Justine AUGIER De l'ardeur. Histoire de Razan Zaitouneh avocate syrienne
Justine AUGIER "De l'ardeur.
Histoire de Razan Zaitouneh
avocate syrienne."
(Actes Sud, septembre 2017,
320 pages)
Je suis, comme d'autres, sensible au danger d'icôniser une cause. Et le danger ici se double de celui d'utiliser l'icône pour s'icôniser soi-même en profitant de la lumière ainsi projetée.
Je dirai donc d'emblée que ce livre échappe à ce double danger, bien qu'il passe son temps à le frôler.
Parlons donc d'abord de la cause et de la façon dont elle est ici défendue.
La cause est celle de ce que nous persistons à appeler la "révolution syrienne", c'est-à-dire de ce mouvement ineffaçable né en mars 2011, dans le cadre de ce que nous persistons à appeler le "printemps arabe".
Si Razan ZAITOUNEH en est une incarnation, c'est qu'elle en fut une activiste fidèle et désintéressée.
Sa façon de se présenter aux médias occidentaux le résume bien : "My name is Razan Zaitouneh, human rights activist from Damascus."
Née en Libye le 29 avril 1977 d'une famille de la classe moyenne, conservatrice et modérément religieuse, sa mère est institutrice et son père vendeur de meubles après avoir renoncé à des études de droit. La famille s'installe assez vite en Arabie Saoudite, mais elle vit entourée de Syriens, et envoie chaque été ses deux filles (l'aînée a 8 ans de plus que Razan) à Damas, dans l'appartement qu'elle a gardé dans le quartier de Koussour.
"On (ses proches longuement interviewés par l'auteure) dit de Razan petite fille qu'elle semblait penser tout le temps." (p 31)
La famille rentre à Damas lorsqu'elle a treize ans. Razan lit beaucoup. Elle écrit aussi. Mais pas de la fiction : elle veut devenir journaliste. Mais elle n'est pas assez bien notée politiquement au lycée pour être admise dans une école de journalisme. Elle fera donc du Droit et deviendra avocate. De ses années de fac les témoignages sont rares : mais un futur ami qui était en 3e année lorsqu'elle a commencé son cursus, dit "qu'il voyait bien qu'elle n'était pas une étudiante comme les autres, qu'elle était intelligente, précise, qu'elle prenait la chose publique avec trop de sérieux et qu'elle ne faisait jamais de bêtises." (p 41)
De tout cela ressort l'idée de quelqu'un de terriblement indépendant mais aussi sûr de son fait et s'auto-contrôlant tout en restant intransigeant. Sans jamais rompre avec ses parents, elle leur impose tous ses choix. De la même façon, elle va affronter le régime et le conservatisme de la société patriarcale et religieuse syrienne sans dépasser les limites, mais sans rien concéder d'essentiel à ses yeux.
Cette façon de marcher sur le fil du rasoir, elle va la théoriser dans un texte justement baptisé "Ecrire sur une corde raide", paru en mai 2008 sur le site middleeasttransparent.com.
Son entourage immédiat est composé de personnes partageant ce choix de l'engagement radical mais libre de toute pesanteur sectaire. Bien que laïque, elle défend des islamistes; bien qu'issue de la bourgeoisie, elle fréquente le peuple; bien que féministe, elle se marie, mais pas avec n'importe qui : avec un homme qui admet et qui soutient son indépendance et son combat.
Et le fil rouge est celui de la défense active des droits humains.
