Yassin AL-HAJ SALEH Pour la révolution syrienne
POUR LA REVOLUTION SYRIENNE
Yassin Al-Haj Saleh "La question syrienne" (Sindbad-Actes Sud, mai 2016, 234 pages)
Au moment où je termine ce livre très éclairant, j'apprends ("Libération" du 8 août 2016) que "Les rebelles ont brisé le siège d'Alep".
C'est un grand soulagement pour tous ceux qui ont compris ce qui se joue en Syrie. Car les quartiers Est d'Alep font partie des zones tenues par ceux qui continuent de porter l'esprit de la révolte de 2011 : celui d'une Syrie libre et démocratique, seule alternative à la généralisation de la violence nihiliste.
Il est à noter cependant que cette victoire, toute relative, n'a pu être emportée que par une alliance avec le Front Al-Nosra, rebaptisé depuis peu Fatah Al-Cham, filiale syrienne d'Al Qaïda. Les inquiétudes de certains commentateurs français à ce sujet seraient mieux fondées si les "rebelles" avaient pu bénéficier d'un autre choix : par exemple un soutien militaire occidental... Cela n'enlève rien au risque que constitue ce choix forcé : il est bien évident, et les démocrates syriens en sont les premiers conscients, que la confrontation entre leur projet de société et celui des djihadistes armés est inévitable. Mais cela reste subordonné au conflit principal : celui qui oppose le peuple syrien dans sa grande majorité (ceux que Yassin Al-Haj Saleh appelle "les gens ordinaires" ou "la Syrie du travail", p 34-48) au régime fasciste d'Assad (p 49-68).
UNE AUTRE "RADICALITE"
Yassin Al-Haj Saleh fait partie des démocrates syriens. Son appartenance passée à "l'opposition communiste" au régime ne doit pas constituer un écran répulsif. Il a clairement fait le bilan négatif de cette idéologie du passé, comme le montre ces remarques de son article sur "L'idée républicaine et la révolution syrienne" : "Changer la forme de la propriété à l'ancienne manière communiste n'a abouti qu'à la domination de la population par une petite élite usant de méthodes fascistes et engendrant des formes d'aliénation des individus et des groupes plus terribles que celles connues dans le système capitaliste".
( p 151). Voilà qui est clair. Mais cela ne l'empêche pas de préciser aussitôt : "Mais le changement social demeure limité sans un changement du régime d e la propriété qui permette aux producteurs de maîtriser davantage le processus de production, l'organisation de leurs propres conditions de vie et celle de la vie sociale dans son ensemble."
De fait, il fait partie de cette nouvelle génération de la gauche radicale qui a découvert, contrairement à la version marxiste qui l'a longtemps dominée, que l'économie n'est pas "l'infrastructure" dont le politique ne serait que la "superstructure". "Nous comprenons de nos jours que le politique comme étant l'infrastructure, mais en y intégrant toutes les formes de production et d'organisation de la vie sociale" (ibidem)
Et partant, "nous partons de cette définition pour affirmer que l'appropriation sociale du politique prime la nationalisation des forces productives et qu'elle est une condition du contrôle social des ressources publiques et des conditions de vie" (ibidem)
Il en découle une attention renouvelée (et bienvenue) à l'intégration politique de l'ensemble des exclus et marginalisés qui s'oppose au discours normalisateur, centraliste et autoritaire de beaucoup d'intellectuels dits "modernisateurs", dont certains soutiennent le régime Assad sous couvert de "laïcité".
Or ce régime est totalement infréquentable, comme la suite va le prouver.
UN IITNERAIRE EXEMPLAIRE
Mais parlons d'abord de Yassin Al-Haj Saleh. Né à Raqqa (actuelle capitale syrienne du pseudo-califat de Daech) en 1961, il a été arrêté en 1984 lors de ses études de médecine à Alep comme "membre de l'opposition communiste" et détenu 16 ans sans jugement. Installé à Damas depuis 2000, il est devenu traducteur et journaliste. C'est là qu'il rencontre son épouse Samia Al-Khalil, elle-même emprisonnée de 1987 à1991, et ils se marient en 2002. Elle partage ses idées et son travail d'écriture en tant que première lectrice critique.
