Hannelore CAYRE La daronne
Hannelore CAYRE La daronne
Métailié noir, mars 2017, 174 p.
J'avais été captivé par son entretien avec Tewfik Hakem dans "le réveil culturel" de France Culture. L'auteure, avocate pénaliste à Paris, certifiait la réalité d e l'emploi au noir de traducteurs-interprètes par la PJ parisienne. Or telle est la situation de son héroïne et narratrice.
D'emblée, comme le veut le genre, elle pose ses repères et ses valeurs : "Mes fraudeurs de parents aimaient viscéralement l'argent. (...) L'argent est le Tout; le condensé de tout ce qui s'achète dans un monde où tout est à vendre." Explication, imparable : "Mes parents étaient des métèques, des rastaquouères, des étrangers.(...) Comme tous ceux de leur espèce, ils n'avaient pas eu beaucoup le choix. Se précipiter sur n'importe quel argent, accepter n'importe quelles conditions de travail ou alors magouiller à outrance en s'appuyant sur une communauté de gens comme eux." (p 11-12)
Avec une telle éducation, rien d'étonnant donc à ce que l'héroïne plonge dans la magouille sans états d'âme lorsque le sort lui offre une occasion en or.
L'intrigue, bien ficelée, ne suffirait cependant pas à rendre le livre attachant si ne s'y mêlait une écriture joignant la sobriété à une forme de raffinement cultivé qui suscite la jubilation. Le récit est en effet parsemé de nombreuses anecdotes et brèves remarques plus ou moins décalées.
Ainsi de la particularité neurologique de la narratrice : elle est dotée d'une "synesthésie bimodale" qui lui fait doublement ressentir les couleurs comme si elles avaient un goût. D'où son attrait particulier pour les feux d'artifices...
Et lorsqu'elle parle du destin professionnel de ses deux filles, élevées "dans la crainte hystérique du déclassement social" : "Après avoir fait de brillantes études, mes deux savantes de filles sont à présent ouvrières du tertiaire. (...) Disons qu'il s'agit des ces boulots à la con où l'on s'étiole devant un écran d'ordinateur pour fabriquer des trucs qui n'existent pas vraiment et qui n'apportent aucune valeur ajoutée au monde." (p 25)
Son activité professionnelle à elle lui apporte rapidement la révélation de ce que certains chipotent à appeler un "racisme d'Etat" (alors, pour leur faire plaisir, on parlera de "racisme institutionnel" ou de "racisme latent"). En effet, elle est traductrice-interprète d'arabe auprès des tribunaux. "J'assistais un pauvre Algérien dans une audience d'indemnisation de la détention provisoire. C'est une juridiction civile où l'on débat du montant du dédommagement que l'Etat doit verser à un innocent pour avoir gâché sa vie.(...) L'Arabe en question, un ouvrier du bâtiment qui avait ravalé la façade d'un immeuble où logeait une cinglée, avait fait deux ans et demi de détention provisoire pour un viol qu'il n'avait pas commis avant d'être acquitté par la cour d'assises après la rétractation de ladite cinglée.(...) Il avait tant de choses à dire. Le tribunal aurait pu l'écouter cinq minutes.(...) Eh bien non, le président, méprisant, l'a coupé net : "Monsieur, vous travailliez au noir à l'époque. Vous n'avez aucune prétention à réclamer quoi que ce soit.Pour nous, vous n'existez même pas !" (p 30-31)
Aussi, les écoutes policières qu'on lui demande de traduire, et qui concernent les petits gangs maghrébins de trafiquants de cannabis, ne suscitent chez elle qu'un mélange de commisération et d'attendrissement. Comme, parallèlement, sa mère, atteinte d'Alzheimer, et devenue insolvable, est hospitalisée en EHPAD, ses besoins financiers augmentent brusquement.
Considérant que "tolérance zéro, réflexion zéro, voilà la politique en matière de stupéfiants pratiquée dans mon pays pourtant dirigé par des premiers de la classe", les scrupules ne l'embarrassent guère : "Question culpabilité, je n'en ressentais aucune !"
Quant à la suite, je vous renvoie à la lecture de ce livre réjouissant.