De l'émergence de la peur
De l'émergence de la peur
A propos des nouvelles peurs françaises
Une lecture quotidienne d'un journal sérieux comme "Le Monde" met à l'épreuve nos repères et reflète à sa façon le trouble de l'époque.
Ainsi la simple lecture de deux numéros récents de ce quotidien (datés 28-2 et 1er-3-19), nous donne à voir la diversité des peurs collectives qui agitent aujourd'hui la société française.
LA PEUR DE L'iSLAM
Un article intitulé Décathlon renonce à vendre son "hidjab de running" (Le Monde daté 28-2, p16) est sous-titré ainsi : "Le distributeur d'articles de sport a pris cette décision sous pression des réactions de politiques et d'anonymes".
Explication : un "hidjab" est un voile qui couvre les cheveux, à la façon des "fichus" de nos grand-mères (je parle pour les plus de 60 ans comme moi), à l'époque où une femme "en cheveux" était encore parfois considérée comme une femme "de mauvaise vie". Aujourd'hui, ce port du voile est revendiqué comme un signe d'appartenance religieuse par certaines femmes musulmanes. C'est également le reliquat d'une culture rurale patriarcale dans des pays comme le Maroc ou la Turquie, très récemment urbanisés. Les deux se mêlent sans doute dans l'émergence marketing de la "mode islamique" à laquelle Décathlon, après Nike, H&M, uniqlo, Marks & Spencer, selon l'article, s'apprêtait à céder.
Mais nous sommes en France où "le "débat" sur le sujet parasite régulièrement les réseaux sociaux.Burkini (maillot de bain intégral), Mennel (la jeune femme voilée ayant participé en 2018 au télécrochet de TF1 "The Voice")...A chaque saison sa polémique sur le voile."
Ainsi, "la présentation en ligne de ce produit récemment "repéré"sur le site Decathlon.fr par quelques internautes et qui devait être mis en vente, en France, à la mi-mars, a déclenché les foudres de certains abonnés à Twitter." Je passe sur les formulations diverses de l'interpellation.
"Mardi (le 26-2), au fil de la journée, c'est toute la sphère politique qui a réagi." Et là, il faut au contraire citer ces interventions.
La ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, tout d'abord : après avoir rappelé qu'un tel porduit n'était pas "interdit par la loi", elle a aussitôt ajouté : "C'est une vision de la femme que je ne partage pas. J'aurais préféré qu'une marque française ne promeuve pas le voile".(Déclaration sur RTL).
Sur Twitter, Aurore Bergé, députée et porte-parole de La République en Marche (LRM) écrit : "Le sport émancipe. Il ne soumet pas. Mon choix de femme et de citoyenne sera de ne plus faire confiance à une marque qui rompt avec nos valeurs."
Sur BFM-TV, François Bayrou : "La société française, c'est une société qui, dans sa tradition (sic), refuse qu'on couvre le visage et le corps humain(re-sic)."
Nicolas Dupont-Aignan appelle au boycott de Décathlon, tout comme la présidente du groupe PS à l'Assemblée nationale, Valérie Rabault. Enfin, Corinne Lepage, écologiste du centre, twitte : "C'est honteux et je rappelle que la loi interdit de se cacher le visage. Décathlon va perdre plus de clients qu'il ne va en gagner."
Troublante "unanimité républicaine" !
Le pauvre Yann, "Community Manager" de Décathlon, chargé de superviser la communication numérique du groupe, l'apprend à ses dépends. Il aura eu beau rappeler que "Nous parlons bien d'un hidjab, et donc à aucun moment il n'est question de se voiler le visage", son directeur de la communication annonce dès la fin de journée sur RTL que l'enseigne renonce à commercialiser cet article.
La laïcité est-elle sauvée ? Ou est-elle une fois de plus instrumentalisée par des politiques cyniques ou inconscients pour satisfaire la peur et le racisme sous-jacent de notre supposée majorité silencieuse ?
LA PEUR DU FASCISME
Dans le même temps, un article daté du lendemain, 1er mars (p 25) , nous parle d'une autre peur.
C'est une tribune de Romain Goupil, vieux soixante-huitard, intitulée "L'alliance jaune-rouge-brun menace la démocratie". Elle sert de contre-point à celles de Ludivine Bantigny, jeune historienne de Mai 68, intitulée "Le mouvement a une portée émancipatrice", qui est en fait une interview, et à celle de l'historien Patrice Maniglier qui s'intitule "Une insubordination de masse des gouvernés".
La tribune de Goupil fait l'inventaire des convergences scellées par la haine et la violence entre extrémistes de droite et extrémistes de gauche qui soutiennent le mouvement des Gilets jaunes, et des complaisances de ce dernier à leur égard. Il remet à sa place en cela l'hypothèse exagérément optimiste de Bantigny (qui "imagine" des "assemblés populaires prônant une forme de démocratie directe (...) qui se multiplient" comme débouché de ce mouvement). Mais également celle de Maniglier sur les réformes institutionnelles démocratiques qui en seraient le prolongement naturel (passage du présidentialisme au parlementarisme, réforme du financement des campagnes électorales et des partis). Car si je partage ces voeux, force est de reconnaître qu'on est encore loin de leur réalisation. Celle-ci en effet suppose une rupture du comportement général de tous nos ténors politiques et de nos appareils politiques et médiatiques, tous obsédés par l'échéance des présidentielles de 2022 à laquelle ils subordonnent tout.
