Suzanne CITRON Le mythe national

Publié le par Henri LOURDOU

Suzanne CITRON Le mythe national

L'Histoire de France revisitée

L'Atelier, mars 2017, 358 p.

 

 

Cette réédition au format poche d'un livre initialement paru en 1987, est précédée d'une préface inédite et suivie d'un "épilogue" daté de janvier 2017, un an avant la disparition de l'auteure, ainsi commentée par "le Monde " : "Suzanne Citron aura gardé jusqu’à sa mort, le 22 janvier 2018, à Paris, l’esprit critique chevillé au corps. Dans une tribune publiée sur LeMonde.fr, le 18 juillet 2017, l’historienne de 95 ans reprochait au président de la République, Emmanuel Macron, d’entretenir une confusion sur l’histoire de France en invitant le premier ministre israélien pour la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv. Le propos était bref – trois paragraphes –, mais sans concession.

« Je dénie formellement toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine et je récuse la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël », écrivait-elle.

 

Comme souvent lorsqu’elle prenait la plume, l’historienne rappelait son parcours, celui de Suzanne Grumbach, née le 15 juillet 1922, à Ars-sur-Moselle (Moselle), issue d’une famille bourgeoise juive, dont l’adolescence heureuse au lycée Molière, à Paris, fut brisée par la débâcle de juin 1940. Un «premier choc avec la grande histoire» qu’elle avait raconté dans "Mes lignes de démarcation" (Syllepse, 2003).

 

Elevée dans le culte de la France dreyfusarde et dans la mémoire de la Grande Guerre, elle éprouve la honte de la capitulation. Après que son père est fait prisonnier en Allemagne et que deux cousins sont raflés, elle passe la ligne de démarcation clandestinement à bicyclette, le 15 août 1941. A Lyon, elle poursuit ses études d’histoire tout en participant à des activités de résistance. Arrêtée par la Gestapo à Lyon, elle est internée à Drancy le 4 juillet 1944, avant d’être libérée le 17 août.

 

Agrégée d’histoire en 1947, elle exerce pendant plus de vingt ans comme professeure de lycée à Enghien-les-Bains (Val-d’Oise). La guerre d’Algérie sera pour elle un « second choc intérieur ».

 

Elle rappelle elle-même dans sa préface en quoi ce choc a "déchiré (son) image de la France, pays des droits de l'Homme" (p 18).

Elle ouvre pour elle une "réflexion critique sur l'écriture du récit scolaire"(ibidem)

 

Faut-il ajouter que cette réflexion est d'une qualité exceptionnelle, et ouvre des perspectives claires dans le contexte actuel de confusion idéologique ?

 

Elle met d'emblée les choses en place : "En se coulant dans la gangue d'un Etat-nation demeuré napoléonien, la France républicaine officielle ne s'est jamais débarrassée d'un intégrisme monarchique qui lui colle à la peau. La critique de cet intégrisme doit être approfondie." (p 17)

 

Et elle trace le programme qui doit être le nôtre : "Dans ce monde incertain, à l'entrecroisement de temporalités mondiales, européennes, nationales, une France complexe faite de métissages anciens et d'immigrations récentes, de dominations et de luttes, une France créative, émancipatrice et plus fraternelle est à reconfigurer." (p 18)

 

Mais il faut auparavant passer par la remise en cause de certaines idées reçues.

 

La légende républicaine

 

C'est le titre de la 1e partie du livre (p 19 à 113), qui en compte deux autres : " Recherche de la France" (p 115 à 195) et "Identification des Français" (p 197 à 303).

 

Dans cette partie, S.Citron analyse de façon systématique les manuels scolaires utilisés à l'école primaire entre 1920 et 1985, après avoir étudié leur genèse intellectuelle et leur contexte politique de 1833 (parution du premier tome de la monumentale Histoire de France de Jules Michelet) à 1884 (parution de la première édition du "Petit Lavisse", premier manuel pour l'école primaire conforme aux programmes de 1882, dont le succès ne s'est jamais démenti, y compris après la mort de son auteur en 1924, puisque sa dernière édition date de 1950, p 35).

 

Les principaux éléments de la légende se dégagent de cette étude.

