Démocratie, consensus et recherche d'une majorité....
Démocratie, consensus et recherche d'une majorité
ou pourquoi la démocratie ce n'est pas si simple.
A entendre certains "nouveaux militants" de la mouvance GJ, ce serait pourtant tout simple : il suffit de "donner la parole au peuple". Et ceci à travers des procédures telles que le RIC ou le tirage au sort...qui présupposent une volonté majoritaire immanente du peuple qui ne demanderait qu'à être "révélée".
Les facilités de l'Internet et des "réseaux sociaux", ajoutés à une absence de mémoire historique hélas de plus en plus répandue, ont tendance à accréditer cette hypothèse.
En effet, contrairement à ce que j'écrivais dans mon compte -rendu du livre Accélération de Hartmut ROSA, l'illusion que je croyais dépassée perdure : "La croyance en une possible reconstitution d'un espace public démocratique grâce aux nouveaux médias interactifs s'est rapidement avérée comme une naïve illusion : la démocratie-Internet ne joue qu'à la marge, car elle fait l'impasse sur le temps nécessairement long d'une véritable délibération. L'échanges d'arguments tend à être remplacé par une guerre d'images ou de symboles. D'où l'appel aux experts (juridification), au marché (dérégulation), à la responsabilité individuelle (privatisation), et in fine le recours à l'exécutif pour trancher des débats insuffisamment aboutis (...)
D'où le zapping politique et la dissolution des projets politiques alternatifs fondés sur un horizon temporel long. Berlusconi et Sarkozy sont les leaders idéaux de la modernité tardive." (4 sept 2010)
Et, en effet, près de dix ans plus tard, on en est (presque) toujours là : la dissolution des projets politiques alternatifs, la survalorisation d'un exécutif incarné dans une seule personne, ont tendance à nous boucher l'horizon.
Dissolution des projets politiques alternatifs ?
Certains contesteront ce diagnostic en prétendant que les projets politiques alternatifs existent : ce faisant, ils font comme si le projet qu'ils soutiennent avait la certitude de devenir rapidement reconnu par une majorité des électeurs-trices.
Or rien n'est plus faux. C'est d'ailleurs l'argument que mettent en avant tous les observateurs qui diagnostiquent au contraire une impassse démocratique.
C'est par exemple le cas du politiste Vincent TIBERJ, professeur des Universités à Sciences Po Bordeaux et spécialiste de sociologie électorale dans "Le Monde-Idées" daté 19 janvier 2019 (p 3).
Que dit-il en substance ? Que l'espace politique français est aujourd'hui fracturé en 4 blocs à peu près équivalents et inconciliables qui auraient remplacé le vieux clivage Droite/Gauche aujourd'hui inopérant.
Ces 4 blocs seraient structurés autour de valeurs "culturelles" : "les "socio-libertaires", représentés par le PS, Écologie-Les Verts (sic) et la France Insoumise; les "libéraux-autoritaires", représentés par Les Républicains; les "socio-autoritaires" représentés par le Front national (sic); les "libéro-libertaires", représentés par La République En Marche."
Si l'on s'en tenait, en effet, à cette analyse, il n'y aurait plus de majorité cohérente possible, et donc de véritables alternatives.
Car celles-ci supposent la constitution de blocs un minimum homogènes...
Le problème est qu'une telle "analyse"pèche à la fois par insuffisance de nuance, et par défaut de projection dans les possibilités d'évolution et de prise en compte de l'autonomie des acteurs politiques.
Insuffisance de nuance : faire comme si le PS, EELV et LFI (et le PCF ou Génération.s ?) appartenaient à un bloc homogène, c'est faire l'impasse sur le positionnement stratégique de LFI qui se considère comme le seul opérateur politique d'un "moment populiste" qui déboucherait sur son hégémonie politique exclusive, écartant (ou absorbant) les autres partis de Gauche ou écologiste.
