho-syndicaliste dans les années avant la guerre civile espagnole"(selon le sous-titre donné par l'éditeur) est initialement paru en 1933.
Sa réédition s'inscrit dans le projet des éditeurs de sortir de l'ombre des personnages clés et controversés de la révolution espagnole faisant partie de la mouvance libertaire.
La différence avec deux des trois précédemment édités, l'un que j'ai lu, Cipriano Mera, l'autre que j'avais déjà le projet de lire, Juan Garcia Oliver (seul survivant des 3 "Solidarios" à la guerre civile, les deux autres, Ascaso et Durruti y ayant succombé), c'est que ce témoignage date d'avant la guerre. Quant à Francisco Ponzan, que je découvre, il va se joindre à mon programme de lecture.
Angel Pestaña lui est mort à 51 ans d'épuisement, le 11 décembre 1937, en pleine guerre, alors qu'il venait d'être nommé sous-commissaire général aux armées. Il aurait donc été très intéressant de bénéficier de son témoignage sur cette guerre, et plus largement sur la période qui avait suivi la publication de ces premiers mémoires.
On sait qu'il avait créé le "Parti syndicaliste" et participé à la coalition du "Frente Popular" en 1936, qui fut victorieuse grâce à l'abandon de la posture abstentionniste de la part de la base de la CNT, organisation dont il fut l'un des principaux dirigeants, mais qui l'avait exclu, sous l'influence des militants de la FAI, doctrinaires de l'anarchisme, en raison de ses tendances "réformistes".
Il explique ici, à partir de son autobiographie, comment il en est arrivé à récuser le "pistolérisme" en vigueur à la CNT, dont il était l'un des militants les plus en vue, dans un célèbre "manifeste des Trente" d'août 1931, juste après la chute de la dictature de Primo de Rivera (1923-1930) dont il estime qu'elle a été en partie provoquée par ces méthodes de lutte.
Très controversé encore aujourd'hui au sein du mouvement anarchiste, où le mythe des "Solidarios" (Ascaso, Durruti et Garcia Oliver) est pieusement entretenu, sa voix, trop tôt disparue, mérite d'être écoutée.
Même si les éditeurs cèdent à l'ironie facile le concernant, en parlant de "confession" qui "a tous les attributs d'une leçon de morale au sens religieux du terme", ils concèdent qu'il "faut le lire" , "pour mieux comprendre ce qui a motivé ces réformistes à mener une intense lutte interne dans l'organisation révolutionnaire qu'était la CNT espagnole" (p 6)
Quant aux préfaciers, ils nous en font un portrait qui relève de ce même moralisme quasi-religieux en dénonçant "son désir de faire carrière en politique" (p 10) et en citant ce jugement (tout-à-fait contestable à mes yeux) de Joan Peirats à son propos : "Peut-être le seul militant confédéral (de la CNT) de grande envergure qui ait cédé à la tentation (sic) politique".(ibidem)
Ces tentatives d'orienter la lecture ne résistent pas à la force du texte de Pestaña.
Son autobiographie illustre clairement la grande misère du prolétariat de l'époque dont il est issu, mais également la grande énergie qu'il déploie pour échapper aux malheurs de sa condition, à travers un vagabondage incessant, où il ne rechigne pas à traverser la frontière française, et à multiplier expériences et rencontres qui en font un militant syndicaliste aguerri et un bon professionnel en horlogerie, après être passé par bien des métiers manuels.
Orphelin précoce, sa mère a quitté son père lorsqu'il était enfant, et il perd son père à quatorze ans.
C'est à l'âge de 23 ans, alors qu'il se trouve à Alger , qu'il publie son premier article pour le journal libertaire "Tierra y Libertad" publié à Barcelone. C'est aussi à cette époque qu'il s'initie à l'horlogerie, qui sera désormais son métier et lui permettra d'échapper au salariat.
En 1914, sans travail, il fait la traversée pour rejoindre Barcelone où il va jouer un rôle de plus en plus important au sein de la CNT.
Le contexte de la guerre va voir se développer les conflits sociaux, et c'est dans ce contexte qu'émerge le "pistolérisme", initialement provoqué par l'intransigeance patronale, mais qui va peu à peu prendre la forme d'un véritable "style de vie". C'est à ce point que la description et l'analyse de l'observateur de premier plan que fut Pestaña deviennent précieux. Car il démontre bien, à mon sens, en quoi on assiste alors à une dérive de l'action syndicale, basée sur des non-dits, c'est-à-dire sur beaucoup d'hypocrisie. Et avec des effets désastreux pour les travailleurs et le mouvement syndical.
On retrouve à nouveau ici les effets contre-productifs de la violence pour les opprimés, qu'on a observés en maintes occasions, trop nombreuses pour que ces effets soient considérés comme fortuits.
Outre une répression féroce et une marginalisation de l'organisation, ce recours systématique au pistolet crée une petite catégorie de profiteurs de la violence, qui, sans pour autant s'enrichir, développent un esprit aristocratique et un mode de vie "émancipé du travail", pour ne pas dire, avant l'heure, "consumériste". Certes, ils risquent eux-mêmes leur liberté et leur vie, mais avec finalement moins de risques que bien des salariés de base qui ne récoltent, eux, et à coup sûr, que la répression et l'exploitation renforcées.
Cette analyse est présentée sous un angle moral : Pestaña parle de la "perte (du) crédit moral face à l'opinion" de la CNT (p 143).
Cette façon d'aborder les choses paraîtra sans doute criticable à certains, elle ne s'en appuie pas moins pour autant sur le ressenti spontané de nombreux ouvriers, et correspond indéniablement à une réalité.
Par ailleurs, lorsque s'installe en 1923 la dictature militaire de Primo de Rivera, Pestaña fait valoir que les militaires "n'auraient pas réussi à s'imposer sans l"anesthésie, sans l'indifférence avec laquelle l'opinion publique voyait ce qu'il se passait, sans le désir de celle-ci de sortir de cette situation à laquelle personne ne voyait de solution."(p 146)
Aussi, le "Manifeste des Trente", publié peu de mois après la chute de la dictature, (voir p 154-160), bien qu'entièrement situé dans la phraséologie révolutionnaire, a-t-il pour objet véritable de rappeler qu'on ne saurait confier le triomphe de la révolution "à la bravoure de quelques individus et à l'intervention problématique des foules qui seconderont ces hommes lorsqu'ils seront dans la rue.(...) Notre interprétation (...) suppose de ne pas limiter les préparatifs aux moyens offensifs, militaires, mais exige qu'on dispose en plus de forces morales, aujourd'hui les plus puissantes et les plus difficiles à vaincre."( p 157-8)
Il y a dans cette crainte d'une révolution purement militaire les leçons de l'expérience de la révolution russe que Pestaña a été amené à constater sur place, dans le cadre d'une délégation envoyée par la CNT en juillet 1920, et à la suite de laquelle il avait présenté un rapport sur la base duquel celle-ci, lors d'un plenum de juin 1922, avait refusé son adhésion à l'Internationale Communiste.(voir pp 151-3 et p 161).