Entré en clandestinité pour avoir une totale liberté à cet égard, le couple est séparé par les aléas de ce mode de vie difficile. Durant cette période, Yassin publie 235 articles, dont une chronique hebdomadaire pour le quotidien Al-Hayat, jusqu'en octobre 2013.
A cette date, Yassin doit fuir Raqqa, car deux de ses frères ont été arrêtés par Daech à Tall Abyad, et sa famille le presse de partir. Réfugié en Turquie, il poursuit son travail à Istanbul.
Pendant ce temps, son épouse Samira, partie enquêter dans la Ghouta orientale au côté de l'avocate Razan Zaitouneh, suite aux attaques chimiques du régime, est enlevée avec elle en décembre 2013 par un groupe salafiste financé par l'Arabie Saoudite, Sariyatt Al Islam. Depuis, il n'a plus de nouvelle d'elle.
Malgré ces malheurs, il continue son travail d'analyste du conflit.
UNE ANALYSE ENFIN CLAIRE DE "LA QUESTION SYRIENNE"
Ce livre est un recueil chronologique et thématique de quelques uns des nombreux articles publiés par Yassin de juin 2011 à février 2015. Il est précédé d'un copieuse introduction inédite de novembre 2015.
Il restitue ainsi la dynamique des événements et la complexification de la situation qui a amené le titre général : la Syrie est devenue une question qui nous est posée à tous, et à laquelle nous devons impérativement trouver une réponse.
Cette question se ramène au fond à un choix simple : voulons-nous laisser les mains libres aux deux forces nihilistes et hyper-violentes que sont le pouvoir assadien et le djihadisme armé, ou bien redonner la parole au peuple syrien, telle qu'il l'avait conquise au printemps 2011, et qu'il continue à la garder dans des enclaves de plus en plus menacées ?
Le choix de l'abandon a été fait par le gouvernement des USA dès 2013. A peu près au moment où le conflit s'est internationalisé avec l'entrée en scène de l'Iran et de l'Arabie Saoudite (celle-ci sous dépendance américaine, ce qui expliquerait certains choix d'intervention limitée pour empêcher par exemple la prise de Damas, p 20-21 ), puis de la Russie.
L'épisode le plus marquant de cet abandon a été bien sûr le choix de la non-intervention à l'automne 2013 devant l'usage de l'arme chimique par le régime (p 23-25).
Cet abandon de l'Occident a laissé le champ libre à tous les impérialismes locaux. De la Turquie, réglant ses comptes avec la guérilla kurde du PKK, au Hezbollah libanais venu en supplétif du régime, lui-même pris en main par le Grand frère iranien. Le conflit s'est ainsi étendu à un conflit régional impliquant l'Irak voisin à travers la constitution du pseudo-califat de Daech en juin 2014, importé d'Irak. Et ce dernier, par son discours et sa pratique de "franchiseur" des candidats au suicide apocalyptique, justifiant l'intervention russe et la constitution d'une coalition hétérogène visant à recouvrir, voire à effacer la racine du mal : la répression féroce d'un mouvement démocratique et pacifique par le régime assadien.
LE REGIME ASSAD : UNE MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
C'est sans doute l'apport le plus intéressant de ce livre. A une connaissance intime de la réalité sociale syrienne, Yassin Al-Haj Saleh joint une analyse sociale, idéologique et politique approfondie et historicisée.
Il faut avoir en tête l'Histoire de la Syrie au moins depuis 1947 avec la création du
parti Baath (qu'on transcrit plus souvent en Français "Baas" mais nous garderons l'orthographe ici adoptée par les traducteurs), parti nationaliste pan-arabe, qui a pris le pouvoir en Syrie en 1963. Son idéologie de base est qualifiée par Al-Haj Saleh d'"arabité absolue"(p 70).
L'ARABITE ABSOLUE : PREMIERE RACINE DU FASCISME SYRIEN
Issue de la charte du parti Baath de 1947 (p 70), l'idée que "la patrie arabe est une unité politique et sociale indivisible" induit une conception essentialiste et anhistorique de l'arabité à laquelle tout dans le pays doit se conformer : "Les Syriens qui ne le sont pas (Arabes conformes) doivent être arabisés de force ou bien expulsés" (p 71).
