Dominique MISSIKA Les inséparables (ou l'expérience précoce du malheur et la mémoire)
Dominique MISSIKA
"Les inséparables"
(Seuil, octobre 2018, 256 p.)
ou l'expérience précoce du malheur et la mémoire.
A un premier degré, ce livre, sous-titré "Simone Veil et ses soeurs", est le récit d'une fratrie remarquable. Il pourrait donc être rangé dans la catégorie peu engageante pour moi des "récits édifiants". Or il ne s'agit pas au fond de cela. Si je n'ai pu m'arracher à sa lecture sans l'avoir terminé, c'est qu'il engage beaucoup plus que cela.
Il est en effet ici question de l'expérience précoce du malheur et de ce qu'elle produit dans la vie de ceux qui l'ont subie.
Soyons clair : je ne supporte pas la mise en cause de Simone Veil au prétexte qu'elle serait devenue une "icône". Elle représente pour moi une femme admirable en tout point, qui a su dépasser son expérience précoce du malheur en ouverture au malheur des autres et non en ressentiment. Et c'est bien en cela qu'elle me semble exemplaire.
Je parle ici d'expérience précoce du malheur, et c'est donc le moment de préciser ce qui sépare et ce qui unit l'expérience de Simone avec celle de sa soeur aînée Denise Vernay.
Si la première a été déportée à Auschwitz à l'âge de 17 ans avec sa soeur Madeleine, 21 ans, et sa mère Yvonne, en tant que juive, suite à son arrestation à Nice le 30 mars 1944, la seconde a, elle, été arrêtée, à l'âge de 20 ans, en tant que résistante, sur les route de Haute-Savoie le 20 juin 1944, et déportée à Ravensbrück après interrogatoire et torture.
Les trois soeurs en reviendront, dans des conditions qui nous sont décrites ici au plus près de leur vécu. Et ici s'inscrit une première et forte différence : si la seconde est fêtée et honorée en tant que Résistante, la première est alors, comme tous les déportés "raciaux", négligée et laissée dans l'ombre.
Il y a en effet simultanément une communauté de vécu du malheur des camps entre elles, qui restera un lien indéfectible, tout autant que le souvenir commun d'un bonheur familial disparu
(leur père et leur frère ont également été déportés et ne sont pas revenus), et, d'un autre côté, ce fil rouge qui court tout au long du livre, en contrepoint, de la "concurrence des mémoires" entre Résistants et déportés raciaux.
Si dans un premier temps, la mémoire collective et officielle n'a mis en lumière que les Résistants, ceux-ci se plaignent à présent de "l'oubli" de la Résistance au profit de la mémoire de la Shoah. Or l'histoire-même des soeurs Jacob, fidèlement retracée par ce livre empathique et intelligent, montre bien l'absurdité d'opposer les deux.
Il n'en demeure pas moins que la distinction doit être faite, et les raisons de perpétuer l'une comme l'autre précisées.
La déportation raciale ou le malheur subi
Si, à juste raison, la notion de "crime contre l'humanité" s'est imposée dans notre Droit, c'est qu'elle comporte l'idée d'un crime exercé contre des personnes non pour ce qu'elles ont fait mais pour le simple fait d'être nées.
A cela il n'est aucune circonstance atténuante possible, raison qui justifie le caractère imprescriptible d'un tel crime.
Si l'on se situe à présent du côté des victimes, il y a toute une série de conséquences à la commission d'un tel crime.
La première est l'incompréhension totale face à une accusation absurde.
La deuxième est le questionnement sur sa propre identité, avec une tendance naturelle, et inséparable de la nécessité de préserver sa propre dignité, d'assumer l'identité collective assignée par les bourreaux. C'est ainsi que Simone Jacob, née dans une famille laïque de juifs républicains, a dû assumer sa judéité. La question étant, liée à cela, celle de la façon de le faire. Pour certains ce fut le retour à la religion des ancêtres, pour d'autres l'engagement dans l'aventure sioniste, pour d'autres enfin la simple solidarité contre l'antisémitisme et la nécessaire préservation de la mémoire des persécutions. Simone Jacob-Veil a choisi la troisième. Et elle est, comme d'autres, allée au-delà en s'ouvrant à la solidarité avec toutes les victimes de toutes les persécutions.
Ce refus de l'enfermement communautaire lui a donc été parfois reproché, comme lui a été reproché le fait de ne pas choisir entre les victimes, les "bonnes" et les "moins bonnes"... Disons clairement que ce double reproche nous semble dans les deux cas injustifié.
Il y a cependant une troisième conséquence à cette expérience du malheur subi, et celle-ci est commune à tous les survivants de la déportation. Il s'agit de la mémoire indélébile de ce vécu de la déportation, du sentiment d'urgence à la transmettre et de la difficulté à le faire. Cette mémoire traumatique est à la fois difficile à porter et impossible à effacer. Elle ne laisse pas en repos. Pas un jour sans y penser, et une tentation permanente de la refouler, ne serait-ce que pour ne pas lasser son entourage. Il faut donc apprendre à vivre avec, en la canalisant, et apprendre aussi comment la transmettre.
La déportation résistante et la tentation de l'héroïsation
Ici comme là pointe le danger de la reconstruction de la mémoire. Nous avons eu connaissance de récits qui se sont avérés au fil du temps des affabulations. Ceux-ci ont d'ailleurs servi aux négationnistes pour assoir leurs théories. La nécessité d'une grande rigueur dans l'établissement des faits est au coeur du travail mémoriel des deux soeurs Jacob survivantes (Madeleine, leur aînée, est morte en 1952, à 29 ans, dans un accident de voiture avec son jeune fils).
Cette rigueur a dû aussi s'imposer face aux entreprises d'héroïsation ou de récupérations politiques de la Résistance, tant du côté gaulliste que du côté communiste.
Mais la tentation la plus pernicieuse est celle de l'héroïsation qui fait des Résistant-e-s des personnes hors du commun. Celle-ci aboutit en effet, sans le vouloir, à introduire l'idée que la résistance et l'idée -même de résistance ne serait accessible qu'à des personnalités d'exception. Autrement dit au contraire de ce que la volonté édifiante de ses initiateurs aurait voulu.
Insister au contraire sur la profonde humanité, et donc les défauts ou les manques, de ces héros aurait certainement un effet beaucoup plus empathique. C'est bien ce que commencent à comprendre enfin de nombreux historiens, dont l'autrice de ce livre. Et c'est heureux.
Merci donc à Dominique Missika pour ce beau livre chaleureux et subtil. Il permet en effet à chacun d'entrer dans cette histoire exceptionnelle avec son propre bagage de malheurs communs. C'est de cette conscience de notre commune exposition aux malheurs de la vie que peut surgir une éthique démocratique basée sur la tolérance et la modération. Et c'est bien de cela que nous avons besoin aujourd'hui au plus haut point.