Syrie une justice à rendre

Publié le par Henri LOURDOU

Syrie : une justice hors de portée ?

 

C'est la question que pose Joël HUBRECHT dans le très riche et intéressant dossier de la revue "Esprit" de juin 2017 intitulé "La bataille des droits de l'homme".

Un dossier visant, selon la belle expression de Jürgen HABERMAS, à redonner aux droits de l'homme "l'explosivité politique d'une utopie concrète".

Le maître d'oeuvre du dossier, le magistrat Antoine Garapon, est aujourdhui l'un des deux directeurs de la rédaction d'Esprit, dont je découvre le renouvellement rédactionnel important.

Dans son introduction, il rappelle opportunément le "triangle d'or" cher à Pierre HASSNER formé par les droits de l'homme, l'Etat de droit et la démocratie. Car c'est dans ce cadre que, contrairement à ce qu'avait affirmé Marcel GAUCHET dans les années 80, les droits de l'homme sont bien une politique.

Et c'est bien parce qu'il n'y a aujourd'hui en Syrie ni Etat de droit, ni démocratie que les droits de l'homme n'y sont pas respectés.

Faut-il donc se résigner au fait que leur violation massive et systématique reste impunie ?

 

ÉTABLIR LES CRIMES ET LEURS RESPONSABLES

 

Il s'agit-là bien sûr d'un pré-requis incontournable.

"Plus de 310 000 morts, 100 000 disparus et environ 12 millions de réfugiés et déplacés -soit plus d'un Syrien sur deux." Tel est le premier bilan de plus de six ans de guerre. Au-delà d ela discussion sur la façon dont ces chiffres ont été établis – ils sont, comme tout chiffre de ce genre, faussement précis et susceptibles de rectifications – ils montrent "que l'on n'a pas affaire à un simple conflit militaire, ni même à une guerre civile classique, mais bien à une guerre contre les civils." ( p45)

Et les données recueillies établissent que "l'écrasante majorité est du fait du régime d'Assad" (ibidem).

"Les récits et témoignages collectés sont très nombreux, ainsi que les images." (p 46). A cela s'ajoutent les "documents officiels du gouvernement syrien, dont une part émane des services de sécurité, et qui incriminent directement Assad." (ibidem)

"La diversité des sources et les précautions prises sont suffisantes pour garantir la réalité des faits : par exemple l'utilisation par le régime Assad d'armes chimiques." (ibidem)

Or, face à ces vérités établies, une propagande négationniste, démultipliée par la puissance de l'Internet, s'est déployée. Et elle a obtenu un certain succès, y compris dans la grande presse occidentale.

A cela s'ajoute l'impuissance des institutions internationales.

 

FAIRE FACE À LA PARALYSIE DES INSTITUTIONS INTERNATIONALES

 

Bien qu'il existe, depuis 2002, une Cour Pénale Internationale (CPI) universelle permanente chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité, de crime d'agression et de crime de guerre, elle ne peut s'auto-saisir que pour ce qui concerne les pays ayant ratifié son statut : ce n'est pas le cas de la Syrie. Dans les autres cas, elle est soumise à une demande officielle du Conseil de Sécurité de l'ONU. Or, celle-ci est ici bloquée par le droit de veto de la Russie. Et bien que la France ait initié depuis 2012 une réforme suspendant le droit de veto en cas de crimes de masse, celle-ci n'a pas encore abouti.

Hors CPI existe la possibilité de Tribunal temporaire international dans le cadre d'accords de paix : celle-ci est soumise à la conclusion de tels accords en Syrie, qui se mèneraient actuellement sous l'égide de la Russie, maître de la situation militaire.

Ainsi, côté ONU, les choses semblent bloquées.

 

C'est cependant sans compter sur l'inventivité des diplomates. L'Assemblée générale annuelle de l'ONU peut contourner le veto russe au Conseil de Sécurité. Et c'est ce qu'elle a réussi à faire en mettant en place, en décembre 2016, un "Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en République arabe syrienne depuis mars 2011 et d'aider à juger ceux qui en sont responsables." Très concrètement, ce "M3I" permet la constitution d'une base de données officielles juridiquement exploitables dans le cadre d'éventuels procès ultérieurs.