"Cette conception a formé la base d'une politique d'assimilation qui n'a réussi à assimiler personne, mais qui a en revanche aliéné les Kurdes en Syrie et les a écartés, non pas du pays, mais de l'espace public." (ibidem)
Celui-ci est monopolisé par le parti Baath, seul représentant légitime du peuple syrien, au détriment des "diversités religieuses, confessionnelles, ethniques ou régionales, ainsi que (des) divergences d'idéologies et d'opinions. Leur manifestation dans l'espace public, qui est totalement contrôlé par le régime, est tout simplement interdite.(p 72)"
Cette arabité absolue "érige dans le même temps des barrières entre les Syriens et le monde extérieur" à travers un soupçon constant vis-à-vis "de l'étranger, surtout occidental, mais aussi des pays non arabes du voisinage, et parfois même des Etats arabes dont les dirigeants sont considérés comme traîtres et comploteurs".(p 72-3)
"Dans de telles conditions critiquer l'armée est inconcevable, et la respecter une obligation" (p 73)
De même, "obtenir un passeport est loin d'être une formalité, de même que voyager à l'étranger" (p 74)
Ainsi toute forme de dissidence politique ou intellectuelle est criminalisée car assimilée à de la haute trahison. Une accusation intériorisée par de nombreux opposants et intellectuels, faute d'avoir remis en cause son fondement intellectuel : la conception essentialiste et anhistorique de la nation qui occulte la diversité sociale. En corollaire on assiste à une dévalorisation des droits humains universels qualifiés de "théories importées" ou "d'invasion culturelle", notamment au début des années 1990 marquées par l'effondrement du modèle soviétique, les négociations de paix avec Israël, et l'essor des chaînes de télévision par satellite.
Maintenir la société en état de siège permanent est alors devenu plus difficile.
LE CONFESSIONNALISME ET LA CONSTRUCTION DE LA HAINE
Alors que le pouvoir du Parti est devenu le pouvoir d'un seul homme, Hafez Al Assad, suite à son coup d'Etat de 1970, l'idéologie de l'arabité absolue ne suffit plus pour assoir son emprise sur la société.
Assad va construire son pouvoir absolu en dévaluant celui du parti au profit de son clan et en développant fortement un appareil sécuritaire à son service. Il privilégie pour cela l'origine confessionnelle alaouite des cadres.
"Cette structuration confessionnelle et clanique, sans précédent dans l'histoire contemporaine de la Syrie, est la première source des tensions communautaires dans une société qui se dirigeait avant Assad vers la réduction des inégalités sociales et culturelles." (p 80)
Le régime Assad va changer les priorités : le maintien du pouvoir en place est la priorité absolue, et toutes les autres lui sont subordonnées.
La première conséquence est le "gel de la vie politique" et "la paralysie de la vie sociale". Ces deux seuls blocages suffisent à réactiver les liens confessionnels "sans même recourir délibérément au communautarisme" (p 82)
Car les Syriens en viennent à avoir peur les uns des autres, dans cette atmosphère policière et arbitraire, "et ne se sentent en relative sécurité qu'au sein de leurs groupes communautaires et parmi leurs proches".(ibidem)
C'est ainsi que chaque communauté développe un discours de suprématie ou de victimisation, à partir de griefs anciens ou récents : ces processus ne sont en rien combattus par le pouvoir, qui se contente de les passer sous silence...et d'en profiter.
Les stéréotypes ethniques négatifs se diffusent donc depuis 40 ans en toute liberté, alimentant la fragmentation de la société au bénéfice du pouvoir.
A travers par exemple la prison de Palmyre, où pendant vingt ans (de 1981 à 2001) les islamistes sunnites ont été systématiquement torturés par des bourreaux alaouites, le pouvoir a alimenté la haine confessionnelle. Au bout de ce processus s'est construit un fantasme collectif de destruction mutuelle : "Si nous ne les tuons pas, ils nous tueront."(p 84)
LA NOUVELLE BOURGEOISIE ET SA CULTURE
Avec l'arrivée au pouvoir de l'héritier Bachar Al-Assad, en 2000, un nouvel artifice vient s'ajouter pour soutenir un régime de plus en plus illégitime.
Sous le slogan "développement et modernisation" se cache en fait une mise en coupe réglée renforcée de l'économie par le clan au pouvoir, sous couvert de "libéralisation". Celle-ci consiste en contrats passés avec de grands groupes étrangers, dont les commissions exhorbitantes vont dans les poches du clan.
