Migrations et passeurs : la politique européenne en question

Publié le par Henri LOURDOU

Migrations et passeurs : la politique européenne en question

 

Andrea DI NICOLA- Giampaolo MUSUMECI "Trafiquants d'hommes", Liana Levi, 2015, 190 p, traduit de l'italien par Samuel SFEZ.

Ce livre d'un enseignant en criminologie de l'université de Trente et d'un journaliste-reporter est paru en 2014 en Italie.

Il repose sur une enquête menée entre 2008 et 2013, à la fois dans les prisons et auprès des magistrats et policiers italiens, mais aussi directement auprès de certains "trafiquants" évoqués. Ceci en Italie, en Turquie, en Libye, en Slovénie, en Tunisie, en Grèce, en Egypte, au Maroc : autrement dit pratiquement tout autour de la Méditerranée, devenue le nouveau "limes" d'un Empire menacé, l'Europe des riches, celle de l'Ouest.

La différence avec l'Empire romain et son fameux "limes" est que nous n'avons pas affaire ici à des tribus de barbares armés, mais à plus ou moins l'équivalent des migrants européens du XIXe siècle, qui gagnaient individuellement l'Amérique en quête d'une vie meilleure.

 

Bien sûr, tous les éléments ainsi recueillis sont datés. Et les auteurs soulignent l'évolution rapide des conditions et des acteurs de ce vaste trafic.

 

On peut cependant, me semble-t-il, retirer de leur enquête des enseignements de portée générale.

 

Le premier est le caractère généralisé et multiforme des passages clandestins ou illégaux (ils ne sont pas toujours clandestins) des frontières. Malgré les barrières légales ou physiques croissantes dressées par l'Union Européenne ou l'Espace Schengen (qui ne la recouvre pas exactement), à toute barrière, d'ingénieux artisans trouvent toujours la parade.

C'est un premier enseignement.

 

Ensuite, les violences inévitables qu'entraîne ce trafic. Violences essentiellement subies par les candidats à l'exil, et exercées tant par les trafiquants que par les autorités des pays traversés ou visés.

La plus visible de ces violences est bien sûr constituée par les naufrages en Méditerranée, dont le bilan macabre est sans cesse revu à la hausse (voir Annexe ci-dessous).

Mais ce n'est que la partie émergée de l'iceberg.

 

Car on trouve ici notre 3e enseignement : l'interdiction légale d'une activité dont le besoin n'est pas pour autant supprimé, génère une absence de règles et de cadre qui réduit tout à la confiance aveugle ou à la méfiance et au rapport de force généralisés. Dans l'univers ainsi créé, seuls les plus forts et les moins scrupuleux tirent leur épingle du jeu.

 

Mais l'origine de la violence réside bien dans l'aveuglement de ceux qui prétendent interdire une activité répondant à des besoins considérés comme légitimes par une grande quantité de personnes.

Et ce sentiment de légitimité est soutenu par le discours officiel tenu au nom de l'Humanité tout entière.

Et l'on atteint ici le sommet du paradoxe (ou de l'hypocrisie ?) lorsqu'on se souvient que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme a été élaborée par des Européens de l'Ouest. Et qu'elle énonce dans son article 13 : "Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un Etat.

Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays."

 

 

Or, qu'en est-il du besoin de quitter son pays et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un autre Etat ?

Pour un "médiateur" pakistanais établi en Italie et cité dans le livre : "la demande est infinie, tout le monde veut venir en Europe" (p 164)

Mais toutes les enquêtes objectives montrent qu'il exagère : elles sont concordantes sur le fait que la demande d'émigration pour l'Europe ne touche qu'une minorité, essentiellement dans les classes "éduquées", moyennes et supérieures.

Par ailleurs, cela donne parfois lieu à des désillusions, que la fermeture des frontières alliée à un "sens de l'honneur" mal placé rendent irrémédiables et parfois grosses de ressentiment.

Ainsi de ce jeune gestionnaire d'un laboratoire d'analyses pakistanais qui se retrouve, après avoir fait pression sur son père par un chantage au suicide pour obtenir son départ, travailleur au noir dans les champs en Italie pour une misère (p 165)

Mais ce cas, encore une fois n'est pas représentatif de la masse des migrants : pour beaucoup d'entre eux la migration représente réellement une opportunité.

Ce mythe de l'Eldorado européen n'est pas sans rappeler l'Amérique du XIXe siècle pour les Européens eux-mêmes.

La différence est que l'Amérique était alors un continent ouvert (par le massacre et le refoulement, faut-il le rappeler, des populations autochtones, peu nombreuses et sans moyens de défense suffisants). Ici nous avons affaire à un continent fermé, densément peuplé et doté d'Etats puissants : cela change bien des choses. A commencer par le recours quasi obligé à des "passeurs" avec tous les effets négatifs induits et rappelés plus haut (je n'ai pas parlé du coût financier du passage : il varie en fonction des possibilités de paiement et des risques pris...loi du marché oblige).

