Enzo TRAVERSO Mélancolie de gauche

Publié le par Henri LOURDOU

Enzo TRAVERSO

Mélancolie de gauche

La force d'une tradition cachée (XIXe-XXIesiècle)

La Découverte, novembre 2016, 228 p.

 

 

"En rangs serrés l'ennemi nous attaque

Autour de notre drapeau groupons-nous

Que nous importe la mort menaçante

Pour notre cause soyons prêts à souffrir.

Car le genre humain courbé sous la honte

Ne doit avoir qu'un seul étendard

Un seul mot d'ordre Travail et Justice

Fraternité de tous les ouvirers."

(Premier couplet de "La Varsovienne", années 1930)

 

"Je suis le ténébreux – le veuf - l'inconsolé

Le prince d'Aquitaine à la tour abolie.

Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le soleil noir de la Mélancolie."

(Gérard de Nerval, "El Desdichado", 1854)

 

J'ai déjà rendu compte de ce livre, mais trop superficiellement, après l'avoir trop vite parcouru. Je veux donc ici y revenir, après une relecture plus attentive.

 

Au point de départ, ce constat : le tournant historique de 1989 (chute du camp soviétique) a provoqué dans la "gauche" (définie ici, à la suite de Noberto BOBBIO, comme "les mouvements qui, dans l'histoire, se sont battus pour changer la société en plaçant le principe d'égalité au centre de leurs projets et de leurs luttes", p 5) une mise en crise de l'idée de l'avenir.

Car jusque-là, tous les échecs étaient sublimés par l'idée d'un "avenir radieux" qui les dépasserait. Désormais, cet horizon progressiste s'est évanoui.

C'est dans ce contexte que resurgit en pleine lumière cette "tradition cachée" de la "mélancolie de gauche" , à savoir la culture de ceux qui ont vécu directement l'échec et ont dû trouver les moyens de l'assumer.

Cette tradition concerne en première analyse, et c'est là peut-être la limite de ce livre, tous ceux qui se situaient ou se situent dans une perspective "révolutionnaire".

Or, on peut considérer, à mon avis, que cela concerne aussi ceux qui se sont repliés, comme moi, sur une perspective "réformiste".

 

Il nous faut, aujourd'hui, en nous appuyant sur l'expérience du passé, trouver les moyens de rebondir sur tous les échecs de la "gauche"(au sens précédemment défini).

 

Un inventaire à compléter

 

Cela suppose d'abord de faire l'inventaire de cette "tradition cachée" des vaincus de l'Histoire qui ne renoncent pas. Expression empruntée par l'auteur à Hannah ARENDT qui "en 1944 (...) avait défini ainsi ("die verborgene Tradition") l'histoire du judaïsme "paria", irréductible à tout conformisme religieux ou politique, insoumis aussi bien à la synagogue qu'au pouvoir établi."(p 9)

Pour elle, ses meilleurs représentants étaient Heinrich Heine, Bernard Lazare, Charlie Chaplin et Franz Kafka.

"A l'instar de cette "tradition cachée", la mélancolie de gauche n'appartient pas au récit canonique du socialisme et du communisme." (p 9)

Car il s'agit bien d'une tradition en rupture avec le discours progressiste lisse et autosatisfait des appareils dominants. "C'est la mélancolie de Blanqui et de Louise Michel après la répression sanglante de la Commune de Paris; de Rosa Luxemburrg qui, dans sa prison de Wronke, méditait sur le carnage de la Grande Guerre et la capitulation du socialisme allemand; de Gramsci qui, dans une prison fasciste, repensait le rapport entre "guerre de position" et "guerre de mouvement" après l'échec des révolutions européennes; de Trotski dans son dernier exil mexicain, enfermé derrière les murs d'une maison-bunker de Coyoacan; de Walter Benjamin qui, en exil à Paris, réélaborait l'histoire du point de vue des "ancêtres asservis"; de C.L.R. James écrivant sur Melville depuis Ellis Island où il était en quarantaine , enemy alien dans les États-Unis du maccarthisme; des communistes indonésiens ayant survécu au grand massacre de 1965; de Che Guevara dans les montagnes de Bolivie, conscient que la voie cubaine était entrée dans une impasse." (p 9-10)

Si je cite intégralement ces exemples liminaires, c'est parce qu'ils tracent bien la portée et les limites des références de l'auteur, que j'avais précédemment soulignées.

Il s'agit en effet principalement du mouvement ouvrier d'obédience marxiste, avec une ouverture sur le mouvement anticolonial, ici représenté par C.L.R James, et qui fera l'objet d'un chapitre spécifique sur les cinq que comporte ce livre (chapitre 4 : "Spectres du colonialisme"), et qui est à mes yeux le plus potentiellement intéressant.