De la même façon, opposer les "libéraux-autoritaires" de LR aux "libéro-libertaires" de LREM c'est négliger le fait que les seconds braconnent de plus en plus ouvertement sur le créneau "autoritaire" des premiers, comme on le voit depuis le début de la crise des Gilets jaunes.
Enfin, qualifier le RN (ex-FN) comme "socio-autoritaire" c'est prendre pour argent comptant ses proclamations "sociales", dont la sincérité et la cohérence politique sont plus que problématiques...
Défaut de projection surtout, qui est aussi un défaut de mémoire historique. En figeant l'espace politique en ces 4 blocs étanches, on fait comme si la Droite et la Gauche, qui structurent la vie politique depuis plus de deux cents ans, étaient définitivement mortes ou obsolètes. Et comme si les différents acteurs politiques étaient incapables de dépasser les frontières fixées à ces 4 blocs.
Or, d'une part, l'opposition Droite/Gauche, même si son contenu évolue sans cesse, reste une lecture pertinente de la vie politique démocratique. Elle oppose aujourd'hui clairement ceux qui prennent ou pas au sérieux la question écologique couplée à la question des droits humains, par rapport à ceux qui souhaitent avant tout optimiser le fonctionnement actuel d'une économie et d'une société basées sur la recherche de la croissance et le maintien de l'ordre à tout prix.
Cette ligne de partage détermine potentiellement non pas une quadripartition mais bien une bipartition de l'espace politique.
Car, d'autre part, le jeu des acteurs et leur autonomie peut les pousser à se regrouper selon cette ligne de clivage, plutôt que sur des clivages plus proprement "politiciens" à courte vue.
Dans une telle optique, on pourrait à nouveau revivre une ère de "projets politiques alternatifs". Mais cela suppose, bien évidemment, un travail sur eux-mêmes de ces acteurs pour soritr des postures hégémonistes ou solipsistes et construire ensemble un projet politique commun. Ce travail est devant nous : il relève de la responsabilité des différents partis ou mouvements.
Survalorisation d'un exécutif incarné dans une seule personne ?
On sait le poids qu'a pris l'élection du Président de la République au scrutin direct dans la vie politique française depuis 1965. Cette "élection-reine", simplifiant les enjeux autour d'un seul candidat opposé à un autre au second tour ne pouvait cependant fonctionner de façon satisfaisante du point de vue démocratique que pour autant que deux projets politiques alternatifs constitués se faisaient face.
Mais l'incapacité de deux camps à s'unir vraiment autour d'un projet politique a rapidement prévalu.
Cette incapacité s'est vérifiée très tôt dans le cas de la Gauche, malgré la mythologie créée autour du Programme Commun de 1972, à la fois par le PCF (qui en fut le principal rédacteur) et par François Mitterrand, qui s'en servit comme d'un totem pour rassembler autour de sa personne une Cour de fidèles baptisée Parti Socialiste,
De fait, la logique de ce type d'élection a tué tout débat politique digne de ce nom, au profit d'une hyper-personnalisation médiatique.
Cependant, les institutions ne sont pas seules en cause, même si leur changement s'impose. Car on a vu la même logique de personnalisation du débat s'installer dans d'autres pays, pourtant nourris d'une culture partisane et parlementaire forte, avec un scrutin proportionnel comme nous le demandons depuis 1958 en vain en France.
C'est ainsi le cas de l'Italie, dont l'histoire politique récente a quelque chose d'à la fois fascinant et inquiétant. Je redécouvre, en lisant le passionnant ouvrage de 2006 du politiste français Marc LAZAR "L'italie à la dérive"(Perrin, 160 p ), comment le mode de scrutin proportionnel a été abandonné en 1993 au profit d'un mode d'élection mixte favorisant la bipolarisation , et comment un homme d'affaires, Silvio Berlusconi, s'en est emparé pour construire une nouvelle offre politique centrée sur sa personne, sur fond de dynamitage des partis traditionnels.
Il y a en réalité, plus personne ne le conteste aujourd'hui, une crise de la représentation politique, qui se traduit notamment par une crise des partis. Et, au-delà des partis, par une crise des repères du débat démocratique.
