Edward SAID Une pensée anti-coloniale émancipatrice

Publié le par Henri LOURDOU

Edward SAID Une pensée anti-coloniale émancipatrice

Edward W. SAÏD

Une pensée anti-coloniale émancipatrice.

 

Dominique EDDÉ "Edward SAÏD – Le roman de sa pensée" (La Fabrique, octobre 2017, 228 p)

 

Quatorze ans après sa mort, Dominique EDDÉ, qui l'a connu intimement et longtemps dialogué avec lui, nous donne, avec ce texte finement pensé et écrit, un hommage à la hauteur des ambitions intellectuelles et affectives de cet auteur tout aussi atypique que fondamental.

Il me rappelle par certains aspects le "Portrait de Frantz FANON" d'Alice CHERKI, qui m'avait introduit à sa lecture. Car, pas plus que FANON alors, je n'ai encore lu SAÏD. Et, tout autant que FANON, pour ce livre-là, ce livre-ci me donne l'envie urgente de lire SAÏD.

Le parallèle ne s'arrête pas là. Ces deux auteurs sont des compagnons nécessaires de ceux qui veulent sortir du colonialisme par la grande porte.

Sortir du colonialisme d'abord : la tâche est toujours en grande partie devant nous. Car les préjugés occidentalo-centriques et racistes continuent d'obscurcir le jugement de nombreux Occidentaux. On l'a bien vu à travers certaines réactions aux attentats jihadistes des dernières années. L'islamophobie délirante de nos intellectuels néo-réac occupe le devant de la scène médiatique depuis 2001, et a gagné des positions dans bien des têtes de Gauche en Occident.

En sortir par la grande porte ensuite : tâche tout aussi nécessaire, tant le traumatisme subi par les peuples colonisés pousse au repli étriqué sur une identité faussement idéalisée et régressive. Et Dominique EDDÉ, tout en rendant fidèlement compte me semble-t-il de l'itinéraire intellectuel et affectif d'Edward SAÏD, n'hésite pas à actualiser la portée de sa pensée en mettant en avant la nécessité de s'attacher davantage à ce second aspect des choses, sans pour autant renier le premier. Ce qui nous vaut d'opportunes mises au point sur les dérives caricaturales incarnées par certains groupuscules avec la complaisance coupable d'une partie de l'extrême-gauche.

 

SORTIR DU COLONIALISME DANS LES TÊTES : LA REMISE EN CAUSE DE "L'ORIENTALISME".

 

Là est le principal apport de SAÏD, avec son maître-ouvrage de 1978 : "L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident."(traduction française de 1980, Le Seuil, par Catherine Malamoud, avec une préface de Tzvetan Todorov, 398 p ). Ouvrage prolongé en 1993 par "Culture et impérialisme".

Voici ce qu'en dit D.EDDÉ : "L'entreprise est titanesque : elle consiste à secouer des siècles de préjugés, de fantasmes et de clichés véhiculés par l'Occident sur l'Orient. Cette aventure intellectuelle solitaire qui est à la fois la moisson d'une longue recherche et l'objet d'un combat n'aurait sans doute pas eu l'impact historique qui fut le sien si elle n'avait fait l'économie de certaines nuances. Une démonstration inédite, érigée en thèse, coûte fréquemment une part d'outrance, voire de simplification. On peut le regretter, on peut difficilement ne pas le comprendre." (p 11)

 

Reste à comprendre : pourquoi lui et pas un autre ? C'est ici que la part personnelle prend tout son poids : par ses particularités biographiques, SAÏD est à l'intersection des deux mondes. Né d'un père palestinien bénéficiant de la nationalité étatsunienne, il a fait ses études et une carrière universitaire aux Etats-Unis, après avoir vécu ses 12 premières années en Palestine à Talbiya, un quartier de la banlieue de Jérusalem (https://en.wikipedia.org/wiki/Talbiya ). Il n'y retourne, nous dit D. EDDÉ, qu'en 1992 (p 189). Son père, Wadie SAÏD, "est un homme d'affaires palestinien, fier d'être citoyen américain, peu intéressé par la Palestine et le nationalisme arabe. Il déteste Jérusalem qui, dit-il, lui fait penser à la mort." (p 55) Tel est le portrait que tire D.EDDÉ de l'autobiographie d'Edward, titrée significativement "Out of place", que l'on pourrait à mon avis traduire par "Apatride", pris au sens de "privé de lieu propre".

Et c'est ce qui nous amène au second point, parmi beaucoup d'autres que l'on pourrait tirer de ce texte très riche (par exemple son rapport à Joseph CONRAD, qui fut l'objet de sa thèse, et, selon D.EDDÉ, son "double" et son "compagnon secret", etc).

 

SORTIR DU COLONIALISME EN PALESTINE : LE REFUS DU REPLI IDENTITAIRE.