1- "La France est une religion", celle de la Révolution célébrée par Michelet. "Comme tout romantique, Michelet est un croyant." (p 26) Sa croyance est celle d'une réalisation des promesses du christianisme par la Révolution française, et donc d'une incarnation de Dieu dans la Patrie. On retrouve un écho de ce credo dans l'introduction des "Mémoires de guerre" de De Gaulle : rappelez-vous ce membre de phrase si souvent cité : "une certaine idée de la France". Cette véritable religion de la Patrie sur une base humanitariste n'a rien de spécifiquement français, ainsi que le relève Paul Bénichou, cité par S.Citron (p 26) : "C'est dans les religions de l'humanitarisme qu'a germé l'idôlatrie de la Nation, en tant que valeur suprême et pseudo-divinité" (in "Le temps des prophètes. Doctrines de l'âge romantique", 1977, p 522-3)

Il en découle une vision religieuse de la Révolution comme incarnation de Dieu dans la Nation, dont la laïcisation postérieure va donner la double idée de la Révolution comme un bloc et du Français comme un soldat de l'idéal (p 28-31). Cette France universaliste est aussi une France guerrière. Paradoxe qui s'exprime pleinement au moment de l'affaire Dreyfus par la paralysie de la France républicaine officielle face au déni de justice : "les autorités officielles et les antidreyfusards sont, de fait, solidaires, dans la défense de la raison d'État contre la Vérité." (p 31) Avec un effet très concret : "L'État républicain finira par réhabiliter le capitaine Dreyfus, mais ne reconnaîtra jamais solennellement les trucages et les mensonges du procès de 1894 et l'absurdité de celui de Rennes" (p 31) où Dreyfus, contre toute raison et vraisemblance, est "amnistié" et non "disculpé".

Car " la République est parfaite et l'État républicain ,par définition, au-dessus de tout soupçon, ne saurait attenter aux libertés qu'il incarne." (ibidem)

2- La France est un être incréé, elle préexiste de toute éternité à la France actuelle qui n'en est que la manifestation finale. D''où une Histoire téléologique qui vise à éduquer le peuple dans le culte de la Patrie. Et c'est ici que l'on découvre Lavisse, "instituteur national", dont les objectifs rejoignent ceux des républicains modérés, lui-même n'étant que modérément républicain, dans la préparation de la Revanche contre l'humiliation de 1871. Et l'on retrouve ici la vision gaullienne de la France, "telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle" (p 1 des "Mémoires de guerre"). Ce culte de la Patrie est égrené tout au long d'une Histoire justifiant toutes les guerres de conquête comme servant le destin providentiel de la France : toute conquête est juste puisqu'elle vise à faire advenir la France d'aujourd'hui.

3-Servir la France, un devoir absolu : Cela découle de ce qui précède. Puisque la France incarne l'idéal universel, toute entreprise guerrière menée en son nom est légitime et doit entraîner l'adhésion enthousiaste et le sacrifice de tous les Français, ou de ceux qui sont appelés à l'être. Car servir la France, c'est servir l'humanité. Ainsi sont justifiées, en toute laïcité, toutes les croisades et les guerres coloniales ou les annexions. "L'équivoque de la double mission des héros, qui servent en même temps la France et l'humanité, n'est pas levée." (p 49)

Il en découle bien sûr pas mal de mensonges ou d'omissions dans le récit historique. Nous n'entrerons pas ici dans le détail.

Inversement, sont survalorisées un certain nombre de figures historiques destinées à édifier la jeunesse scolaire. (p 49-96)

 

La persistance du mythe

 

Mais ce qui frappe surtout, dans l'analyse serrée que fait S.Citron des manuels scolaires, c'est la grande inertie du modèle, pourtant aujourd'hui largement ringardisé, mis en place en 1884 par Ernest Lavisse.

Car si les outrances grandiloquentes et moralisatrices ont été gommées, les mensonges et les omissions les plus flagrants redressés ou réintégrés, la trame de cette Histoire républicaine reste la même, et nombre de détails restent intangibles.

Ainsi de "l'ordre chronologique naturel" tourné autour de la construction de l'État français telle que théorisée à la fin du XIXe, de l'absence totale de l'histoire des "autres", vivant pourtant sur l'espace actuel de la France (Basques, Occitans, Bretons,Corses, Antillais, Juifs...), ceux-ci n'apparaissant à l'occasion que comme les "objets" de conquêtes, dont la légitimité n'est jamais interrogée. Cette vision unitaire d'une France théorique gomme toutes les diversités réelles. Elle efface également, sauf exceptions, toutes les injustices commises et les oppressions exercées.

