Ce que j'aurais pu dire à l'AG des Gilets jaunes à Tarbes

Publié le par Henri LOURDOU

Ce que j'aurais pu dire à l'AG des Gilets jaunes

à Tarbes le 12 décembre 2018.

 

Je me réjouis de voir autant de gens passer de la colère, devant leur écran, à l'action collective, et aujourd'hui au débat présentiel dans une Assemblée générale qui se tient dans l'amphithéâtre de la Bourse du Travail.

En ce qui me concerne, cela ne fait pas quelques semaines, quelques mois ou même quelques années que je suis en colère. Cela fait plus de cinquante ans.

Et cela fait près de quarante ans que j'appartiens à une organisation syndicale, la CFDT, près de trente ans que j'appartiens à un parti politique, Les Verts devenus depuis Europe Écologie-Les Verts, après m'être engagé, et continué de l'être, dans de multiples actions collectives et associations.

Mais quand je dis que "j'appartiens" à des organisations, je me sens trahi par les mots. En réalité, j'ai toujours considéré, à l'opposé, que ces organisations m'appartenaient. Je les ai choisies et je choisis d'y rester librement, en gardant ma totale liberté de pensée et d'expression. Je n'y ai pas toujours été majoritaire, et je ne partage pas toujours les positions qu'elles expriment nationalement, mais j'ai toujours participé aux débats et aux prises de décisions par des votes internes chaque fois que je l'ai pu.

J'ai commencé comme vous, dans l'effervescence brouillonne de l'après-68, et dans un état d'esprit que je qualifierai, rétrospectivement, de naïf et d'arrogant, par le mépris des organisations établies : trop molles, trop consensuelles, trop bureaucratiques, pas assez à l'écoute de "la base".

Et puis, j'ai découvert les contraintes de l'action collective. J'ai aussi étudié l'Histoire : cela aide à comprendre beaucoup de choses du présent. Je continue toujours à l'étudier, car c'est un chantier perpétuel.

Je voudrais donc vous faire partager, si c'est possible, ce que j'en ai retiré.

 

Spontanéité et organisation : les conditions d'une vraie démocratie participative

 

J'ai cru moi aussi qu'il suffisait de se mobiliser personnellement pour changer le monde. Je continue à croire que c'est nécessaire, mais je sais à présent que ce n'est pas suffisant. Et aussi que toutes les formes de mobilisation ne favorisent pas également l'expression et la prise en compte de tous.

Vous découvrez donc, comme je l'ai fait autrefois, la nécessité de s'organiser pour être entendu.

A cet égard, si les réseaux sociaux ont permis une expression plus facile et une communication plus rapide, ils ont également généré une circulation plus rapide et plus large des infox et des rumeurs, et beaucoup d'incompréhensions et de réactions irréfléchies.

Rien ne remplace le temps nécessaire pour s'écouter vraiment et se comprendre. Prendre ce temps peut générer une paralysie de l'action, surtout si l'on s'égare en "dialogues de sourds" interminables, ou que l'on recherche un consensus qui s'avère parfois impossible.

Il y a donc nécessité de règles de prise de décision majoritaire, avec des procédures reconnues par tous. Ces règles ne sont pas toujours suffisantes pour garantir une bonne vie démocratique : il faut également une bonne volonté collective pour les faire vivre, avec un climat de non-suspicion à l'intérieur du groupe.

J'ai toujours été frappé par la sous-estimation trop répandue, y compris à l'intérieur des organisations, de l'importance des règles de fonctionnement et de la nécessité de les appliquer (ou de les changer si elles s'avèrent inapplicables !).

Le respect de la parole de chacun est important : il suppose d'être en permanence vigilant sur l'accaparement de la parole par certains (souvent de façon inconsciente) ou son gaspillage par d'autres (contenus inappropriés au débat en cours). Cela suppose là aussi des règles : distribution équitable et rappel à l'ordre du jour par une personne modératrice.