Cette pratique aboutit à son expulsion du Liban en 2005, suite à la mobilisation des Libanais après l'assassinat du premier ministre, Rafik Hariri. Mais elle se déploie alors pleinement en Syrie-même.
Cela aboutit à la mise hors circuit définitive du vieux parti Baath, et à la construction d'une nouvelle idéologie "moderniste" : celle-ci est clairement élitiste et instrumentalise l'idée de laïcité et de protection des minorités pour justifier la marginalisation sociale et politique de la majorité.
Dans le monde réel construit par cette nouvelle bourgeoisie "moderniste", les inégalités économiques et culturelles se creusent et la liberté politique n'existe pas.
En conséquence les "gens ordinaires" sont considérés comme "fanatiques" et "rétrogrades", ce qui a largement contribué à favoriser leur massacre sans état d'âme lorsqu'ils ont commencé à manifester.
Ainsi s'est construit au fil du temps un pouvoir absolu qui ne conçoit même pas la moindre concession à ses opposants, comme en témoignent ses slogans de 2011-2012 : "Al Assad ou personne" et "Al Assad ou nous brûlerons le pays"(p 123).
Ce sont cette intransigeance et cette férocité nihilistes qui expliquent l'émergence d'un nihilisme jumeau : le nihilisme guerrier djihadiste.(p 98 à 122)
Aussi, ce livre beaucoup plus riche que ce que je viens d'en résumer, nous appelle à la conscience claire que dans ce conflit devenu très compliqué, le pouvoir assadien est bien à la racine du mal.
Assad et ses alliés constituent donc bien l'ennemi principal.
SOUTENIR LA REVOLUTION SYRIENNE
Et nous conclurons, avec Yassin Al-Haj Saleh lui-même : "Quand la démocratie est interdite à un peuple, comme c'est le cas en Syrie, elle est trahie et bafouée dans son principe-même partout ailleurs. Si elle n'avance pas, on risque de retomber dans son contraire, et de voir s'étendre le modèle des gated communities (résidences fermées) aux Etats riches et puissants, qui édifieraient de hauts murs pour se défendre des "barbares"- comme le font déjà certains pays européens face aux réfugiés syriens."
(p 31 : fin d e l'introduction rédigée en novembre 2015)
A nous de ne pas le permettre.
Post-Scriptum : une table-ronde à Paris en mai 2016 autour de ce livre et avec son auteur.
https://myglobalsuburbia.com/2016/05/25/a-paris-yassin-al-haj-saleh-vient-poser-la-question-syrienne-a-la-conscience-dun-monde-amorphe/
La fin de ce compte-rendu :
Au-delà de la recherche de la forme, a poursuivi le modérateur, cet ouvrage étonne de par l’analyse de la société syrienne qu’il propose à travers quatre aspects bien ciblés :
– La Syrie des Assad,
– La République arabe syrienne,
– La Syrie rebelle,
– La Syrie salafiste.
Comme voie de sortie, Yassin Al Haj Saleh propose une alliance entre la République arabe syrienne – à distinguer strictement de la Syrie des Assad – et la Syrie rebelle. Comment cela se traduit-il ?
«Le texte dont nous parlons ici, je l’ai écrit à Douma en 2013. Il s’agit d’une observation de terrain, à une époque où j’étais là-bas dans la clandestinité, ayant passé ainsi cent jours dans la Ghouta. Ce que j’ai observé sur le terrain, c’est un conflit à l’intérieur même de la révolution syrienne : au drapeau de la Syrie rebelle s’oppose le drapeau noir des salafistes avec toutes ses variantes de l’époque, dont Daesh ne faisait pas partie à ce moment-là. Mais le symbole syrien, le vrai, était toujours Bachar el-Assad, icône nationale omniprésente sous la forme de statues et de portraits envahissant le paysage urbain. Le drapeau national de la République arabe syrienne est presque inconnu en Syrie ; parfois, on le trouve dans les écoles, mais si mal entretenu que les couleurs sont passées et fades. Cette dynamique m’a interpellé et j’ai essayé de comprendre ce qu’elle dissimulait.»
Aux quatre Syrie qu’il mentionne dans son livre, Yassin Al Haj Saleh en ajoute une cinquième, apparue après la parution de celui-ci : la Syrie kurde, incarnée par le Rojava qui a proclamé entretemps son autonomie fédérale. Celle-ci a également fait l’objet d’une analyse de Yassin Al Haj Saleh mais qui, par la force des choses, ne figure pas dans La Question syrienne.
