Nos vingt ans
Nos vingt ans.
"Ce n'es t qu'un début, on est toujours là
Tenons le combat
Ce n'est qu'un début
Nous avons le temps d'aller en prison
Nous avons 20 ans
Ce n'est qu'un début"
Dominique GRANGE, "Grève illimitée"
(Paris , juin 1968).
Pourquoi écrire, sinon pour conjurer le temps qui passe ? Pourquoi écrire, sinon pour conjurer l'oubli ?
Hier soir, mon plus ancien et plus fidèle ami me téléphone pour annoncer la disparition d'un compagnon de nos vingt ans, un de plus.
Lui, si maître de ses émotions, je l'ai senti profondément ému par cette nouvelle. Et moi, si émotif, j'ai réussi, pour une fois, à ne pas me laisser submerger.
Mais il me faut pourtant canaliser cela à travers l'écriture, en évoquant ces souvenirs qui remontent.
Nous faisons partie de cette génération qui a eu la chance d'avoir vingt ans peu après 1968.
Tout semblait alors possible et l'avenir semblait ouvert.
Jean-Michel Clavel avait 67 ans, deux de plus que moi, et trois de plus que mon ami Antoine.
J'ai fait sa connaissance fin 1972 à Toulouse. Je rentrais en fac d'Histoire au Mirail, dans les locaux nouvellement installés d'une Fac de Lettres et Science humaines dont les effectifs avaient explosé après 1968.
Une partie de la Fac (Histoire-Géo, Socio, Psycho, Philo et Langues) avait donc émigré dans ce nouveau quartier périphérique du Mirail. L'Histoire-Géo dans les locaux du CES neuf (qui redeviendra collège après l'achèvement des travaux de la nouvelle Université, conçue par l'architecte Georges Candilis) augmenté de préfabriqués servant d'amphi (c'est là que se tinrent les AG de la grève du printemps 73). La psycho-socio-philo était installlée dans la partie déjà construite des nouveaux locaux, à proximité, avec le nouveau restau U. Les langues étaient dans l'ancien château, au-dessus, au milieu d'un parc arboré, et près de la nouvelle Ecole d'Architecture.
Par contre, Lettres modernes et Lettres classiques étaient restées au centre-ville, dans les anciens locaux de la rue Lautmann, près des frères ennemis de la Fac de Droit, tenue par la Droite et l'Extrême-droite.
Jean-Michel Clavel était étudiant de Lettres modernes, et il était le leader du secteur étudiant du PSU, et plus exactement d'un courant "de gauche" du PSU qui s'appelait la Gauche ouvrière et paysanne (on disait "la Gop"). Celui-ci s'apprêtait alors à sortir du parti, tenu par "la droite rocardienne", pour devenir une organisation indépendante sous le nom de "Pour Le Communisme" (PLC). Mais on a continué à l'appeler la Gop.
Moi, je ne militais alors qu'au Comité d'Action Larzac de Toulouse, où j'avais fait la connaissance de deux militants "maos" de l'ex-Cause du Peuple (autodissoute après le meurtre de Pierre Overney, jeune militant ouvrier tué par une vigile aux portes de Renault-Billancourt, en février 1972) : Benard Mélier et Jean-Pierre Laval (dit "Joseph" en raison de son passé de militant de "L'Humanité Rouge", courant mao-stalinien issu de l'ex-PCMLF, dissout en juin 68 par le gouvernement comme tous les "groupuscules gauchistes").
Par ce biais, j'étais entré en contact avec Lutte Occitane et la "gauche" du PSU. Et ils avaient décidé de co-organiser avec les "maos"(qui tenaient le "Secours rouge") un grand meeting à la Halle aux Grains (qu'on appelait alors "Palais des Sports") intitulé "Les peuples chantent leur lutte" pour soutenir la cause des "minorités nationales en France" : Occitans, Bretons, Basques...et accessoirement la lutte des paysans du Larzac. Au programme notamment les chanteurs Marti (Occitanie) et Kirjuel (Bretagne).
C'est, je pense, à cette époque -là que j'ai fait la connaissance des étudiants du PSU, la grande majorité acquis aux thèses de la Gop, dont le leader local incontesté était Jean-Michel. Il y avait là notamment Michèle, qui allait devenir son épouse, et qui était encore en khagne à Saint Sernin si je ne m'abuse. Mais également Gérard Milhès, pas acquis à la Gop car travaillé par le courant trotskyste du PSU (la Gop étant, faut-il le préciser, d'obédience maoïste). Et quelques autres...
Toujours est-il que j'ai alors participé au tirage de l'affiche du meeting en sérigraphie (une découverte pour moi, comme beaucoup de choses à cette époque : j'allais d'émerveillement en émerveillement....), puis à son collage (tard le soir et sur toutes les surfaces disponibles, légales ou non : d'où une rencontre un peu sportive avec la police et un chien policier qui avait déchiré le bas de mon pantalon après une course-poursuite dans une cité...).
Bref, c'était pour moi le début d'une aventure (j'avais 18 ans) qui devait durer quatre ans, jusqu'à mon départ au Service militaire. Un engagement total dans la cause révolutionnaire.
Mais cette année 1972-73 fut surtout celle du mouvement étudiant et lycéen "contre le Deug et la loi Debré".