Cette vision monarcho-jacobine reste largement inentamée. (p 97 à 113)

 

Recherche de la France : la naissance du mythe

 

Peut-être faut-il rappeler en cours de route ce qui fonde cette recherche : non pas la volonté de nier la pertinence des valeurs universelles brandies par la "légende républicaine", mais celle d'en cerner les conditions réelles d'exercice pour mieux les incarner. Ce point est capital : c'est bien parce que la réalité vécue par S.Citron, en 1940-44 et pendant la guerre d'Algérie, n'était pas conforme à ces valeurs proclamées qu'elle a remis en cause la "légende", et non parce que ces valeurs lui sont parues dénuées de tout fondement.

 

Une unité mythique et ses effets politiques : une double contradiction

 

Cette partie remonte dans la fabrication du "mythe national" au cours du temps. C'est édifiant sur la somme de vérités fabriquées et leur incohérence manifeste : tout d'abord la "religion royale" et la généalogie fantaisiste de "nos" rois remontant aux Troyens, l'apparition progressive du mot "France" et la place des Francs, puis l'élaboration du mythe de "nos ancêtres les Gaulois", celui des "frontières naturelles".

Mais le plus important, par-delà l'anecdote, c'est bien, ainsi qu'on l'a vu précédemment, la continuité finaliste de cet État-nation et son unité monolithique postulée. On passe, sans solution de continuité, de la monarchie absolue à la République absolue des Jacobins : à l'obéissance absolue au roi, doit succéder l'obéissance absolue à la Nation incarnée par la République. La dictature du Comité de Salut Public n'est pas un accident entièrement dû aux circonstances, elle est inscrite au coeur de ce schéma "national".

Ainsi que le résume en conclusion S Citron, cette idéologie, avec laquelle trop de gens de Gauche n'ont pas rompu, enferme dans une double contradiction :

"1) D'un côté, les libertés républicaines, les droits individuels, les droits de l'homme; de l'autre, la République une et indivisible, l'État et sa Raison, seule voix licite de la France. Le dreyfusisme contre l'État républicain.

2) D'un côté, la liberté d'opinion, la pluralité des points de vue; de l'autre, un combat politique manichéen pensé comme une lutte entre la vérité et l'erreur, simulant trop souvent -la Terreur en moins- les imprécations des géants de 1793." (p 176)

 

Nation et race : l'héritage du XIXe siècle

 

On retrouve avec la problématique de la race l'idée d'une "France éternelle". Même si cette idée d'une "race gauloise" avancée par Augustin Thierry comme principe explicatif de la Nation française, est nuancée ou battue en brèche par ses successeurs républicains, en particulier les positivistes de l'école méthodique, ceux-ci restent prisonniers d'une vision moniste de la Nation, qui exclut toutes les mémoires de la diversité, des peuples conquis aux immigrés.

Ainsi le "sacro-saint récit national" perdure au fil du temps jusqu'aux historiens contemporains, de Braudel à Nora, dont les "Lieux de mémoire", ouvrage-phare des années 1990, "qui se voulaient au départ, "l'anti-Lavisse", finissent en "monument néo-lavissien à la gloire de l'identité française"(Lucette Valensi, citée p 192).

 

Identification des Français : reconquérir notre Histoire

 

Rechercher la vérité historique derrière le "roman national" est le premier pas à accomplir. Ce premier pas est en passe d'être franchi, tant les placards de l'Histoire officielle débordent de cadavres. De la conquête des "provinces" par les rois d'Ile-de-France, à la colonisation/décolonisation, et aux différentes immigrations, de nombreux épisodes peu glorieux sont remis en lumière ou re-découverts.

Ces épisodes permettent à des mémoires douloureuses de s'affirmer et d'être reconnues.

Mais, au-delà, c'est toute une conception de la gouvernance du pays, et donc de la politique, qui est à remettre en cause : celle du centralisme autoritaire de type monarchique et de l'uniformité administrative et culturelle.

Et, corrélativement, ce sont des dominations séculaires, et leurs séquelles, qui sont à remettre en cause et à considérer.

Ce chantier est vaste, et à peine entamé.

 

Renoncer à l'Histoire-célébration ?