 

La conclusion de tout cela ?

Ne pourrait-on imaginer, entre la pseudo-fermeture actuelle et l'ouverture totale que craint tant de monde, un système intelligent permettant dans un premier temps l'expérimentation d'une libre circulation enregistrée et d'un va-et-vient légaux entre continents ?

Ces ouvertures, revendiquées par toutes les associations confrontées à l'accueil et l'accompagnement des migrants, auraient pour premier effet de faire baisser le niveau et l'ampleur des violences, et de faire sensiblement baisser voire disparaître un trafic d'êtres humains devenu sans objet.

Elles permettraient également d'avoir une connaissance des flux réels, de leur motivation (par non-nécessité des mensonges générés par les limitations actuelles), et de leurs effets sur l'économie des pays émetteurs comme des pays récepteurs.

Des connaissances indispensables pour élaborer une véritable politique des migrations, qui ne reposerait plus, comme aujourd'hui, sur des fantasmes ou des a priori idéologiques, mais sur des réalités constatées. Le nécessaire débat démocratique sur ce sujet en serait singulièrement assaini.

 

Car, en l'état actuel, "dans le récit bien pensant, dans la vision myope des médias, le passeur incarne le mal absolu. C'est le coupable. Tapez-lui dessus et tous les problèmes seront résolus." (p 179). Or, comme on a commencé à le voir, dans cette "vision myope"(à laquelle il convient d'ajouter le fameux "appel d'air" qui tient lieu de pensée à bien des élus ou détenteurs de l'autorité publique) on ne retrouve qu'une petite parcelle de la réalité des phénomènes migratoires.

Des phénomènes qu'il convient d'étudier au plus près des réalités, avant de disserter, plus ou moins savamment sur ce qu'il serait soi-disant si facile de faire pour les supprimer ou les réduire drastiquement.

Or, nous ne prendrions pas tellement de risques en expérimentant la libre circulation qui le permettrait , dans nos pays riches et sur-administrés.

Seul manque le courage politique de dirigeants insuffisamment encore stimulés par les citoyens les plus conscients, et qui s'enfoncent toujours plus dans le déni et la violence (de moins en moins) cachée.

 

Annexe : "La mort aux frontières de l'Europe" par le collectif de chercheurs "Babels"(programme européen de recherche de l'EHESS), Ed Le passager clandestin, 2e trimestre 2017, 124 p.

 

Cet ouvrage fait partie d'un programme de 7 publications, dont il est la 2e.

Dans son introduction, il rappelle un fait également évoqué dans "Trafiquants d'hommes" : la mort, le 3 octobre 2013, de 338 migrants clandestins sur 523 passagers dans une embarcation qui avait sombré à deux kilomètres des côtes de l'île italienne de Lampedusa, la plus proche des côtes de Tunisie.

Ce fait marquant a produit deux effets contradictoires.

D'une part, une prise de conscience humanitaire sans précédent de l'existence d'un danger de mort à nos frontières.

D'autre part, le renforcement sans précédent, lui aussi, des barrières mises en place pour verrouiller ces frontières.... Avec pour effet un renforcement du risque de mort pour les migrants.

 

Ce renforcement est confié à l'agence Frontex, dont les auteurs nous rappellent que , contrairement à la United States Border Patrol aux Etats-unis, "elle n'a pas reçu pour mission d'enregistrer les décès et les disparitions de migrants." (p 11)

Le résultat est l'absence de tout décompte officiel, contraire tant aux recommandations du Commissaire aux Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe que de l'Office International des Migrations de l'Onu, pour une fois d'accord (p12).

C'est pourquoi, c'est la mobilisation de la société civile (associations, universitaires)qui a dû pallier cette carence manifeste, qui est, à l'évidence, un choix politique : celui de rendre invisibles les effets de la fermeture sélective des frontières européennes.

Frontex, nom médiatique donné à l'agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'UE, a vu son budget, depuis sa création en 2005, passer de 6,3 M € à 238,7 M € en 2016. A cette date, elle voit son nom et ses attributions changés. Devenue L’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (en anglais : European Border and Coast Guard ou EBCG), appelée communément Frontex (contraction de Frontières extérieures), elle est l'agence de l'Union européenne chargée du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l'espace Schengen. Elle est officiellement créée le 6 octobre 2016. Elle est composée de fonctionnaires à Varsovie et du corps des garde-côtes et gardes-frontières des États membres de l'espace Schengen afin de mettre en commun leurs moyens sur le terrain et d'appliquer une version réformée et renforcée du rôle de l'agence Frontex qui disparaît au profit de cette nouvelle agence. https://fr.wikipedia.org/wiki/Agence_européenne_de_garde-frontières_et_de_garde-côtes

Parmi ses nouvelles prérogatives, outre sa dotation directe en "garde-frontières", elle peut intervenir sur décision du Conseil européen (réunion des chefs d'Etat ou leur représentant) "sans attendre la demande d'un Etat membre, lorsque les difficultés à "gérer" une frontière extérieure "menace" l'Union." (p 20)

Ainsi, il arrive que l'intégration européenne avance. Mais c'est ici dans une direction politique qui n'a jamais été démocratiquement débattue. A savoir soumise au débat public avec tous les éléments permettant de se prononcer en connaissance de cause.