Dans ce confusionnisme déstabilisant, la tentation de se raccrocher à un leader charismatique fait partie des options les plus faciles. Elle n'est pas pour autant plébiscitée à la hauteur de ce qu'on a connu par exemple dans les années 30. Signe parmi d'autres que l'Histoire ne se répète pas à l'identique, comme on est aussi parfois tenté de le croire.
Aujourd'hui, à l'exception de quelques marginaux, plus personne ne recherche un "führer", un "duce" ou un "petit père des peuples"...
Pour autant on voit bien s'installer un peu partout de "quasi-dictateurs" ou des "chefs de l'exécutif survalorisés". Mais ils sont très violemment contestés. L'opposition, sauf exception, n'est pas entièrement muselée. La "société civile" continue à s'auto-organiser. Seul le débat proprement politique peine à se déployer, en raison de la crise-même des partis qui en seraient les vecteurs potentiellement les plus efficaces.
On en revient donc au premier point : la capacité ou non des partis à rebondir pour entraîner à nouveau des citoyens en nombre suffisant à s'investir dans le débat démocratique structuré.
Quel engagement citoyen ?
On voit bien en France aujourd'hui, mais aussi dans d'autres pays, poindre une tendance au réengagement, après une longue période de retrait progressif qui s'est matérialisée à la fois par la désyndicalisation, la perte d'adhérents des partis et la montée de l'abstention aux élections, y compris présidentielle.
Que cette tendance s'investisse dans les "Gilets jaunes" ou dans les mobilisations pour le climat elle a des caractéristiques communes. Le refus des partis et de la "récupération" par des leaders en est une des plus remarquables.
Mais ce moment (qui n'a rien de "populiste" n'en déplaise à Chantal Mouffe et aux idéologues du "populisme de Gauche") qui relève de la volonté de garder le contrôle sur ses actes, ne peut éluder la question du débouché politique, de la clarification des désaccords et de leur dépassement dans le cadre d'une majorité.
De ce besoin d'expression citoyenne témoigne le (relatif) succès immédiat du Grand Débat lancé par Emmanuel Macron.
Ce grand défoulement national par la parole est par certains côtés comparable à celui qu'a connu le pays en Mai 68. On sait qu'à l'époque il ne connut pour débouché politique immédiat que les élections de Juin qui se traduisirent par un raz-de-marée des partisans de "l'ordre"...mais également, à moyen terme, une montée des luttes tous azimuts (c'est l'époque où "Le Monde" avait ouvert dans ses pages une rubrique "Contestation"), et de la syndicalisation, ainsi que la dynamique électorale de l'union de la Gauche autour du "Programme commun" signé en 1972 par le PCF, le nouveau PS créé par Mitterrand, et le MRG. Cette dynamique s'est avérée, avec le recul, fragile et contradictoire, et c'est une source de réflexion nécessaire comme on l'a évoqué précédemment.
Car nous sommes confrontés, mutatis mutandis, au même défi. Traduire politiquement des aspirations à l'autonomie et à la solidarité encore confuses.
Il n'existe pas de recette ni de raccourci. Seulement, à mes yeux, quelques principes issus de l'expérience et de la réflexion théorique.
Quelques principes pour tracer un cap
Respect du pluralisme et de l'État de Droit, refus de la violence, promotion des corps intermédiaires, mise en oeuvre d'une démocratie participative effective et efficace, culture du débat et du compromis qui en résulte, me semblent les ingrédients indispensables pour construire un rassemblement majoritaire qui ne repose pas sur le sable des engouements affectifs et personnalisés autour d'un leader, ou sur des arrangements de circonstance qui ne lèvent pas les méfiances ou les divergences idéologiques.
Ces conditions me semblent des préalables à la définition d'un programme ou d'un projet politique communs.
Travailler à les mettre en place est bien pour moi la tâche prioritaire. Et c'est un travail de longue haleine.