Il faut donc nous résigner à une longue bataille d'opinion et celle-ci ne saurait se réduire à l'opposition binaire posée par Goupil entre démocrates et fascistes, et à la peur du fascisme qu'il agite. Car celle-ci supposerait une bien faible résilience de notre Etat de Droit et entraînerait un abandon du débat démocratique au nom du péril imminent.
Or une troisième peur se présente encore à nous.
LA PEUR DE L'ANTISÉMITISME
Celle-ci est posée de façon particulièrement troublante par un troisième article du "Monde".
Il s'agit de celui paru dans le supplément "Le Monde des Livres" daté du 1er mars, p 3, sous le titre :"L'expulsion silencieuse des juifs d'Europe". Il est signé du directeur de la rédaction de ce supplément, Jean Birnbaum. Sous ce titre il rend compte de deux livres récents : "La France sans les juifs. Emancipation, extermination, expulsion" de Danny Trom (PUF), et de "Considérations sur l'Europe" de Jean-Claude Milner (Cerf).
Le second ne fait l'objet que d'une brève note qui se termine par cette citation : "Il ne faudrait pas oublier qu'en matière de persécution antijuive , (l'Europe) n'a pas besoin de l'Orient pour la pratiquer. On peut même se demander si elle ne s'apprête pas à devenir la principale créatrice, à l'échelle mondiale, des diverses formes de la bonne conscience antijuive." Et Birnbaum précise qu'il s'agit bien de l'Europe, et non de la seule France, au motif que '"l'Europe des traités" aurait "hâtivement tiré un trait sur la référence nationale" et se serait transformée en un "espace sans frontières, voué à une paix illimitée". Telle serait donc la thèse de Milner sur la construction européenne, dont il postulerait également qu'elle aurait "largement escamoté (les) propres crimes (de l'Europe)" et serait donc "mal placée pour se poser en rempart contre la haine."
J'avoue que je me frotte un peu les yeux en lisant tout cela : mais de quoi parle-t-on au juste ? A un tel niveau de généralité, on peut tout affirmer et son contraire ! La disparition des frontières ? Allez donc en parler aux exilés d'Afrique subsaharienne ou d'Afghanistan qui se noient en Méditerranée ou errent d'un pays européen à l'autre en passant par des centres de rétention ! L'escamotage des crimes de l'Europe ? On n'a jamais autant écrit ni parlé ni montré sur la Shoah ou le colonialisme et ses crimes !
Ce dénigrement de la construction européenne est repris sans plus convaincre par Danny Trom : il repose sur l'idée que "l'affaiblissement des Etats souverains" conduirait ipso facto à une moindre protection des juifs contre les persécutions. Postulat théorique ou réalité ?
Plus concret, et plus convaincant, est le constat du sentiment d'insécurité qui grandit parmi les juifs d'Europe, et qui se nourrit à l'évidence à deux sources. La montée tout d'abord des attentats djihadistes, dont certains sont explicitement antisémites; et ensuite l'instrumentalisation croissante de l'antisionisme par de vrais antisémites.
Que cela se traduise par certains départs (d'un quartier, d'une ville, ou même du pays ou du continent) : cela semble logique.
Faut-il pour autant en conclure, comme Tromm, et, semble-t-il, Birnbaum lui-même, qu'on assiste aujourd'hui à la création d'un "climat" où "les juifs apparaissent à nouveau comme un problème à résoudre" ? Et, derrière ce "problème", à une islamisation rampante de la France (et de l'Europe) ?
Les citations complaisantes et sans aucun recul critique du roman de Houellebecq "Soumission" (qui est bien, il faut peut-être le rappeler, un roman) le suggèrent en conclusion.
Il y a là un glissement du fantasme à la réalité qui interroge. Et que celui-ci s'exprime sous la signature du directeur de la rédaction du "Monde des Livres" redouble notre perplexité.
En vérité, ces trois articles mis bout à bout montrent qu'aujourd'hui une bonne partie de la France a peur d'un Autre perçu comme menaçant : et ces peurs s'entretiennent et s'auto-alimentent mutuellement.
Ainsi, comme l'avait dit le speaker Roger Gicquel lors d'un célèbre JT des années 1970 qui marqua le tournant historique des "golden seventies" de la confiance, de l'optimisme et du Progrès : "La France a peur".
Mais ces peurs, multiples et contradictoires, sont-elles bien orientées ?
Faut-il donc avoir peur aujourd'hui, confusément et contradictoirement, de l'Islam, du capitalisme mondialisé et de son "oligarchie" plus ou moins assimilée au "sionisme", du fascisme et de l'antisémitisme ?
N'y a-t-il pas des motifs autres et plus pertinents ou plus urgents d'avoir peur ? Et surtout, peut-on raisonner ou relativiser ces peurs ? Ce sera l'objet de mon prochain article.