Benjamin STORA 68, et après
Benjamin STORA
68, et après
Les héritages égarés
(Stock, mars 2018, 172 p.)
Je dois à la sollicitude d'un ami la découverte de ce livre qui constitue un indispensable complément à celui d'Henri WEBER.
En effet, Benjamin STORA, que j'ai commencé à apprécier comme historien de la guerre d'Algérie et comme théoricien de la réconciliation des mémoires traumatiques, est un ancien militant et responsable de l'OCI, la branche trotskyste concurrente de celle incarnée par WEBER.
Dans notre après-Mai tonitruant, nous avions appris à mépriser, à tort bien sûr, ce courant, dont la branche "jeune", l'AJS, avait mis la main sur une des deux branches de l'Unef, l'ex-grand syndicat étudiant, et dont la tactique imperturbable, dans tout mouvement étudiant, était de demander une grande manifestation à Paris "dans l'unité" pour interpeller le gouvernement et mettre les "directions ouvrières au pied du mur".
Nous méprisions souverainement ce que nous interprétions comme sa complaisance vis-à-vis des partis réformistes, PCF et PS.
Bien entendu, l'Histoire nous a donné tort. En 1981, ce n'est pas la Révolution que nous attendions qui s'est produite, mais l'arrivée au pouvoir par les urnes de cette "union de la Gauche" que nous avions si longtemps décriée.
En réalité, et ce livre de souvenirs le montre bien, les militants de l'OCI et de l'AJS n'étaient pas si éloignés de nous dans leurs motivations et leur fonctionnement.
Comme nous ils croyaient au "Grand Soir" de la Révolution prolétarienne, et comme nous ils fonctionnaient comme une secte repliée sur ses certitudes et sur elle-même.
Ainsi, Benjamin STORA, comme beaucoup d'entre nous, a dû se déprendre d'une croyance millénariste et d'un entre-soi faussement sécurisant pour "entrer dans la vie" et affronter le deuil d'espérances exagérées.
Alors que WEBER nous confie sa date et son lieu de naissance, STORA passe directement à ses années lycées précédant immédiatement Mai 68.
On sait bien sûr qu'il est arrivé d'Algérie en 1962 avec ses parents. Que ceux-ci, comme beaucoup de Pieds-noirs ont connu le déclassement social et une intégration difficile. Il vit avec eux à Sartrouville, banlieue Ouest de Paris, et va au lycée le plus proche à Saint-Germain-en-Laye (deux heures de transport par jour). Il est alors (il ne le précise pas) en terminale, si l'on en croit sa date de naissance (1950 : il a donc 6 ans de moins que WEBER).
Il n'est pas encore un militant, mais il évoque ses discussions avec un "pion" qui s'appelle Jean-Pierre DUTEUIL, et qui est l'un des acolytes de Daniel COHN-BENDIT à la fac de Nanterre, militant libertaire comme lui et co-fondateur du "mouvement du 22 mars". (p 20-21)
Et c'est l'occupation du lycée, sous la direction de militants trotskystes, qui marque, durant ce mémorable mois de Mai, l'entrée du jeune Benjamin dans un nouveau monde.
"Le "soleil" de 68 marque mon entrée réelle dans la société française", écrit-il (p 23)
Et il explicite : "Il me fallait sortir de la solitude créée par la guerre en Algérie, quand je n'avais pas le droit de jouer dans la rue avec d'autres enfants, sortir de l'enfermement familial créé par l'exil, bref rattraper le temps perdu. L'action politique ce fut d'abord cela :les retrouvailles avec d'autres, les débuts d'une socialisation culturelle, la fin des jours moroses à étudier dan sla petite cité HLM de Sartrouville où j'habitais. M'engager, c'était prendre en main mon destin, quelque chose d'intense, comme une explosion, un bouillonnement après ces années de pression silencieuse." (p24-25)
Je dois dire que je me reconnais, mutatis mutandis, dans cette description d'un état d'esprit qui fut le mien quelques années plus tard (j'ai 4 ans de moins que Stora). Le militantisme fut pour moi un instrument de socialisation et de sortie de la solitude, tout autant que l'offre d'un avenir désirable, "sursaturé de sens", face à l'absurdité apparente du monde.
Pourquoi l'OCI ?
Mais voilà, selon les circonstances, ce militantisme trouvait à s'investir dans des chapelles fort différentes (en apparence du moins).