Il est peut-être ici utile de rappeler encore une fois la vraie nature du régime syrien; c'est ce que fait longuement Justine Augier en s'effaçant derrière de nombreux témoignages. Et en rappelant à nos mémoires quelques morts tels que Samir Kassir ou Michel Seurat, ou les innombrables anonymes du massacre de 1982 à Hama (p 135-136) : entre dix mille et quarante mille morts. Mais surtout la réalité des prisons du régime, en particulier celle de Palmyre. Augier écrit : "Le systématisme de la violence dans la prison de Palmyre la rend largement comparable aux camps de concentration nazis ou aux camps du Goulag soviétique et je ne réussis pas à m'expliquer le silence qui recouvre ces crimes si ce n'est en convoquant un certain racisme doublé de néocolonialisme : c'est ce dont ces peuples ont besoin, d'un pouvoir dur, c'est ça ou la régression islamiste." (p 158)
Et ici, il faut citer avec elle le témoignage de Moustafa KHALIFE "La coquille" (Sindbad/Actes Sud, 2012). Témoignage dont elle se demande pourquoi il "n'occupe pas sa juste place dans cette littérature concentrationnaire, pourquoi il n'est pas venu se ranger entre Levi et Chalamov, entre Delbo et Soljénitsyne."(p 159)
Car, "si l'on veut tenter de comprendre la Syrie je crois qu'on ne peut pas faire l'économie de cette lecture,qu'il faut que voyagent les images de cet underworld qui, de façon diffuse, imprègnent tant l'imaginaire syrien, qui participent de la peur de tous et de la colère longtemps bâillonnée d'un grand nombre." (ibidem)
Et si l'on veut comprendre la vraie nature subversive du mouvement de 2011, il faut se tourner vers Daraya, cette ville de la Ghouta occidentale, reprise par le régime à l'automne 2016 après cinq ans de siège. Là est né, sous l'égide d'un leader dont la mémoire ne doit pas s'éteindre, Yahya SHURBAJI, un mouvement explicitement non-violent dont la radicalité était pour le régime la plus grande menace politique. Raison pour laquelle son leader fut l'un des premiers ciblés et liquidé (p 127-129). En réalité, comme tant d'autres, "disparu". Une pratique du régime ancienne et systématique.
Face à la militarisation inévitable de l'affrontement, Razan Zaitouneh, comme tous les activistes les plus lucides, se retourne vers la documentation des violations des droits humains, à commencer par l'usage des armes chimiques.
Organisatrice rigoureuse, travailleuse acharnée, elle prend une place incontournable pour qui veut suivre la situation en Syrie. Longtemps confinée à la clandestinité à Damas, elle choisit de s'installer avec son groupe à Douma, ville natale de son mari, dans la Ghouta orientale. Une banlieue rurale traditionaliste où les islamistes tiennent le haut du pavé.
C'est là qu'elle disparaît, enlevée par un groupe armé, avec ses trois cohabitants, Samira KHALIL, journaliste, épouse de Yassin AL HAJ SALEH, alors réfugié à Raqqa, avant d'être exfiltré à Istanbul, son époux Wael HAMADEH et le poète Nazem HAMADI, le soir du 9 décembre 2013.
Depuis, selon la formule consacrée, aucune nouvelle les concernant n'est parvenue à qui que ce soit.
Ils font partie des près de cent mille disparus de cette guerre, la plupart du fait du régime. Si le groupe Jaish Al-Islam est d'emblée soupçonné dans le cas de Razan et ses compagnons, il apparaît au fil du temps qu'ils aient pu être l'objet d'une négociation avec le régime, c'est du moins ce que veulent espérer leurs proches pour éviter d'envisager le pire : leur exécution pure et simple.
A l'heure où la rupture des négociations de Genève entre le régime (qui a le premier quitté la table des négociations) et une opposition dont l'unité pourtant fragile n'a pas été prise en défaut n'a suscité que quelques lignes de bas de page dans les journaux, il faut affirmer haut et fort que le sort de tous ces disparus nous importe.
Ce travail de justice et de vérité s'impose à nous, n'en déplaise à tous les cyniques.
La plupart de ses textes, traduits par elle en anglais,ont été mis en ligne par sa soeur sur le site http://www.razanwzaitouneh.com/
PS 6-12-23 : Je m'aperçois que ce site a disparu et que son nom de domaine est à vendre...
Voici donc son dernier texte paru en français.