Khaled KHALIFA La mort est une corvée -La littérature et les révolutions arabes (2)
Khaled KHALIFA "La mort est une corvée",
ACTES SUD/Sindbad, avril 2018, 214 p
roman traduit de l'arabe (Syrie) par Samia Naïm
Titre original Al Mawt'amal shâqq
Éditeur original Dar Naufal, Hachette Antoine, Beyrouth, 2015.
Un passage du roman résume bien le contexte dans lequel se déroule cette histoire, entre Damas et un village proche d'Alep en 2014 : "Au cours des derniers mois, plus personne ne se posait de questions sur la mort et sur ce qui l'avait causée. Il était de notoriété publique qu'on pouvait mourir sous les bombardements, sous la torture dans les lieux de rétention, après un enlèvement pour exiger une rançon, ou victime de la balle d'un franc-tireur, sinon au combat. Mais mourir de tristesse ou mourir par défection du corps était devenu très rare. La mort qui ne suscitait pas la colère était suspecte." (p 49)
Or le père du héros du livre est mort à l'hôpital à Damas d'un arrêt du coeur. Et il demande à son fils de le faire enterrer dans son village natal près d'Alep, en zone "rebelle", tout comme le village proche de Damas où il vivait, ce qui lui avait valu d'être fiché comme "terroriste", avant de revenir clandestinement mourir près de son fils.
"Il serait mort trois mois plus tôt, lorsqu'il était dans son village de S., tout aurait été plus facile.(...) Mais la dépouille étendue sur le lit de l'hôpital et les remarques du médecin de garde lui firent prendre conscience de l'impasse réelle dans laquelle il se trouvait. Pour Boulboul, la mort était devenue une corvée, comme l'était la vie à ses différentes étapes." (p 50)
En effet, le médecin de garde exige qu'il retire le corps de la morgue avant le lendemain midi, car "la morgue de l'hôpital était bondée, la priorité revenait aux corps des militaires." (ibidem)
C'est le début d'une expédition en microbus des trois enfants, réunis après dix ans de séparation, pour ramener la dépouille du père à travers la Syrie en guerre...
Le héros est un petit employé qui s'efforce de rester neutre et de s'adapter au contexte de guerre sans se compromettre. Son jeune frère est un petit débrouillard qui avait rompu avec la famille depuis dix ans et qui fournit le véhicule, il aime bien morigéner sa soeur, laquelle a vu ses hautes ambitions brisées par la vie et peine à jouer le rôle de "mère de subsititution" auprès de ses frères, comme le voudrait la tradition.
Leur périple de barrage en barrage est l'occasion de dérouler tout l'itinéraire familial, le parcours et les sentiments des uns et des autres, mais aussi celui de la révolution et de la répression depuis quatre ans.
La décomposition du corps paternel est comme la métaphore de la décomposition du pays qu'ils traversent laborieusement.
Cet autre passage résume le sentiment d'une mère des innombrables victimes de cette guerre : "Peu lui importait d'être qualifiée de "mère des martyrs". Elle aurait préféré que ces deux fils eussent été lâches, qu'ils eussent pris la fuite pour une autre terre. Mais par moments, elle sentait que tout ce qui s'était passé devait arriver, que c'était la fin prévisible des illusions de tous, qu'il fallait maintenant payer le prix de cette vie de honte et de silence qu'ils avaient supporté de longues années. Tous devaient en payer le prix, les bourreaux et les victimes. Il est difficile de réparer toute une vie d'imposture, mais on y est finalement obligé." (p 177-8)
Nabil dit Boulboul, le héros, n'a rien d'héroïque : il se décrit lui-même comme un de ces êtres serviles enfermés dans la honte et le silence. Il vit en zone gouvernementale à Damas, où il occupe apparemment un poste de bureaucrate dans une entreprise en tâchant de se faire remarquer le moins possible. Néanmoins, il a fugacement participé, dans le village où son père, retraité de l'enseignement, vivait, au début de la révolution. Voici ce qu'il ressent (nous sommes en mai 2011, deux mois après les premières manifestations), alors que, entraîné par une amie, il est venu au village : "Il avait peur, mais quand ils se joignirent à la foule, il sentit que sa vie passée se désagrégeait. D'étranges sensations jaillissaient en lui quand il reprenait les slogans sur un ton déterminé. Au début sa voix était faible, à peine perceptible, contrairement à celle de son père et à celle de Lamia (son amie), qui levaient courageusement les bras en l'air." (p 126)
Mais la répression violente et aveugle des forces de sécurité le fait rapidement revenir à la peur et à sa réserve habituelle.
Aussi, sa décision de tenir la promesse, faite à son père sur son lit de mort, de l'enterrer dans son village natal au nord d'Alep, en pleine zone rebelle et à l'autre bout du pays, le transfigure. Mais jusqu'à quel point ? Ce sera l'enjeu et le fil conducteur du livre...
Ci-après une interview récente de l'auteur (février 2019) dans le quotidien "La Croix", qui est sans doute, avec "Le Monde" (ma lecture quotidienne) celui qui a le mieux suivi les affres subies par le peuple syrien depuis huit ans.
https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Khaled-Khalifa-Syrie-tout-prix-2019-02-11-1201001684
Portrait
Malgré la guerre, la perte de ses amis et l’interdiction de ses livres par le régime, l’écrivain Khaled Khalifa tient à vivre en Syrie, par attachement à son peuple et à son pays.