La question de la délégation de pouvoir est aussi incontournable. Elle appelle de ma part une analyse que j'emprunte à un ouvrage de 2013 intitulé "Faire (re)naître la démocratie" :

"Le regain de la participation aux élections présidentielles de 2007 et 2012 ne doit pas occulter la progression de l'abstention dans toutes les autres élections depuis 40 ans."(p 9) Ce fait ne saurait être minoré ou relativisé.

Il doit être expliqué de façon non biaisée : en sont responsables à la fois les citoyens "qui se complaisent dans la dénonciation du "tous pourris" et versent dans le zapping électoral , sans voir que la classe politique est le reflet d'une société minée par un individualisme et un consumérisme forcenés"(p 9) et les élites, "grands élus comme grands patrons (qui) s'accrochent à leurs mandats, leurs places, leurs positions et cultivent les rentes de situation (...) La consanguinité caractérise aussi le capitalisme à la française." (p 9)

Résultat : "Chacun sent bien que les tensions s'accumulent"(p 9)

 

Une fausse réponse doit être évitée : celle des "tenants du système actuel, qui estiment que les peuples sont moins intéressés par le "mécano institutionnel" que par les "réponses concrètes à leurs difficultés". L'argument ne résiste pas à l'observation des faits : la crise financière n'est-elle pas elle-même avant tout une crise démocratique, qui met en scène la proximité (...) entre les pouvoirs publics et les intérêts privés, ainsi que l'absence de tout contre-pouvoir émanant de la société civile ?" (p 10)

Il faut donc faire (re)naître la démocratie en travaillant sur les deux versants : la citoyenneté et les institutions, les représentés comme les représentants."

http://vert-social-demo.over-blog.com/article-faire-re-naitre-la-democratie-120004256.html

 

 

On ne fera donc pas l'économie d'une implication citoyenne plus prenante que le partage de prises de positions "radicales" sur les réseaux sociaux, ou plus active que l'occupation de rond-points.

Envoyer des ultimatums aux élus en se contentant de collecter les "yakas" des uns ou des autres ne saurait suffire.

Là aussi, il faut prendre le temps. Le temps de rencontrer les élus et de les écouter sur leur travail et comment ils le font : car il y a des élus qui travaillent, et qui travaillent même beaucoup, parfois trop (donc mal).

Renouer le lien entre citoyens et élus, en commençant par ces élus de proximité que sont les élus municipaux me semble une démarche incontournable. Cela passe aussi par l'engagement de nouveaux citoyens dans les municipalités avec des responsabilités d'élus.

 

Réforme et révolution : les conditions de vraies avancées collectives

 

Ici, je serai plus bref. Qu'il me suffise de dire que j'ai cru dans mon jeune temps à la nécessité de la "rupture révolutionnaire". A l'idée qu'il fallait que "tout change" pour que "quelque chose change", puisque nous avions affaire à un "système" dont toutes les pièces étaient solidaires.

Je continue à raisonner en terme de "système", même si ma vision a changé : je parlerais aujourd'hui de système thermo-industriel et productiviste-consumériste et pas seulement comme autrefois de système capitaliste. Cela m'a converti à l'écologie.

Cependant, l'étude prolongée de l'Histoire des révolutions, ainsi qu'une vision plus complexe de la réalité m'ont conduit à récuser l'idée du "Grand soir". Je suis aujourd'hui un partisan décidé du réformisme démocratique, basé sur la gestion non-violente des conflits et le compromis.

Les effets contre-productifs de la radicalité violente, tout comme les effets progressistes des réformes actées démocratiquement m'ont convaincu.

Cela suppose des alliances, des programmes communs basés sur des compromis, et une stratégie subtile et toujours menacée du changement démocratique. La base en est bien sûr la mobilisation citoyenne évoquée au départ. Mais cela suppose, comme le disait le regretté Rudi Dutschke dès 1968 : "une longue marche dans les institutions".

 

Je suis toujours en marche (:

 

Bien à vous.

PS (c'est-à-dire "Post Scriptum" et non "Parti Socialiste") : J'ai posté le texte précédent sur la page Facebook des "Citoyens pour le Climat -Tarbes et Hautes-Pyrénées", dont l'administratrice avait appelé à participer à cette AG, avec l'approbation de divers intervenants.