Bien que, il est frappant de le constater, les trois-quart (p 144 à 167) en soit consacrés à dédouaner Marx du reproche d'occidentalo-centrisme, et donc de complaisance envers le colonialisme. Effort un peu vain, car il reconnaît lui-même que Marx ne s'est que très progressivement émancipé d'une vision euro-centrique et n'a jamais "systématisé"(p 162) cette prise de recul. Seules les dernières pages (p 168 à 173) sont dévolues à la non-rencontre intellectuelle entre Adorno (théoricien marxiste mélancolique de l'École de Francfort qui remit en cause l'idée de Progrès) et C.L.R. James, pionnier du "marxisme anticolonial". Non-rencontre à haute portée idéologique qui fournit à l'auteur l'idée d'une typologie des "trois courants principaux (du marxisme) au cours des années 1930 et 1940 : le marxisme classique (bêtement progressiste), le marxisme occidental (celui d'Adorno, critique du Progrès), et le marxisme noir (remettant en cause l'occidentalo-centrisme blanc)." (p 170)

Sa conclusion, finalement bienvenue, est que "plusieurs décennies après cette rencontre ratée entre Adorno et James, le marxisme occidental et les études postcoloniales se sont retrouvés sous le signe de la défaite. L'un était né de l'échec des révolutions européennes et de la montée du fascisme dans les années 1930, les autres ont surgi des cendres des révolutions coloniales, enterrées dans les charniers de Pol Pot au Cambodge." (p 173)

Encore faudrait-il creuser le contenu de cette rencontre et ce qu'elle peut produire de neuf comme projet et comme espérance.

De mon point de vue, le projet écologiste permet d'inclure à la fois une critique du Progrès et une critique de l'occidentalo-centrisme, et cela sans être obligé de se couler dans quelque tradition marxiste que ce soit. Car l'Histoire des luttes contre les dominations ne saurait se réduire à cette référence.

 

Une "gauche" bien plus large que les traditions marxistes

 

L'essor des "subaltern studies", à laquelle l'auteur fait fugitivement référence, permet de faire éclater l'usurpation qu'a représenté la monopolisation marxiste de la représentation des dominés. La notion de "gauche" doit donc, conformément d'ailleurs à la définition liminaire du livre, être élargie bien au-delà de cette tradition.

Historiquement, les termes de "gauche", de "centre" et de "droite" en politique sont nés dans les Assemblées de la Révolution française entre 1790 et 1800. Il n'est pas indifférent de constater que, si j'en crois le Larousse de la langue française (Dictionnaire Lexis, 1979) , la "droite" est apparue en premier, en 1790, puis la "gauche", en 1791, et le "centre" seulement vers 1800.

Reprendre une Histoire élargie de la "gauche" me semble une bonne réponse à ce deuil des espérances trahies que représente le "tournant de 1989".

Cela implique donc de sortir , tout en les prenant bien sûr en compte, des cadres marxistes et de la seule référence "révolutionnaire" auxquels, malgré la richesse indéniable et l'intérêt des matériaux recueillis, Enzo TRAVERSO a confiné sa recherche.

 

Pour un engagement toujours plus lucide

 

Ce n'est pas seulement "mélancolie" et "révolution" qui "vont de pair" (p 220), mais aussi plus largement "espérance en des jours meilleurs" et "émancipation" pour, encore et toujours, susciter un engagement toujours plus lucide dans l'action collective. Engagement au service de l'idéal d'égalité, mais aussi de liberté, car l'un ne va pas sans l'autre.

Ce qui demande de méditer toujours plus sur les défaites de cette "gauche élargie", celle de tous les dominés qui se sont levés un jour pour l'égalité et la liberté, et de tous ceux qui les ont soutenu (car, ainsi que le remarquait Bakounine, "la liberté d'autrui étend la mienne à l'infini").

Cela passe par une réappropriation mémorielle de leur histoire, dont ce livre constitue un élément indiscutable. Car il ne saurait être question d'opposer référence au marxisme et mémoire, comme l'a fait le courant "mémoriel" néo-conservateur qui a réintroduit le culte identitaire national dans les années 1980 (p 73-74) avec le succès que l'on sait, hélas.

Pour terminer sur l'actualité brûlante de cette fin 2018, le mouvement des "gilets jaunes" et les débats qu'il suscite est aussi l'occasion de méditer sur ce que Philippe Corcuff ("Le Monde" daté 16 et 17-12-18) appelle "l'agonie claironnante de la gauche radicale", en analysant ce que révèle ce mouvement des frustrations démocratiques et des régressions consuméristes, symbolisées par ce (faux)remède-miracle du RIC (Référendum d'Initiative Citoyenne), plébiscité sur tous les rond-points et "pages jaunes" de Facebook de France.

 

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