L’essence de cette analyse est que l’avenir de la Syrie dépend d’un enjeu d’alliance entre la République arabe syrienne et la révolution. La Syrie nouvelle doit impérativement écarter et le salafisme et les Assad, les chances d’une telle alliance étant minimes si Assad reste. «La vraie Syrie est celle de la révolution et de la société civile. Cependant, j’émets une réserve quant à une tendance actuelle à vouloir éradiquer ce qu’est la Syrie historique depuis cinquante ans ; faire une telle chose ne peut que nous paralyser pour l’avenir.»
Un deuxième point sur lequel insiste Yassin Al Haj Saleh est la question sociale en Syrie.
«De longue date, les campagnes des provinces syriennes sont impliquées dans la vie publique, et j’ai très peur que, dans les milieux de la révolution, avec l’accroissement de l’ingérence internationale et la croissance des tendances néo-libérales, on n’en vienne à négliger cette question sociale.»
Troisième point essentiel pour l’auteur de La Question syrienne : le respect des libertés, notamment en ce qui concerne l’habillement, le droit de sortir ou non, et ce sont là les femmes qui sont les plus concernées par le problème.
Enfin, Yassin Al Haj Saleh défend l’idée d’une solidarité arabe. On ne peut développer une notion de la Syrie qui s’inscrive contre ce qui se passe en Palestine, en Irak ou ailleurs. Il ne s’agit pas de créer un nouveau panarabisme, mais plutôt d’affirmer une solidarité avec les pays arabes.
Franck Mermier a rappelé la vivacité du débat sur la Syrie ici même en France, le conflit syrien ayant atteint y compris l’Europe par l’afflux massif des réfugiés, dont l’impact sur les politiques publiques est incontestable ainsi que sur la question même de la nationalité. Qu’est-ce qu’être européen ? La crise syrienne a mis la question à l’ordre du jour.
Impossible de ne pas penser aussi aux attentats qui ont frappé notamment la France en 2015, lesquels ont amené toute une floraison de concepts théoriques par rapport aux événements de Syrie, en ce compris ce que l’on nomme en France la radicalisation, dont les causes font l’objet de lourdes polémiques. Ainsi du politiste Olivier Roy qui évoque une «islamisation de la radicalité» tandis que d’autres, comme Gilles Kepel, parlent d’une «base islamique».
Ce qui est donc intéressant, c’est de voir à travers La Question syrienne encore d’autres éléments importants apportés à ce débat, tels que la notion de nihilisme guerrier en Syrie. Qu’entend par là Yassin Al Haj Saleh ?
«J’ai évoqué ce nihilisme pour la première fois avant même le début de la révolution. Je parlais de ces tendances, ces pulsions, vers le nihilisme, cette volonté de détruire le sens de la réalité, ces tendances à interpeller des eschatologies. Il est dénommé par l’essence de la oumma [NDLR : La «communauté des croyants» dans l’Islam], car toutes ces tendances sont liées intimement à un terrain islamique. Dans cette pensée, l’Occident constitue un ensemble de forces supérieures athées, profanes, qu’il faut détruire. Cette volonté a toujours été liée à l’Islam mais il est possible que l’on découvre un jour aussi des forces nihilistes laïques.»
Dans l’un de ses livres antérieurs, Les Mythes des Ancêtres, Yassin Al Haj Saleh parle de cette volonté de s’approprier un excès de sens face à ce manque de sens. Le point essentiel est le terrain islamique, car c’est lui qui permet une distorsion extrême avec le monde occidental, qui a la caractéristique d’être profane, ennemi de Dieu, laïc, moderne et hégémonique. Dans ce sens-là, l’Islam est le terrain de ces forces destructrices. Jamais une organisation à caractère laïc n’a été connue comme générant une telle volonté de détruire.
Lorsque la révolution syrienne a débuté, tout était propice à ce que ces tendances nihilistes occupent un vaste espace. La violence inouïe du régime, la déception de la population syrienne envers la communauté internationale qui n’a rien fait pour la secourir, tout cela a contribué à rendre l’offre religieuse plus attrayante. Tout était propice à ce que l’éloignement d’avec le reste du monde soit encore plus important. C’est de tout cela qu’est né le nihilisme islamiste en Syrie.