 

Si je rajoute un "?" à cet inter-titre de l'auteure, c'est que l'on voit émerger, à côté des "célébrations offcielles", des "contre-célébrations" de tous les "oubliés" ou "vaincus" de l'Histoire officielle. Nous sommes dans cette situation intermédiaire de crise, où le discours officiel "patine" et connaît une forme de contestation qui en mime les manifestations. On ne peut rester dans une telle situation qui peut ouvrir sur une "guerre des mémoires" : il va bien falloir, en effet, renoncer à cette manie commémorative pour trouver de nouvelles formes de convocation du passé, moins guindées et sacrales, sans pour autant évacuer l'émotion du souvenir des victimes des dominations passées.

 

Les mémoires occultées/La mémoire officielle

 

La question posée est celle d'une chronologie apparemment inamovible de l'Histoire scolaire, malgré tous les coups de boutoirs successifs provoqués par la résurgence des mémoires occultées.

Or, l'émergence des Droits humains universels comme référence percute l'imaginaire nationaliste construit et perpétué aujourd'hui encore par cet édifice scolaire.

Cela amène l'auteure à analyser plus finement la genèse du "mythe national" et son contenu.

 

Construction et francisation d'un royaume pluri-national

 

Cette Histoire re-visitée nous fait saisir tout d'abord la nature religieuse du culte royal construit peu à peu par les clercs au service des "3 dynasties", avec bien sûr une prime pour la 3e et la plus durable, celle des Capétiens.

L'unité et l'unicité du pouvoir se confondent dans un véritable culte de l'État, dont la nature est autoritaire. Cet autoritarisme centralisateur s'est imposé par la violence répétée de conquêtes et de répressions, dont la portée a été très longtemps minorée voire occultée.

Cette Histoire des "provinces" a longtemps été négligée au profit de la geste royale de construction de l'État, paradoxalement reprise par l'Histoire républicaine scolaire officielle.

Il en est résulté, tout logiquement, tout à la fois un véritable culte de l'État et une vision positive et édulcorée de la colonisation.

 

Nationalisation des Français et retour du refoulé

 

Si le processus de "nationalisation" des Français, qui a connu son apogée sous la 3e République, entre 1880 et 1939, a été indéniablement un succès; il s'est accompagné d'une constante occultation des diverses violations des valeurs de Liberté, Égalité, Fraternité, commises par la République, tant dans l'hexagone que dans les colonies.

Cette négation a atteint des sommets avec l'épisode de Vichy et sa gestion mémorielle, et avec la guerre d'Algérie, d'ailleurs longtemps niée en tant que guerre.

Les actuelles quêtes mémorielles des descendants des victimes de ces diverses occultations témoignent d'un "retour du refoulé" qui met en crise le fameux "roman national"et, au-delà, toute une culture politique autoritaire qui structure encore l'administration de l'Éducation nationale.

A cet égard, Suzanne Citron souligne à juste raison (p 307 et note 8), le retard de réflexion d'une bonne partie de la Gauche (y compris extrême, ou qui se croit telle) sur cet édifice autoritaire/élitiste entièrement commandé par le système des Grandes Écoles, machines à conformer les élites technico-administratives dans le moule unitariste du mythe national-républicain.

Cette fausse méritocratie fait encore trop illusion et génère la confusion et tous les faux débats actuels sur l'autonomie régionale, le décolonialisme et la laïcité.

En recouvrant d'un voile pseudo-égalitaire les diverses oppressions imposées par le "mythe national", cette idéologie "républicaine-jacobine" coupe court à toutes les quêtes mémorielles légitimes des victimes de la République réelle.

 

Pour une Histoire émancipatrice

 

La nouvelle Histoire à promouvoir dans nos écoles est une Histoire mondiale et non franco-centrée, ce qui implique une remise en cause radicale de la chronologie francocentrique. Une Histoire plurielle et non uniformisante. Une Histoire problématisante et non édifiante.

Cela suppose une rupture nette avec LE programme officiel et ses maniaques instructions officielles, et les psychodrames constants qui y sont attachés de plus en plus.

Cela passe par l'autonomie des établissements et l'adaptation des contenus enseignés à leurs publics, dans le cadre de valeurs communes à prendre enfin au sérieux : Liberté, Égalité, Fraternité.

 

Encore merci à Suzanne Citron pour sa contribution à cette nécessaire remise en cause.

 

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