 

Or, de tels procès, impossibles à l'international pour le moment, pourraient avoir lieu dès à présent dans le cadre de certaines juridictions nationales, grâce au recours à la "compétence universelle".

C'est le cas par exemple en France grâce aux données fournies par "César" (nom de code donné au photographe de la police militaire qui s'est enfui en emportant sur des clés Usb la macabre documentation qu'il avait la charge d'archiver pour le régime) : 55 000 photos qui ont permis d'ouvrir le 27 octobre 2016 une information judiciaire contre X pour torture, disparition forcée et crime contre l'humanité sur le cas du frère et du neveu d'un citoyen franco-syrien, disparus en novembre 2013 après avoir été emmenés vers le centre des services de rensiegnement de l'armée de l'air.

Mais cette voie semble toutefois semée d'embûches.

 

C'est pourquoi deux autres voies, plus prometteuses, doivent être explorées.

 

La première est celle d'une "justice transitionnelle" en Syrie-même. C'est-à-dire, selon la définition qu'on en donne, un ensemble de mécanismes permettant au pays de faire face lui-même à ses crimes de masse passés.

On dira que les conditions politiques en semblent moins que jamais réunies. Car les négociations de paix actuelles sont menées "au forceps sous l'égide de la diplomatie russe" plutôt conciliante, c'est le moins qu'on puisse dire, envers le régime Assad, et alors que l'armée russe est elle-même concernée par les crimes de guerre à juger (bombardement des écoles et des hôpitaux...qui continue d'ailleurs).

Cependant, comme le remarque Joël HUBRECHT, les différents enjeux d'une reconstruction de la Syrie "ne seront pas tenables durablement sans, tôt ou tard (...) revenir à " l'exigence de réponses sur "les responsabilités, les disparus, les prisonniers, les réparations et les réformes nécessaires pour juguler le retour à la répression" qui "forment le coeur des revendications de l'opposition syrienne".

Car le régime a eu beau réaliser son programme ("Assad ou nous brûlons le pays"), le "pays" n'a pas totalement disparu sous les cendres, et son coeur continue de battre.

Et cette exigence de justice et de liberté, venue du coeur de la société fait que "le régime d'Assad s'est en réalité, derrière les apparences, déjà "effondré de l'intérieur", engageant dans la douleur et en profondeur l'inexorable refondation de la communauté politique syrienne" (p 54)

Toutefois, si l'implication de la société civile syrienne dans une véritable "justice transitionnelle" semble acquise, elle ne peut prendre son essor qu'avec le soutien de la communauté internationale.

Et c'est ici qu'intervient la seconde voie : celle d'un procès symbolique par un tribunal d'opinion international.

Il y a des précédents à cela. Tel celui du "Tribunal permanent des peuples" qui se réunit une semaine de 1984 à Paris pour juger du génocide des Arméniens. Ici il ne faudra pas attendre près de 70 ans pour le faire.

"Bien qu'elle nécessite des précautions,de manière à ce que des témoins et des preuves ne soient pas mis en danger, et que de futurs procès devant de véritables juridictions ne soient pas parasités" (p 55), une telle voie doit être explorée pour, au contraire, permettre aux deux voies précédentes de se déployer afin que justice soit enfin rendue.

 

Il est de notre responsabilité d'agir pour cela, car les assassins doivent répondre de leurs crimes, les disparus et prisonniers retrouver leur liberté. Et c'est urgent.

 

PS Je découvre dans la chronique de l'OBS de ce 19 octobre de Raphaël Glucksmann deux nouveaux témoignages des exactions d'Assad et sa clique et de la vraie nature de la résistance sacrifiée par l'Occident : le film de Manon Loizeau "Le cri étouffé", qui sera diffusé en décembre sur France 2, et qui documente la politique du viol systématique mise en oeuvre par l'armée du régime ; et le livre de Delphine Minoui "Les passeurs de livres de Daraya" sur la bibliothèque souterraine mise en place par les révoltés assiégés de cette banlieue de Damas qui a dû capituler à l'été 2016.

Publié dans Syrie

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