Or le choix politique implicite effectué par les gouvernements européens depuis le début des années 1980 est celui de la "maîtrise des flux migratoires", euphémisation de la fermeture sélective des frontières . Celle-ci consiste d'abord en une diminution concertée des délivrances de visas concernant certains pays, puis, devant ses effets pourtant prévisibles, en un blocage des passages à certaines frontières.

"Ce régime différentiel des frontières accentue dès lors la séparation entre celles et ceux autorisés à circuler, et tous ceux, pour la plupart issus des anciennes colonies, faisant l'objet de contrôles accrus à la frontière et de politiques d'immobilisation par la frontière." (p 16)

Car, paradoxalement, les accords de Schengen (1985 et 1990) instituent, parallèlement à ces restrictions, la libre circulation à l'intérieur de l'Europe.

 

Ainsi se crée une véritable schizophrénie européenne : alors que la liberté de circulation est officiellement célébrée, se développe souterrainement une violence croissante à l'encontre des candidats à la migration venus de l'autre côté de la Méditerranée. Violence dont le chiffre des morts, arraché au silence officiel, est la triste illustration.

 

Et ici, ONG, chercheurs et autorités onusiennes convergent dans le constat.

"Le 23 décembre 2016, William Spindler, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), avançait le chiffre de 5 000 décès de migrants pour l'année écoulée, faisant de 2016 l'année la plus mortifère depuis que ce décompte macabre a commencé (en 1993)" (p 9) L'OIM donnera plus tard le chiffre de 6 398 (tableau , p10) , OIM qui permet également d'établir que sur 60 000 migrants estimés morts ou disparus à travers le monde entre 1996 et 2016, environ 40 000 l'ont été aux portes de l'Europe (p 10-11)

... Incontestablement, c'est nous les champions.

Mais ce n'est hélas pas tout. Car cette politique de "sécurisation" des frontières profite à ceux-là mêmes qui alimentent les conflits créant une partie notable des migrations : les fournisseurs de Frontex (Thalès, Finmecanica, Indra, Airbus) sont souvent les mêmes qui ont contribué à la croissance de 61% des exportations d'armement vers le Moyen-Orient entre la période 2006-2010 et la période 2011-2015. Ainsi, ils y gagnent sur les deux tableaux...(p 22)

Ce n'est pas la moindre des hontes européennes.

 

Dévoiler et combattre ces politiques est aujourd'hui un impératif moral absolu pour tous ceux qui prennent au sérieux la question des droits humains et l'avenir de la paix.

 

PS pour rester optimiste : Deux trouées dans la nuit.

Le programme "Mare nostrum" de sauvetage en mer lancé par le gouvernement italien de centre-gauche de Enrico Letta après la tragédie du 3 octobre 2013 à Lampedusa, et la suspension temporaire des accords de Schengen effectuée par le gouvernement de coalition d'Angela Merkel en septembre 2015 (avec sa fameuse phrase ; "Wir schaffen das" : "On va y arriver ") représentent les seules exceptions provisoires et locales à la politique de fermeture différentielle des frontières européennes.

Faut-il cependant rappeler la levée de boucliers de tous leurs partenaires européens (dont la France...), la mobilisation "a contrario" des opinions publiques par tout ce que le lobby de la peur compte d'idéologues, et la rapide "rentrée dans le rang" de ces courageux franc-tireurs ?

Mais leur exemple demeure, et leur action, si courte fût-elle, a porté des enseignements dont nous devrons tirer partie pour construire l'autre politique dont l'Europe a plus que jamais besoin : une politique d'hospitalité régulée.

 

PPS qui renforce cet optimisme : Un dossier du supplément "Idées" du "Monde".

Dans son n° daté du 14 avril 2018, celui-ci consacre 3 pages au sujet "Mourir aux frontières". Outre une reprise des faits développés ci-dessus (l'ouvrage "La mort aux frontières de l'Europe" est cité en tête de la bibliographie), il comporte une importante tribune de Mireille Delmas-Marty ("juriste, professeur émérite au Collège de France") intitulée "Principe d'hospitalité -Pour une gouvernance mondiale du droit des migrations". Elle constitue un élément qui doit devenir central de notre débat politique démocratique. A ce titre je la chroniquerai prochainement.

Publié dans politique, Europe, Immigration

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