STORA s'y arrête ainsi : "Le choix de l'organisation , les trotskystes lambertistes, considérée comme la plus "dure" dans l'après 68, peut apparaître comme le fruit du hasard (la présence de jeunes et jolies militantes de l'École normale d'institutrices près de mon lycée à Saint-Germain-en-Laye). Mais, en même temps, le choix de ce mouvement n'est pas si neutre, car je suis resté près de quinze ans dans cette organisation dont je suis devenu un responsable important. Fils de parents déracinés et d'ouvrier, le discours "sérieux" de "défense des prolétaires" me séduisait, d'autant que la parole lambertiste ne cessait de décrire les autres groupes comme des "petits-bourgeois", des "spontanéistes décomposés" et des "dilettantes"."( p 28-29)
"J'étais un révolutionnaire, membre de "l'avant-garde" d'une révolution aussi inévitable qu'imminente, qu'il fallait annoncer, préparer et organiser. J'ai été, de 1976 à 1981, un permanent de cette organisation, vivant de l'intérieur les mécanismes de fabrication des idéologies et les conduites d'appareil. Et, à ce titre, en contact régulier avec Pierre Lambert (Pierre Boussel de son vrai nom) et d'autres dirigeants comme Stéphane Just ou l'historien Pierre Broué." (p 29-30)
Approfondissant ses motivations personnelles, il ajoute : " plein de rage, de fougue, de fureur. Je voulais rompre avec ma solitude, m'attaquer au monde qui avait rejeté mes parents dans la misère. Ma volonté était davantage celle de détruire que de construire.(...) Construire une nouvelle société ne m'intéressait pas. Il fallait, d'abord, faire "table rase du passé", ma phrase préférée de l'Internationale."(p 30)
Et ici s'opère la convergence avec la façon d'agir et de penser de l'organisation : "Je retrouvais tout cela dans l'OCI. Qui ne définissait le socialisme que par la négation, la dénonciation inlassable du capitalisme, du libéralisme.(p 31)
Mais ici survient un paradoxe qui explique aussi la plus grande résistance de cette organisation au "changement de l'air du temps" :
"Car, à la différence des autres partis et groupements qui se sont développé après 1968, l'OCI n'a été que rarement mêlée aux mouvements féministes, antimilitaristes, écologistes ou de défense des immigrés. Son objectif était de recruter des militants en offrant un prêt-à-penser et un prêt-à-agir qui dispensaient de la pensée critique."(p 31)
De plus, cette organisation, comme d'autres à la même époque, fonctionnait comme une secte : "Dans le cercle de Nanterre où je militais au début des années 1970, on vivait ensemble, on sortait ensemble, on dormait ensemble, on mangeait ensemble. L'autonomisation vis-à vis de ma propre famille se faisait au profit d'une nouvelle famille."(p 32)
Face à un tel degré de fermeture, qui s'accompagne d'une paranoïa constante issue des persécutions staliniennes, STORA explique ainsi son éloignement ultérieur : "Le parcours d'historien que j'entamerai à la fin des année 1970, sera, d'un point de vue éthique et épistémologique, incompatible avec cette attitude."(p 31-32)
D'un point de vue collectif, un autre élément s'ajoute, qui permet de passer aux itinéraires d'autres anciens de l'OCI.
La crise de la perspective révolutionnaire
"Dépenser autant d'énergie à préparer un processus historique aussi inéluctable que la révolution mondiale pourrait paraître contradictoire. Il n'en était rien puisque "le parti est l'expression historique consciente d'un processus inconscient", selon une formule de Trotski, reprise inlassablement par Pierre Lambert. Mais la conscience de "l'avant-garde", son omniscience, c'était ce qui permettait à l'organisation, au parti, d'avoir toujours raison.
Là est bien le problème d'un tel engagement. Car cette certitude, quand elle vient à disparaître, emporte tout avec elle." (p 40)
C'est ainsi que les doutes qui se font jour progressivement autour du modèle d'Octobre, dès avant la chute du camp soviétique, vont peu à peu avoir raison de l'engagement de Stora à l'OCI. Il voit l'ombre portée du stalinisme sur le fonctionnement interne de l'organisation (exclusion des "déviants"), la "professionnalisation" prolongée de certains dirigeants dans la politique.
Et, rétrospectivement, ce qui rejoint d'ailleurs son introduction générale et explique le sous-titre du livre, il regrette l'incapacité collective à "redéfinir les idéaux du socialisme" qui explique la décomposition de la gauche, toutes tendances confondues, aux élections de 2017, point de départ de l'écriture de ce livre.
