Raphaëlle BRANCHE "La torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie (1954-1962)"
Raphaëlle BRANCHE "La torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie", Gallimard, 2001, 474 p.
"La guerre d'Algérie présente le cas très exceptionnel d'une armée de conscrits massivement et longuement engagés dans une guerre outre-mer. Toutes les ambiguïtés de la situation de l'Algérie, dans le droit et dans l'imaginaire français, s'y trouvent mêlées. En Algérie c'est la nation en guerre qui se bat, mais contre un ennemi intime. L'Etat engage ses citoyens dan sune lutte contre d'autres membres de la communauté politique : en souverain, il décrète un état d'exception où la frontière entre la violence et le droit se brouille, fruit d'un flottement perpétuel dans la définition de l'ennemi." (p 15)
Le passage, souligné en gras par moi, ci-dessus n'est pas sans évoquer la situation présente où se mêlent état d'urgence et maintien de l'ordre dans les banlieues, sur fond de terrorisme et de bavures "ethniques".
Ici aussi, bien que de façon moins extrême, "la frontière entre entre la violence et le droit se brouille".
II ne devrait donc pas être surprenant que la mouvance "décoloniale" s'empare de ce troublant écho.
L'essor de l'islamisme djihadiste ne devrait donc pas servir de prétexte pour nier cet écho. Ni les excès négationnistes de certains éléments extrêmes de cette mouvance.
Sur les théâtres extérieurs, la "guerre au terrorisme" a déjà généré des dérives rappelées par les acteurs de l'humanitaire. Ainsi, la responsable juridique de MSF, Françoise BOUCHET-SAULNIER lors de cette Grande Table de France Culture du 7 octobre 2016 consacrée à la situation en Syrie https://www.franceculture.fr/personne/francoise-bouchet-saulnier
Elle rappelle que depuis 1864 le bombardement délibéré des hôpitaux était un crime de guerre, mais qu'il est devenu une pratique courante sous prétexte de "lutte anti-terroriste", que ce soit du côté américain, saoudien, russe ou syrien.
"Dans le fondement de la guerre contre le terrorisme, les secouristes et les victimes sont criminalisés." "Le concept de guerre contre le terrorisme est un concept totalitaire."
Cette dissolution de l'Etat de droit a déjà été vécue.
La différence, notable, est que les objectifs des combattants du FLN et ceux aujourd'hui d'Al Qaïda ou de l'EI ne sont pas de même nature.
Là où les premiers luttaient pour la libération d'un territoire dont la majorité des habitants étaient traités de façon manifestement inégalitaire, les seconds entendent imposer à une population, par la violence, des règles qu'elle n'a pas choisies. Et pour cela ils s'attaquent à la communauté dans laquelle cette population a choisi de s'insérer, pour l'en dissocier par la force.
Cette différence dans les objectifs interdit le parallèle que le choix des moyens (les attentats aveugles sur des civils) pourrait suggérer.
Et cela nous oblige à revenir sur ce qu'a réellement été cette "guerre d'Algérie" à laquelle de nombreux Français font aujourd'hui référence, le plus souvent de façon implicite, pour juger de la situation présente.
Le travail de Raphaëlle BRANCHE est un travail rigoureux d'historienne. Fondé sur des archives (enfin accessibles, mais pas toutes...) et des témoignages d'acteurs (écrits ou oraux), il ne s'avance pas au hasard. Mais la question du recours aux sources, on l'a vu dans d'autres cas, ne suffit pas pour qualifier son travail. Encore faut-il que l'historien soit capable de les critiquer et de les interpréter avec le recul nécessaire, sans se laisser aveugler par de fausses évidences, ni par ses propres préjugés.
Cela demande beaucoup de recoupements entre sources et témoignages contradictoires, et un point de vue clair sur le sens des événements analysés.
Je dirai que ces deux conditions me semblent ici réunies. Et c'est d'autant plus méritoire que la matière est "inflammable" et déchaîne encore de nombreuses passions.
Un point de vue clair sur les événements :
Il ne s'agit pas de porter un jugement sur tel ou tel acteur, mais de comprendre au mieux ses motivations et son action. Cela suppose donc de n'écarter aucune source ni aucun point de vue, mais au contraire de les confronter pour arriver à approcher au plus près la vérité des faits.
Et ce qui apparaît alors, en filigrane, c'est la généralisation logique de la torture dans une guerre qui devient peu à peu une entreprise "contre-révolutionnaire" visant à "retourner" un peuple entier.
Or cet usage est contradictoire avec les valeurs proclamées et prétendument défendues. D'où les cas de conscience et les dénonciations qui se multiplient d'un côté, et la fuite en avant de l'autre dans une guerre qui devient "totale" : la fin justifiant les moyens.
Entre les deux, des politiques qui après avoir donné aux militaires et, parmi eux, aux théoriciens de la "contre-révolution", tous les pouvoirs, tendent dans un second temps à "reprendre la main" pour régler "politiquement", c'est-à-dire par une négociation, un conflit insoluble par la guerre.
Cette double contradiction entraînera certains militaires jusqu'à la rupture.
Mais surtout elle enferme la plupart des acteurs dans le déni : déni d'une situation de guerre (qui ne dira son nom officiellement qu'en 1999 : loi du 10 juin remplaçant l'expression "opérations du maintien de l'ordre en Afrique du Nord" par l'expression "guerre d'Algérie" dans les textes officiels, p 431), déni de l'existence de la torture et des exécutions sommaires associées comme "procédés habituels".
Ce second déni est bien sûr à la fois le plus lourd et le plus pervers.
Les conséquences d'un déni :
La première à nos yeux, la plus politique, est la perpétuation d'un racisme colonial qui continue à faire des ravages. Et qui nourrit une nouvelle justification de la torture car, associé à celui-ci, on assiste à la montée d'un ressentiment qui est le moteur du djihadisme armé.
La deuxième est la persistance de syndromes post-traumatiques chez les acteurs ou témoins de ces actes de tortures, qui se comptent par milliers ou par dizaines de milliers.
La troisième enfin est de poser dans toute sa complexité la question de la responsabilité. Et c'est d'ailleurs là-dessus que conclue R.Branche : "La réflexion doit s'attarder sur (l')articulation de l'individuel et du collectif car cette liaison est au coeur de la torture et des crimes par obéissance." (p 435)
Conclusion
Ce livre est en tout cas un grand livre qui lie l'établissement rigoureux des faits à une réflexion approfondie sur le sens des événements (l'approche thématique ne sacrifie pas la chronologie), y compris en termes anthropologiques. Et sans rien abdiquer des valeurs humanistes que nous devrions tous partager.
Riche bibliographie et indispensables index (des sigles tout d'abord, dont raffolent l'Armée et l'Administration, mais aussi des personnes et des lieux). Un engagement à poursuivre les lectures sur cet épisode encore trop peu mis en avant de notre Histoire : un épisode dont il faudra bien finir par assumer le côté fondamentalement honteux pour la France des Droits de l'Homme.