Eloge de la modération Amin MAALOUF Le naufrage des civilisations

Publié le par Henri LOURDOU

Eloge de la modération Amin MAALOUF Le naufrage des civilisations

Éloge de la modération

Amin MAALOUF

Le naufrage des civilisations

(Grasset, mars 2019, 336 p.)

 

J'apprécie beaucoup Amin MAALOUF, que je rapproche toujours dans mon esprit de cet autre humaniste éclairé récemment disparu, Tzvetan TODOROV.

Ils ont tous deux le point commun d'être arrivés à une apologie de la modération à partir de leur expérience personnelle des méfaits de l'extrémisme.

TODOROV en tant qu'enfant et adolescent élevé dans la Bulgarie stalinienne des années 50-60, et évadé en France, où il est resté, pour ses études universitaires.

MAALOUF en tant que Levantin né au Liban et élevé en Egypte, à peu près à la même époque, et réfugié en France depuis la guerre civile de 1975-1990 qui a déchiré le Liban où sa famille s'était installée après la révolution nassérienne .

 

Leur expérience et leur réflexion sont précieuses. Elles s'ajoutent à tous les témoignages des tempêtes politiques du XXe siècle et du XXIe commençant, et à la nécessaire réflexion qu'ils appellent.

Ce nouvel essai d'Amin MAALOUF prolonge ses réflexions précédentes dans "Les identités meurtrières" et "Le dérèglement du monde", et s'inscrit aussi après un roman "Les désorientés" qui faisait le bilan de la génération d'étudiants libanais de l'auteur, passée de l'idéalisme universaliste plus ou moins inspiré par le marxisme du début des années 70 aux replis identitaires-religieux ou au scepticisme conservateur.

Mais ce naufrage des idéaux universalistes n'est-il pas plus général ? C'est la question que pose cet essai, comme à l'habitude très accessible et basé, plus que jamais, sur l'expérience personnelle qui débouche sur une forme de "tristesse" qui pourtant ne renonce pas à l'action et à l'idée d'un avenir meilleur.

C'est de cette tension que naît tout l'intérêt du livre, car il ne verse jamais, bien qu'il la frôle parfois, dans la simple déploration des temps et la nostalgie réactionnaire.

 

Car si le diagnostic est sombre, il est tout d'abord bien équilibré, contrairement à bien de nos néo-réacs islamophobes.

MAALOUF n'est pas tendre envers le monde musulman, et on ne saurait le taxer de complaisance à cet égard. Pour autant, il ne dédouane pas l'Occident de ses lourdes responsabilités dans l'émergence du ressentiment né du colonialisme et de ses suites impérialistes.

Ce qu'il met principalement en cause, et qu'il raconte de façon très éloquente à propos du cas de Nasser, c'est la logique de surenchère qui génère les catastrophes et leurs conséquences en chaîne tout aussi catastrophiques.

Emblématique à cet égard est la guerre israélo-arabe de 1967.

Car l'occupation israélienne qui s'en est suivie a créé une situation en forme d'impasse, dans laquelle chaque protagoniste s'est peu à peu enfermé.

En sortir ne sera pas simple si l'on ne revient pas à des principes universels et fondamentaux : le respect des droits humains.

Et également à une forme de modération permettant de conclure des compromis.

Car l'un ne peut aller sans l'autre : sans principes universels, et donc sans dépassement des identités particulières, il ne saurait y avoir de vrai dialogue. Et celui-ci ne peut éviter de déboucher sur la violence que par la pratique du compromis.

Et c'est ce à quoi ont magistralement échoué les États-Unis au sortir de la Guerre froide, après 1989.

Or, eux seuls étaient en position de définir un nouvel Ordre mondial basé entièrement sur le multilatéralisme égalitaire dont l'ONU est la première pierre.

Au lieu de cela, ils ont choisi tantôt la voie du repli égoïste sur leurs intérêts, et tantôt celle de l'arrogance interventionniste unilatérale, et contribué dans les deux cas aux replis identitaires ethno-religieux.

L'UE dans ces trente dernières années a également échoué à jouer le rôle régulateur qu'elle aurait pu, en raison de sa conversion récente mais sincère à la cause des Droits humains universels.

Ont pesé le poids de l'héritage colonial et celui des intérêts immédiats de chaque Etat.

 

Au final, les reculs de la diversité, de la tolérance et du pluralisme au Levant, point de départ de l'expérience existentielle et de la réflexion de l'auteur, débouchent sur la "révolution conservatrice" de 1979, toujours en cours, qui valorise l'anti-étatisme et le culte des identités particulières sur fond d'explosion des inégalités et de catastrophe écologique annoncée. Et, cerise sur le gâteau, la surveillance généralisée et incontrôlée permise par l'essor du numérique. Sans oublier la course aux armements.

D'où le titre de l'ouvrage.

Car face à de tels constats, où peut se loger un reste d'optimisme ?

 

Dans la prise de conscience exacte des périls. Ce qui passe par la "préoccupation essentielle qui devrait guider en permanence nos réflexions et nos actions : comment persuader nos contemporains qu'en demeurant prisonniers des conceptions tribales de l'identité de la nation ou de la religion, et en continuant à glorifier l'égoïsme sacré, ils préparent à leur propres enfants un avenir apocalyptique ?"(p 331)

"Et sans hargne surtout. En gardant constamment à l'esprit que les drames qui se produisent de nos jours résultent d'un engrenage dont personne ne contrôle les mécanismes, et où nous sommes tous entraînés." (p 330)

L'élimination d'aucun bouc-émissaire ne résoudra nos problèmes. C'est seulement par la mobilisation collective, le temps de la réflexion, l'échange, le dialogue et la confrontation pacifique des intérêts et des points de vue que l'on définira les voies des changements nécessaires.

Cela passe par la modération et la valorisation du compromis.

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