Les héritages égarés
Stora raconte la sortie collective de l'OCI de quatre cent militants organisée par JC Cambadélis en direction du PS en 1985-86, à laquelle il a participé (p 45-64).
C'est l'occasion de quelques portraits de trotskystes déjà entrés au PS parmi lesquels Jean-Luc Mélenchon.
Le portrait de Mélenchon est bien sûr, avec le recul de son itinéraire ultérieur, très intéressant. Stora le rencontre au début de 1986 en tête-à-tête au Palais du Luxembourg.
"Bien des points me rapprochaient de lui. Nous avions exactement le même âge, et il était né au Maroc de parents originaires d'Algérie. Sa famille était de condition modeste. Il avait été un trotskiste de l'OCI, en même temps que moi, en 1969, et nous nous étions croisés quelques fois dans les années 1970. Sous le pseudonyme de "Santerre", il avait été le responsable de l'OCI à Besançon, et il avait intégré le bureau national de l'Unef-Unité syndicale (le syndicat étudiant dirigé par l'OCI) en 1974. Il était alors responsable syndical tandis que je dirigeais le travail étudiant de l'OCI. Il était entré membre du Parti Socialiste bien avant nous, depuis 1980 ou 1981, et il avait fait carrière dans l'ombre de Claude Germon, maire de Massy. J'ignore quand il avait rompu sur le plan organisationnel avec le trotskisme. Conseiller général de l'Essonne en 1985, puis plus jeune sénateur de France en 1986, il avait une réputation de tribun, d'homme ferme dans le combat pour l'égalité, la république et le socialisme.(...)
Mais en cet hiver 1986, Jean-Luc Mélenchon m'est apparu sous un autre jour. J'ai découvert un homme connaissant bien les arcanes du PS, les manoeuvres d'appareil, les postures des uns ou des autres (...) en l'écoutant, j'ai pensé qu'il avait conservé du lambertisme une matrice culturelle facilement repérable dans ses propos : le goût de l'avant-garde fortement structurée, même s'il se défendait de toute conception léniniste de "l'avant-gardisme"; la volonté d'hégémonie politique vis-à-vis des autres courants, groupes ou organisations qu'il fallait rallier à la cause du Parti socialiste; ou encore la défiance vis-à-vis de la presse et le goût du secret.(...) Il nous proposait de militer avec lui dans le PS pour construire une tendance de la "gauche socialiste". (...) Son discours était un mélange de révolutionnarisme maintenu, et de déférence à l'égard de Mitterrand. Et c'est là où pour moi il y avait un problème. Par mon travail sur la guerre d'Algérie , j'avais appris à connaître qui était François Mitterrand."(p 48-49)
Ce portrait nous confirme certaines choses que nous pressentions chez Mélenchon.
Sa fixation sur le modèle politique de Mitterrand, sa certitude d'avoir raison et son manque de transparence ont perduré : ils constituent aujourd'hui un véritable problème de plus pour la reconstruction de la gauche...en plus des autres, qui auraient bien suffi.
Car les autres sont en partie bien pointés ici aussi.
Il s'agit bien sûr du carriérisme politique et de la corruption qu'il entraîne : problème provisoirement réglé par le "dégagisme" de 2017 et les différentes lois de "moralisation" et de "transparence" de la vie politique intervenues enfin depuis 2013 avec l'affaire Cahuzac.
Mais aussi, plus profondément, et lié à cela, le manque de réflexion et de travail de fond pour "redéfinir les idéaux du socialisme".
Ouvrir les portes et les cerveaux s'impose plus que jamais.
De ce point de vue, le travail d'historien de STORA constitue un apport important sur la question de l'immigration post-coloniale et du travail des mémoires.
Il s'agit-là d'une reprise en main des "héritages égarés" de 1968.
On attend avec intérêt le second tome des mémoires de WEBER pour y contribuer aussi.
Le point commun que nous devons ensemble cultiver est bien celui souligné par STORA dans sa conclusion provisoire :
"L'invention de nouvelles réponses à la crise de civilisation reste à l'ordre du jour. Ce que dit notre histoire depuis 68, et après, c'est qu'aucune de ces réponses ne naîtra dans la régression de la démocratie, dans la verticalité autoritaire, ou le pouvoir personnel."(p 161)