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Marianne Meunier,
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le 11/02/2019 à 10:19
Un jour, à Damas, Khaled Khalifa s’est livré à un singulier exercice : se poster à la fenêtre de sa maison pour compter les bombardements et les tirs d’artillerie. Il se souvient encore du résultat, qu’il énonce d’une voix éraillée par le tabac : « 167 en une heure. » Soit autant d’angoisses d’une disparition imminente, et plus encore de déflagrations et de cris. Mais l’épanchement n’appartient pas à son registre. De ces pluies de mort diluviennes, l’écrivain dit seulement : « À un moment, cela devient normal, comme de penser que, le lendemain, vous ne serez peut-être plus là. »
Khaled Khalifa, 55 ans, des yeux fins souvent rieurs, une bonhomie chaleureuse, n’arbore pas les cicatrices de la guerre en Syrie. Il en éprouve pourtant chaque seconde depuis qu’elle a commencé, en 2011. Pour cause : à l’inverse de millions de compatriotes, il n’a pas choisi l’exil. Il compte pourtant des relais en France, en Italie, en Allemagne depuis sa première publication en Europe, en 2011 – c’était le saisissant Éloge de la haine, quatre ans après sa parution en arabe, qui conte l’émancipation d’une jeune Aleppine rejoignant le combat djihadiste. Mais de tout temps, à tout prix, Khaled Khalifa et sa belle tignasse blanche resteront en Syrie.
« Au fond, c’est simple : je reste parce que c’est mon pays. J’y suis né, j’y vis, je veux y mourir ! » Quand, au plus fort de la dictature de Hafez Al Assad (le père de Bachar), il étudiait le droit à Alep, sa ville natale, une question taraudait ses camarades : partir ou rester ? L’auteur de Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville ne se l’est jamais posée. C’est en Syrie et à son sujet qu’il écrit. Des scénarios de films et de séries, des nouvelles et ces romans qui en font l’une des plumes contemporaines les plus reconnues de son pays.
Un lien essentiel que rien ne défait. Ni l’interdiction de ses livres qui, explorant les plaies de la dictature jusqu’au plus profond des âmes, offusquent le gouvernement et doivent donc être publiés au Caire ou à Beyrouth. Ni les violences qu’il a subies, en 2012, quand des sbires du régime lui ont brisé la main alors qu’il participait à la procession funéraire d’un musicien tué à Damas.
L’exil ou les combats lui ont volé ses proches. « J’avais des centaines d’amis, je n’en ai plus que trois ou quatre », regrette Khaled Khalifa. Même omniprésente, la mort non plus n’aura pas raison de lui.
Il continue de s’attabler, le plus souvent seul désormais, dans les cafés de Damas pour écrire. Comme un acte de résistance ? « Je m’intéresse à la vie, à l’amour perdu, aux questions sans réponse, pas à la politique », tranche-t-il. L’an dernier, Actes Sud, son éditeur en France, a publié son dernier roman, La mort est une corvée. Une fratrie y est chargée par son défunt père, Abdellatif, de convoyer sa dépouille depuis Damas jusque dans son village natal. Mais cette odyssée familiale sur une terre morcelée par les check-points et la guerre n’est pas l’essentiel.
« Ce voyage est un contexte », décrypte l’auteur. Au cœur du récit se tient Boulboul, héros attendrissant et « effrayé par tout, l’amour, le passé, la révolution, le régime ». « Je voulais un personnage appartenant à tous les lieux et toutes les époques, précise Khaled Khalifa. On peut trouver des Boulboul en France, aux États-Unis… »
Khaled Khalifa a parfois peur lui aussi. Non pas de la guerre – « C’est notre condition, nous sommes des millions de Syriens à la partager » –, mais plutôt de la famille, lui qui n’a ni enfant ni épouse : « Peut-être ai-je peur des responsabilités et de l’avenir qui attend les enfants. » Jusqu’à sa mort, sa mère n’a cessé de lui présenter de potentielles promises. « Pour elle, je n’étais pas un homme complet sans une famille. » La famille, son énergie et ses pesanteurs, il les connaît pourtant fort bien pour avoir grandi avec une maisonnée de producteurs d’huile d’olive à Alep, dans une fratrie de treize, entouré d’oncles, de tantes, de cousins… Mais il a préféré s’en éloigner en s’installant à Damas. « À Alep, j’étais sous leur contrôle. »
Après huit ans de guerre, la capitale lui offre un déchirant spectacle. « Dans la rue, il manque la génération des 30-45 ans, relève Khaled Khalifa. Ils sont réfugiés, ou morts, ou en prison… » La menace permanente rend les cœurs prudents : « On ne fait pas de projet à plus d’une semaine. » L’écrivain s’autorise toutefois un rêve, ou plutôt une certitude pour demain, plus sûre que tous les projets les plus prudents : « Ce régime va finir parce qu’il ne peut pas survivre, c’est pourquoi j’ai de l’espoir pour l’avenir. »
Khaled Khalifa n’a pas mis les pieds à Alep, sa ville natale, depuis 2013. Et, depuis le début de la guerre, il n’en a pas regardé une seule photo. Par crainte de découvrir la cité défigurée, elle qui fut au cœur d’une terrible bataille en 2016 ? Pour l’instant, il fait vivre la ville dans ses romans.
Sa bourgeoisie constituait le casting de Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville (Actes Sud). Son passé sera la trame de son prochain récit, une fresque sur cent ans et trois générations sur fond de chute de l’Empire ottoman. « Les habitants d’Alep ont un lien très spécial avec leur ville », résume Khaled Khalifa. Il n’échappe pas à la règle, lui qui assure : « Mes amis me disent : “Ne t’inquiète pas, nous allons reconstruire.” Je vais y aller. »