Une réforme de l'Université destinée à accompagner la massification en scindant le cursus de la licence pa run diplôme en deux ans, le Deug (Diplôme d'études universitaires générales) destiné à favoriser la réorientation en 3e année, mais que nous interprétions machiavéliquement comme un instrument de sélection pour pousser un maximum d'étudiants hors de l'université après deux ans d'études.
Et une remise en cause, par le ministre de la Défense nationale, Michel Debré, responsable du projet d'extension du camp militaire du Larzac, des sursis étudiants au service militaire visant aussi à décourager les études longues en instituant un simple report d'incorporation, permettant d'envoyer à l'armée des recrues plus jeunes. Nous ne voyions bien sûr dans tout cela qu'une volonté d'embrigadement de la jeunesse, visant à briser la contestation.
Et les masses lycéennes et étudiantes nous suivaient ...massivement, dans cette vision des choses.
Jean-Michel était l'un des leaders incontestés du mouvement à la Fac de Lettres.
Malgré cela, le Deug et la loi Debré entrèrent en application... Mais d'autres motifs de lutte nous attendaient.
A la rentrée 1973-74, le groupe Gop-PLC, nouvellement constitué, avait loué, avec le groupe Lutte Occitane, que je venais de rejoindre, un local commun : le CPEO (Centre Populaire d'Etudes Occitanes), association loi 1901, avait signé le bail au 5, rue des Jacobins, d'un appartement sis en rez de chaussée avec accès direct sur la rue. Dans cet appartement logeait un étudiant de l'Ensheit, venu de Paris, Gilles Lemaire, qui allait devenir le co-leader du groupe avec Jean-Michel.
Nous nous y réunissions en commun (Gop+lutte oc) au moins une fois par semaine, mais c'était un véritable lieu de vie. Nous y avions installé une Ronéo pour tirer nos tracts, une machine à écrire pour y taper des stencils, un phonographe où passaient en boucle les disques de Marti et de Dominique Grange (c'est là, je pense, que j'ai appris et retenu les paroles de leurs chansons).
Aux réunions tardives du groupe passait furtivement un lycéen de Prépa de Saint-Sernin. Sa discrétion l'avait fait surnommer (par Jean-Michel me semble-t-il) "Fantomas". On le soupçonnait (gentiment : on n'avait peur de rien) d'être une "taupe" de la Ligue. En réalité, comme il nous l'a dit plus tard, il hésitait effectivement entre le Comité "Rouge" (antichambre de la Ligue Communiste : on était exigeant et rigoureux chez les trotskystes, il fallait apprendre avant d'entrer) et nous. Finalement, il est resté chez nous. Mais son surnom, abrégé en "Fanto", lui est resté.
Cette anecdote montre en fait la fluidité des appartenances militantes à cette époque.
Mais cela n'empêchait pas, d'un autre côté, la constitution d'une sorte de secte.
Nous cotisions au groupe une part notable de nos revenus respectifs, et nous passions beaucoup de temps ensemble. Nous tenions tous les jours des tables de presse aux principaux Restau U. Et nous avions mis en place des co-locations militantes dans le quartier populaire du Mirail. Car il s'agissait de faire du "travail de masse" selon le vocabulaire de l'époque.
Cette vie de groupe un peu fusionnelle allait durer jusqu'en 1976, année où les uns et les autres allaient commencer à quitter le statut d'étudiant.
Jean-Michel avait passé le concours de PEG de CET (devenu par la suite PLP) en Lettres-Histoire, et Michèle le Capes de Lettres classiques, et ils ont rejoint tous deux le Nord où ils étaient affectés à la rentrée 76-77.
(PS : Cathy, toujours attentive à ce que j'écris, me fait remarquer que j'ai oublié une année : en 1976-77; Jean-Michel a fait son service militaire à Mourmelon -dans la Marne - où Michèle l'avait suivi, avant qu'ils ne soient affectés dans le Nord l'année suivante).
Ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard que je les ai retrouvés, en mai 1987, lors d'un week end kayak dans les gorges de l'Ardèche, organisé par Gaby Weissberg, ancien lui aussi de la Gop, et "Fanto". Ils étaient alors redescendus à Saint-Affrique (Aveyron), où Jean-Michel était détaché dans un centre de formation d'EDF.
Quinze ans plus tard, en février 2002, nous nous recroisons à nouveau, à Toulouse, où ils finiront tous deux leur carrière.
Depuis, je n'ai revu, fugitivement, Jean-Michel que deux fois : en 2009, lors d'un stage régional "Europe Ecologie" où il était venu en curieux circonspect (j'ai quand même réussi à prendre une photo "compromettante" de lui avec Gérard Onesta, cet affreux "politicien Vert"), et la dernière fois en novembre 2015 à Toulouse, lors de la manif interdite (pour cause d'état d'urgence post-attentats) pour la Cop 21. Il m'avait alors félicité de mon choix de partir en retraite en janvier 2016 : "Tu verras, la retraite c'est vachement bien !"
Dans l'ensemble, comme bien de ces amis de mes 20 ans, nos routes ont un peu divergé, comme c'est le cas pour toutes les générations, mais je me plais à penser que c'est davantage dû à la complexité de l'époque qu'à l'abandon de nos idéaux de jeunesse.
Nous avons tous aussi appris à être plus tolérants que nous n'étions, mais je pense que nous continuons à nous indigner des mêmes choses, même si nous n'avons pas tous la même réponse à la façon de prolonger nos indignations.
Salut, camarades !