Cela m'a attiré un commentaire que je cite : Avec tout le respect possible, mais sans la verve...
De 1968 à nos jours, c est il me semble, et pour faire très simple, la période ou la civilisation occidentale s'est précisément jetée les deux pieds en avant dans le consumérisme-productivisme, et le thermo machin. Le chemin emprunté semble effectivement long, mais n'est il pas surtout bien lent? on avance on recule comment veux tu comment veux tu
:D
Enfin un partisan EELV qui signe sa tribune "je suis toujours En Marche" est il vraiment lucide?
Cordialement

Auquel j'ai répondu :

Il est surtout ironique !

Ce qui m'a valu la réponse : "merci de préciser .. avec EELV on aurait aussi pu l entendre au premier degré "

D'autres intervenants, ainsi que le même, m'invitent à rejoindre la manif des Gilets jaunes du lendemain samedi 15 décembre.

Cela me conduit à rédiger ce Post-Scriptum :

 

Il est décidément impossible de débattre vraiment sur Facebook, car je vais encore produire un texte "trop long à lire" pour le rythme frénétique de ces échanges. Mais l'enjeu est trop important pour que j'y renonce.

Il me faut revenir tout d'abord sur le conditionnel de mon titre précédent : je n'étais pas le 12 décembre à l'AG des Gilets jaunes, même si j'y suis fugitivement passé. J'étais à côté : dans le local de l'UL-CGT où j'ai passé la soirée avec mes camarades communistes du collectif 65 pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah. De la même façon, si j'ai porté un Gilet jaune le samedi 15 au matin, ce n'était pas place de Verdun, mais place du marché Brauhauban avec mes amis du collectif cyclomotivé-tarbavélo.

Car, et c'est tout l'intérêt, à mon avis, d'étudier un peu l'Histoire, il y a une différence fondamentale entre Mai 68 et le mouvement actuel des Gilets jaunes. En Mai 68, les fascistes étaient AVEC le gouvernement de De Gaulle, et ont fait le coup de poing avec la police contre les grévistes et les "bolchos". Aujourd'hui, les néo-fascistes et néo-nazis sont DANS le mouvement, et parfois localement à sa tête. Bien que doté d'une certaine tolérance, je ne pousserai pas la naïveté politique jusqu'à défiler main dans la main avec des gens qui rêvent de détruire la démocratie, de mettre un général au pouvoir, d'expulser les "étrangers indésirables" et de cogner les lesbiennes, gays, bi et trans... Pour être plus explicite encore: regardez donc ce qui se passe en Italie, où les gentils Gilets jaunes locaux du Mouvement 5 étoiles (quand même un peu anti-migrants et anti-UE) se font phagocyter par la Ligue néofasciste de l'inquiétant Salvini (rebaptisé fort suggestivement le "ministre de l a pègre" par l'écrivain Roberto Saviano, spécialiste de la mafia. Il est un fait quasiment de nature que fascisme et grande criminalité marchent la main dans la main car ils ont deux gros points d'accord : le mépris du Droit et le culte de la violence).

Le drame aujourd'hui de ce qui reste de la Gauche (les écolos droitsdelhommistes comme moi, la majorité des syndicalistes de la CFDT et de la CGT notamment, celle des communistes et de ce qui reste de socialistes authentiques) c'est que nous devons lutter sur deux fronts : contre ce néofascisme qui monte, et contre un gouvernement qui lui fait des concessions inacceptables sur la question sécuritaire, en déconstruisant l'État de Droit, et sur la question migratoire, en stigmatisant l'Islam et les étrangers venus du Sud.

Et donc, pour conclure sur notre supposée ambigüité par rapport à LREM, je n'hésite pas à écrire que nous savons où est l'ennemi principal. En cas de danger fasciste, nous n'hésiterons pas à voter Macron plutôt que Le Pen, comme nous l'avons fait en 2017. Et comme nous aurions fait alliance en 1941 avec une partie des députés du Front Populaire, ceux du parti radical-socialiste, qui avaient pourtant créé en 1938 les camps pour "étrangers indésirables", et voté le 11 juillet 1940 les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain...qui les remercia en les interdisant et les pourchassant.

 

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