Raphaël PITTI Va où l'humanité te porte
Raphaël PITTI
Va où l'humanité te porte
Un médecin dans la guerre
(Tallandier, mars 2018, 302 pages)
A l'heure où se profile le pire désastre humanitaire de la guerre en Syrie, avec l'assaut annoncé du pouvoir et de ses alliés contre la poche d'Idlib, dernier refuge intérieur des révoltés de 2011, ce témoignage est là pour nous rappeler ce que sont les pratiques de ce pouvoir.
Car nous avons découvert Raphaël Pitti, "professeur agrégé de médecine d'urgence, anesthésiste-réanimateur, médecin-général des armées", lors d'un de ses témoignages télévisés à l'émission "28 minutes" sur "Arte", au retour de ses missions humanitaires associatives en Syrie.
C'est donc en liaison étroite avec le terrain et en médecin averti des choses de la guerre, qu'il a pu constater l'usage délibéré d'armes chimiques par l'armée d'Assad contre des civils, à au moins deux reprises.
La première, très médiatisée, le 21 août 2013, dans la Ghouta, banlieue Est de Damas (p 62-63) donne lieu, on le sait, au renoncement américain à une intervention militaire, malgré la "ligne rouge" allègrement franchie par Assad, en échange d'une promesse de démantèlement de l'arsenal chimique du régime, sous le contrôle de son allié russe...
La seconde, le 4 avril 2017, à Khan Cheikhoun, petite ville du Nord-Ouest, témoigne du peu de poids d'une telle promesse (p 271 à 276).
Au-delà de ces deux témoignages, le livre est le récit d'un itinéraire personnel qui commence à Oran en 1950, où est né ce petit-fils d'émigrés italiens ayant fui le fascisme pour la Tunisie en 1929.
Ses parents, installés à Oran, sont tailleur et femme au foyer. (p 83-89)
Marqué par une foi catholique nourrie de son engagement précoce chez les scouts, il traverse la guerre d'Algérie avec le sentiment familial d'être "pris entre deux feux", l'exil temporaire à l'été 1962, puis le retour à Oran dès 1963, où il fait ses études jusqu'au bac en 1968 (p 91-119). Dès l'âge de 15 ans il a décidé qu'il serait médecin. Et l'on voit déjà là, malgré les références un peu mystiques à l'appel de Dieu, une volonté de fer qui ne se démentira pas par la suite. Raphaël Pitti n'est pas quelqu'un de facile à circonvenir, à l'évidence.
Il met cette volonté au service d'un engagement actif : "Toute ma vie, je me situerai davantage dans l'engagement et l'action que dans la prière et la contemplation" (p 121).
Son idéal médical lui est donné par la lecture du livre d'un médecin suédois, Axel Munthe, "Le livre de San Michele", bestseller des années 30 : prise en charge globale du patient et considération de sa souffrance, engagement humanitaire (p 122-123).
C'est à Nice qu'il choisit de faire ses études de médecine, qu'il démarre en 1969, année de la mise en place du fameux "numerus clausus". Il réussit le concours et finance ses études par de petits boulots. Il s'engage parallèlement comme pompier volontaire; il découvre également peu à peu le métier de médecin dans sa difficulté et sa grandeur : "'j'ai fini par comprendre que ce que je pouvais faire, avec toute l'équipe de réanimation, c'était soigner au sens le plus large, avec le plus de rigueur possible, d'attention et d'écoute, mais ce n'était pas nous, en fin de compte, qui guérissions le malade." (p 129)
C'est lors de son service militaire comme médecin qu'il confirme sa vocation pour l'anesthésie et la réanimation, grâce à la confiance accordée par son supérieur, lequel le convainc de rester dans l'armée.(p 138)
Là il se spécialise dans la médecine de "l'avant" avec les commandos marine. Affecté ensuite à Brest, il vit à cheval entre hôpital civil et hôpital militaire, avec notamment des interventions de sauvetage en mer. Puis il multiplie les interventions opérationnelles : Djibouti, Arabie saoudite (1e guerre du Golfe de 1991), Tchad, Balkans.
C'est le sentiment d'être manipulé, lors de la guerre du Golfe, qui le pousse à demander une affectation sédentaire. C'est à Metz qu'il obtient d'aller : dans un hôpital flambant neuf où tout est à construire, en particulier un centre d'instruction de réanimation de l'avant, qu'il va mettre en place et qui lui révèle son goût pour la pédagogie.(p 250-254)
C'est là que l'interpelle, en pleine réussite professionnelle, la situation en Syrie : c'est le début du livre (p 11 à 82) et aussi sa fin (p 271-279), encadrés par deux développements qui élargissent son propos sur la question des migrants : "Le choc de Lampedusa" (p 259-270) qui rend compte de son premier engagement associatif avec l'Ordre de Malte, une fois devenu retraité de l'armée, en 2009; et "Tous les migrants" (p 281-291) qui clôt le livre par cette considération : "L'Occident est dans le déni, nos États riches et arrogants n'ont pas encore compris que les migrants viendront malgré les directives, malgré les murs. Poussés par les guerres, les dictatures, les catastrophes écologiques, les dérèglements climatiques, ils viendront. S'organiser dans la dignité et susciter la solidarité plutôt que la peur et la haine : c'est l'unique moyen de faire face et de ne pas laisser les populismes qui grondent partout en Europe étendre leur emprise." (p 291)
Et dans son épilogue, cette ultime recommandation morale : "Il faut supprimer en nous ce que nous n'aimons pas chez les autres : égoïsme, violence rejet, haine, intolérance (...) Il faut toujours se méfier de cet article "les", dont se servent tant de criminels pour enfermer "les" juifs, "les" Roms, "les" musulmans, "les" migrants, "les" SDF dans un corset définitif d'étrangers." (p 297)