«Quand j’ai écrit ce texte en 2012, je n’étais pas sûr de l’existence de Jabhat al-Nosra en Syrie. Or, tout cela a engendré l’apparition d’organisations extrêmement violentes.»
Toute la colère présente dans la société syrienne se voyait très bien dans les slogans et sur les pancartes brandies lors des manifestations fin 2011 et en 2012 : «Pas question de pacifisme, nous voulons les balles !», ou encore, «A bas le monde entier !». Tout cela indiquait très clairement de telles tendances.
Franck Mermier a enfin ouvert la séance finale des questions du public, dont l’adhésion à ce qu’expose Yassin Al Haj Saleh était évidente mais moins que l’étaient l’envie d’en découvrir et d’en comprendre davantage encore.
Comment le «nihilisme guerrier» a-t-il pu attirer autant de personnes originaires d’Occident, tous ces gens qui sont partis vers la Syrie comme jihadistes, comme jadis d’autres étaient partis pour l’Irak ou l’Afghanistan, nombre d’entre eux n’étant pas de religion ou de culture islamique au départ ?
Tout cela part de pulsions qui accompagnent l’être humain depuis toujours, depuis le début de la modernité, en particulier depuis la Révolution française. Il existait à l’époque des organisations et des courants qui voulaient détruire la société contemporaine, au nom d’un message ou d’une cause quelconque. Ainsi de la Terreur instaurée pendant la Révolution française.
«Dans le livre, j’ai eu à cœur de me tenir à l’expression ‘nihilisme’ et non ‘terrorisme’, et j’y établis un lien avec l’Islam. Pourquoi, demandez-vous, cette attirance en Occident ? En ce qui me concerne, je soutiens la thèse d’Olivier Roy, à savoir qu’il existe des tendances au changement radical, à la construction d’un monde nouveau, différent, qui s’entremêlent à des idéologies fortement radicales, notamment islamistes. Dans toute société, il existe des secteurs qui ont besoin d’une expression très violente de leur besoin de changement. Et ce qui est aujourd’hui ‘sur le marché’ si je puis dire, la version la plus radicale de cette expression violente, c’est l’Islam, j’entends dans sa version salafiste et non dans la version ‘politique’ qu’en constituent les Frères musulmans.»
Yassin Al Haj Saleh ajoute que ce nihilisme islamiste est en fait une conséquence de la chute d’autres mouvements révolutionnaires de changement, en plus de quoi ce nihilisme sait mettre à profit un élément théâtral important, comme le fait Daesh. Ce trait théâtral caractérise tous les mouvements révolutionnaires à travers l’histoire, par exemple le communisme ou, là encore, la révolution française. Et l’offre salafiste répond à cette demande.
«D’où l’importance de renouveler le mouvement révolutionnaire et les idées qui le fondent.»
Mais pourquoi lier d’une façon aussi essentialiste l’Islam et le nihilisme ? Les Chrétiens aussi n’en ont-ils pas fait preuve quand ils ont envahi l’Amérique du Sud, ainsi que pendant les deux guerres mondiales ?
«Non attention, je n’ai jamais lié de façon essentialiste Islam et nihilisme. Tout ce que j’ai dit, en faisant usage d’outils sociologiques et politiques, c’est qu’il existe certains éléments, différents les uns des autres, qui se sont croisés et qui, croyant lire entre les lignes de l’Islam, ont trouvé en ce qu’ils y voyaient ainsi un mode d’expression favorable. Cette ligne essentialiste dont vous parlez est l’apanage de l’extrême droite, mais aussi des islamistes eux-mêmes ! Car pour eux, le nihilisme fait partie de l’essence de l’Islam. Ce sont des circonstances sociales et historiques qui ont créé ce lien et engendré cette idéologie.»
Une autre différence importante, relève Yassin Al Haj Saleh, est l’élément salvateur qui existe chez les Musulmans, et dont les Chrétiens ne disposaient pas lorsqu’ils sont partis pour l’Amérique du Sud et l’ont conquise. Les circonstances sont très différentes.
Parlons de la responsabilité du Baas, à distinguer toutefois de la famille Assad ; pensez-vous que ce parti a simplement «oublié» d’être démocrate ou qu’il est, dans sa pensée, essentiellement fasciste ?
