Pierre MONATTE Lettres d'un syndicaliste sous l'uniforme (1915-1918)

Publié le par Henri LOURDOU

Pierre MONATTE

Lettres d'un syndicaliste sous l'uniforme

1915-1918

Lettres choisies et annotées par

Julien Chuzeville

(Smolny..., 3e trim 2018, 112 p.)

 

 

Il faut remercier le "collectif Smolny", petite groupe toulousain d'obédience luxemburgiste, semble-t-il à la consultation de son site (http://www.collectif-smolny.org), pour cette publication.

Pierre MONATTE est en effet une personnalité insuffisamment reconnue de l'Histoire du syndicalisme, malgré l'admiration (méritée) que lui portait Albert Camus.

Ces lettres sont au coeur de ce qui fonde une telle admiration : le maintien, envers et contre tout, d'une haute position morale, face aux peurs et aux emballements collectifs.

En l'occurrence, il s'agit de son opposition farouche et déterminée à la Grande Boucherie, dont on célèbre aujourd'hui avec faste le centenaire, de 1914-1918.

Car Monatte fut du mince carré des militants ouvriers qui ne renoncèrent pas à leur credo pacifiste et antimilitariste. Et peu à peu l'Histoire scientifique leur donne raison, au-delà même de ce qu'ils croyaient à l'époque, sur les responsabilités de ce véritable suicide collectif européen.

Encore une fois, même s'il est parfois bien tard, la vérité finit toujours par l'emporter sur le mensonge.

 

Dans sa préface, Julien Chuzeville rappelle brièvement qui fut Monatte. "Né le 15 janvier 1881, d'un père forgeron et d'une mère dentellière, très bon élève, il lit beaucoup"(p 7). Et il obtient son baccalauréat à 17 ans. Il faut ajouter le fait que ceci se passe en Haute-Loire : né au petit village de Monlet, il fait ses études secondaire à Brioude, après l'obtention d'une demi-bourse. Sa biographe Colette Chambelland précise : "Ses études sont brillantes. Il déteste pourtant l'atmosphère du collège, le conservatisme des professeurs, l'apathie des élèves et la promiscuité du dortoir." ("Pierre Monatte, une autre voix syndicaliste", p 14).

Son bac obtenu, "il travaille comme pion dans plusieurs collèges, puis va s'installer à Paris où il fréquente les milieux libertaires et devient correcteur." (Chuzeville, p 8). Il exercera ce métier, aujourd'hui disparu, comme le montrent malheureusement les coquilles et erreurs qui parsèment aujourd'hui les articles de journaux, toute sa vie.

Engagé dès le début de sa vie professionnelle à la CGT, il en devient rapidement un militant très actif, pleinement acquis, en tant que libertaire, à la tendance syndicaliste révolutionnaire alors majoritaire. Toujours très porté sur la lecture, la réflexion et l'écriture, il crée en 1909 la revue "La Vie Ouvrière", organe d'enquête et de réflexion syndicale qui joue un rôle de premier plan. Il se marie cette même année "avec Léontine Valette, dite Léo, une couturière amie de la militante Marguerite Thévenet", p 8).

En 1914, il s'oppose d'emblée, seul avec quelques amis comme Alfred Rosmer et Marcel Martinet, au ralliement de la CGT à "l'Union sacrée". En décembre 1914, il démissionne du Comité Confédéral, où il représentait l'UD du Gard et celle du Rhône comme suppléant, et diffuse sa lettre de démission. C'est en France le premier texte public fermement opposé à la guerre, censuré bien entendu dans la presse.

La conclusion de ce texte vaut d'être citée intégralement, après avoir rappelé brièvement l'enjeu du vote qui l'a suscité :

"Le 22 novembre, le secrétaire confédéral (Léon Jouhaux) donnait connaissance au Comité d'une invitation à la Conférence des socialistes des pays neutres, organisée à Copenhague, pour les 6 et 7 décembre , par les partis socialistes scandinaves.(...)

Le 6 décembre, le Comité Confédéral se trouvait devant trois propositions : une première de la Fédération du Bâtiment, tendant à ne faire aucune réponse; une seconde de Luquet, comportant des restrictions importantes et l'accord de la CGT et du Parti (Socialiste) sur un texte commun de réponse; enfin celle des Métaux (soutenue par Monatte et donnant son plein soutien à l'initiative).

Le Comité se prononça d'abord sur la proposition - à caractère préjudiciel – du Bâtiment, l'adoptant par 22 voix contre 20 et 2 abstentions.

Il est hors de doute que la proposition des Métaux aurait été écrasée, le 6 décembre, par une forte majorité. (...)

Il faut aujourd'hui, il faudrait plus que jamais conserver jalousement notre indépendance, tenir résolument aux conceptions qui sont nôtres, qui sont notre raison d'être. Si on les croit fausses, qu'on le dise ! Alors seulement on aura le droit de faire du nationalisme sous toutes ses formes, nationalisme politique et nationalisme économique.

Mais je crains fort que nos organisations centrales, en France comme en Allemagne, CGT comme Parti Socialiste, Union syndicale internationale comme Internationale socialiste, n'aient signé leur faillite.