 

C'est sur le cas, intimement lié à sa vie, de la Palestine que s'est traduite concrètement la volonté de SAÏD de sortir du colonialisme par le haut.

Si son engagement en faveur des droits du peuple palestinien est entier, il ne se traduit par aucun renoncement face à l'essor du discours identitaire et séparatiste qui a poursuivi son essor depuis sa disparition (et c'est pourquoi, rendant compte de son recueil de 1994 "The Politics of Dispossession", D.EDDÉ avoue ne pas se sentir "la force de reprendre les textes un par un", p 182).

Qu'il suffise donc de rappeler qu'il "a plaidé pour la création d'un seul État où Israéliens et Palestiniens, condamnés à vivre ensemble, transformeraient le défi en une expérience unique."(p 183)

D'où sa condamnation des "accords d'Oslo" de 1993 ouvrant la voie à la solution à deux États sous le contrôle de l'occupant israélien, qui s'est rapidement avéré un marché de dupes.

Son analyse doit être rappelée : elle tient compte "d'une réalité désormais inéluctable sur le terrain : la séparation n'est plus possible, ne serait-ce que physiquement, compte tenu de la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem d'une part, du pourcentage élevé d'Arabes israéliens (plus de 20%) de l'autre." (p 184)

Analyse corroborée par l'historien israélien Zeev Sternhell, cité par Saïd, "qui pointe le chaînon manquant du raisonnement sioniste" (p 184) : à savoir la non-prise en compte de l'existence des Palestiniens et de ses conséquence logiques.

Ainsi, depuis près de 70 ans, "à force d'annexions, d'occupations, de viol de territoire physique et mental, le sionisme, prisonnier de sa contradiction, n'a cessé de pousser les Palestiniens à l'exil ou dans leurs retranchements." (p 185)

 

Sortir de cet impasse suppose de construire les conditions d'une coexistence basée sur l'égalité des droits.

Et c'est ici qu'il faut évoquer une rencontre dont SAÏD lui-même a écrit : "une reconnaissance immédiate, d'une force profonde, passa de l'un à l'autre, comme cela arrive par bonheur, mais si rarement dans une vie." Et "cette amitié a transformé ma vie"(p 194).

Il s'agit de sa rencontre avec le chef d'orchestre Daniel BARENBOIM en 1993 à Londres. BARENBOIM a alors la double nationalité argentine (son pays de naissance) et israélienne. Il a acquis, depuis 2008, la nationalité palestinienne.

 

Voici ce qu'en écrit D.EDDÉ : "Ils voulaient la même chose : l'égalité. Je ne saurais dire lequel des deux a fait le plus gros du chemin. Je crois que la question ne se posait pas dans ces termes. Leur envie, leur joie de se rencontrer , de se connaître, les ont simplement délivrés des réflexes du désaccord politique. Barenboim a compris d'emblée que l'asymétrie des rapports de force entre Israël et la Palestine l'obligeait à reconnaître qu'il avait plus d'un pas à faire, sur le plan politique, pour réussir la rencontre. Il l'a fait. (...) Dans un entretien donné au lendemain de la mort de Saïd (il) dira : "Les gouvernements israéliens, au mépris de toute l'histoire du judaïsme et au mépris de toute l'éthique du judaïsme, sont en train de persécuter une minorité. Nous qui avons été minoritaires pendant deux mille ans sommes aujourd'hui en train d'opprimer un peuple, d'opprimer une autre minorité. Il est temps d'en prendre conscience." (p 195-196)

 

"De cette entente, plus humaine que politique , est né un projet : un orchestre unique" (p 197). Ils montent ensemble le Diwan Orchestra composé à parité de musiciens israéliens et palestiniens en 1999 à Weimar. "Saïd et Barenboim ont, en réalité, abordé la paix par son début : le recul de la peur (...) Au fond, ils ont déclaré le début de quelque chose qui n'était certes pas une solution politique, mais une preuve des limites que peut imposer l'envie de paix à la guerre". (p 197-198)

"Depuis, le Diwan Orchestra n'a cessé de tourner dans le monde. Il a par ailleurs donné naissance à un autre projet : l'académie Barenboim-Saïd. Inaugurée en 2016, elle offre à 90 étudiants du Moyen-Orient la chance d'étudier avec Barenboim et des musiciens et compositeurs de haut niveau." (p 201)

 

Ce pas minuscule nous indique une direction : celui d'un État laïque et démocratique dans lequel serait assurée l'égalité des droits. Un État donc affranchi par le haut du colonialisme, qui est le péché originel du projet sioniste.

Une perspective à laquelle aucun pseudo-réalisme ne doit nous pousser à renoncer. Car ce serait alors céder aux replis identitaires qui alimentent un état de guerre perpétuel.

Un article intéressant sur ce livre : Jérôme Lamy, « Dominique Eddé, Edward Said. Le roman de sa pensée », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 141 | 2019, mis en ligne le 21 mai 2019, consulté le 08 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/10229

 

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