Elles venaient de se révéler trop faibles pour empêcher la guerre, après tant d'années de propagande organisatrice. Mais on pouvait encore se dire que la faute en incombait peut-être aux masses restées à l'écart et qui n'avaient pas compris les devoirs de l'internationalisme. Cette dernière lueur d'espoir vacille sous les paroles des militants d'un pays et de l'autre. C'est au centre que le feu, c'est-à-dire la foi, a manqué.

Si l'humanité doit connaître un jour la paix et la liberté , au sein des États-Unis du monde, seul un socialisme plus réel et plus ardent, surgissant des désillusions présentes, trempé dans les fleuves de sang d'aujourd'hui, peut l'y mener.

Ce n'est pas en tout cas, les armées des alliés, non plus que les vieilles organisations déshonorées qui le peuvent.

C'est parce que je crois, chers camarades du Gard et du Rhône, que la CGT s'est déshonorée par son vote du 6 décembre, que je renonce, non sans tristesse, au mandat que vous m'aviez confié." (p 20-21 et 24-25)

 

Même si cette position fut d'abord peu comprise et peu suivie, elle servit de point de référence pour les prises de conscience ultérieures.

"Dans l'immédiat, elle vaut à Monatte de passer en conseil de révision et d'être mobilisé. Il part donc au début de l'année 1915 en caserne, puis plus tard au front."(p 10)

Fidèle à ses convictions, "il va réussir à traverser la guerre sans tirer sur quiconque. C'est d'ailleurs dans ce but qu'il recherche et obtient un poste de signaleur, puis de téléphoniste, pourtant loin d'être sans risques"(ibidem)

"En mars 1919, Monatte est démobilisé et (...) reprend son action militante (...) (il) relance la Vie Ouvrière, cette fois comme journal hebdomadaire, et il prend part à la direction du Comité de la 3e Internationale (...) il joue un rôle majeur dans la création des Comités syndicalistes révolutionnaires, minorité au sein de la CGT. Cet engagement militant lui vaut d'être arrêté au cours de la grève de mai 1920 et de rester emprisonné pendant plus d'un an." (p 11-12)

C'est au cours de cet emprisonnement qu'il rédige (sous pseudonyme) le témoignage rétrospectif sur le jour de l'armistice tel qu'il l'a vécu au front, et qui conclut ce recueil.

 

Son bref passage au nouveau Parti Communiste Français n'aura duré qu'un peu plus d'un an : de 1923 à fin 1924. Il crée dès janvier 1925 le bulletin "La Révolution Prolétarienne", qui regroupe les opposants syndicalistes révolutionnaires au stalinisme naissant. Ce havre de liberté intellectuelle va survivre (malgré une interruption de 1940 à 1945) jusqu'à aujourd'hui.

Les lettres recueillies et sélectionnées par Julien Chuzeville, ne sont qu'une mince partie de la correspondance de guerre de Monatte. Il s'agit essentiellement de lettres à sa femme Léo, à son ami Marcel Martinet, à son autre ami suisse Friz Brupbacher (proche de James Guillaume, qui fut un disciple direct de Bakounine et s'est rallié de fait à la fin de sa vie à l'Union sacrée par haine du militarisme prussien, comme bien des anarchistes : c'est l'objet de la première lettre de janvier 1915 de Monatte à ce dernier, et la dernière à lui adressée.) Par contre toutes les lettres de Monatte à Rosmer sont perdues comme beaucoup d'autres (p 13).

Nonobstant, le corpus réuni par Chuzeville est éclairant sur l'état d'esprit de Monatte au long de ces quatre années : une forme d'optimisme commandé par la perspective de la reconstruction d'un mouvement ouvrier qu'il conçoit comme basé sur le profond sentiment populaire : celui qu'il voit poindre "aux minutes décisives" quand les hommes "osent raisonner avec leur bon sens" et deviennent capables "de penser autrement que d'après leurs journaux". Et il se dit alors : "Quel dommage que notre (=celle du mouvement ouvrier) presse soit si lâche; il suffirait de peu de sa part pour activer le travail qui se fait dans les esprits et lui faire rendre des résultats."(Lettre à Marcel et Renée Martinet du 7 mars 1915, p 31-32).

On retrouve ici l'intérêt obsessionnel de Monatte pour la presse, dont il est un lecteur attentif et boulimique.

Mais cela ne constitue pas pour autant une forme d'inattention à ceux qui l'entourent. On le voit bien dans son évocation du jour de l'armistice. "Qu'éprouvions-nous les uns et les autres ? Nous étions heureux. Nous voulions nous convaincre que nous tenions enfin le bonheur. Mais nous n'y parvenions pas. La joie était impossible. Ce moment où le canon ne tonnerait plus, nous l'avions trop attendu. La paix venait après trop de ruines, après un trop long épuisement. Ce ne pouvait pas être la vraie paix." (p 108, témoignage publié dans"La Vie Ouvrière" du 12 novembre 1920 sous le pseudonyme de Pierre Lémont – anagramme de Monlet son village natal).

Cette analyse de ce qu'on baptisera plus tard le syndrome post-traumatique sonne profondément juste. C'est toute une génération d'Européens qui est ainsi frappée. La génération suivante en subira les atroces conséquences.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article