«Une observation avant de répondre : il existe une relation très étroite entre le Baas et le salafisme. Ils ont en commun l’obsession du temps, de ressusciter une gloire perdue, le ‘siècle des racines’. Si l’on observe le développement du Baas dans l’Irak voisin de la Syrie, on voit qu’il s’est transformé en une organisation très ethnique et très fasciste. A l’origine, le Baas en Syrie portait des éléments sociaux, mais en Irak, surtout après la Première Guerre du Golfe, il a revêtu un contenu ethnique très raciste, ce qui a contribué à composer la base de Daesh car nombre d’officiers militaires sunnites se sont détournés du régime pour rejoindre le groupe jihadiste. Le grand élément porteur de Daesh, c’est donc le Baas dévoyé par sa dérive sectaire en Irak.»
Dans son ouvrage, Yassin Al Haj Saleh évoque les conséquences politiques et sociales de ce fascisme. Le but vers lequel tend celui-ci est l’arabité absolue, la diversité en étant exclue. Avec lui, tout le monde est arabe, exit les Kurdes et autres minorités, les confessions religieuses autres que l’Islam – érigé en religion naturelle des Arabes –, Chrétiens, Druzes, Chiites et autres, de l’espace politique. L’homogénéité est forcée.
Un autre point important pour comprendre ce fascisme, ce sont les murs qui sont dressés par rapport au monde extérieur. La pensée baasiste proclame des frontières naturelles entre les mers, les océans, les continents, tout ce qui se trouvant à l’intérieur des frontières du monde arabe devant être homogène. C’est là que se fonde, aux yeux du Baas, l’interdiction des voix dissidentes, la seule instance habilitée à permettre ou ne pas permettre étant le pouvoir.
A quoi s’ajoute une obsession de se protéger de ce qui est impur, car venant de l’extérieur, et de ne pas se laisser contaminer par une «invasion culturelle» mais préserver la «pureté». Notion identique à celle qui prévalait au sein du nazisme allemand et du fascisme italien, entre autres.
Il faut néanmoins se souvenir que le Baas a connu une période progressiste dans les années 1960. Ce n’est qu’ensuite, avec les Assad, que la dissidence s’est vue criminalisée.
Quant à l’arabité absolue, elle a entrepris l’arabisation des Arabes eux-mêmes. A ses yeux, un «vrai Arabe» est obligatoirement membre du parti Baas et témoigne de son allégeance à «Monsieur le Président», tout cela pour imposer une notion du «bon citoyen» que cette vision de la société rendait donc très restreinte. Manquer à montrer que l’on n’est pas ainsi un «vrai Arabe» expose à la répression, à se faire arrêter puis persécuter.
Aujourd’hui, le même phénomène se manifeste au Rojava kurde, où l’on cherche à «kurdifier les Kurdes», de même que Daesh entend «islamiser les Musulmans». Autant de définitions extrêmement restreintes et contraignantes de la qualité de citoyen, ainsi que de ce qu’il lui est permis de penser ou non.
Vous expliquez comment le régime exerce un contrôle absolu sur le public et la société ; dans le même temps, vous parlez de la trahison du régime qui a livré le pays à l’Iran. Quel contrôle réel le régime conserve-t-il encore sur le pays ?
«Il serait difficile de rendre un jugement définitif, car il s’agit d’un processus en cours. Je ne peux pas faire d’estimation sur tout ce qui se passe en Syrie. Mais je peux vous dire que, dans les zones contrôlées par le régime, il existe une hégémonie de l’Iran sur la vie sociale, qui s’étend jusqu’au marché immobilier y compris. Par opposition aux Russes, les Iraniens interviennent de façon tangible, tandis que les Russes prennent soin avant tout de leur intérêt géopolitique.»
Mais surtout, même le supposé maître de la Syrie, Bachar el-Assad, n’est plus «maître» de son propre sort, se trouvant entièrement à la merci des forces qui le soutiennent.
Une chose est sûre en tout cas : la Syrie a changé définitivement, et même si la guerre s’arrêtait à l’instant, rien ne sera plus jamais pareil. Le régime ne contrôle plus les mécanismes de sa propre reproduction, il ne tient plus que grâce aux puissances qui le soutiennent – Russie et Iran – et se résume à un besoin international pour des pays étrangers. Il est vrai qu’il représente une partie de la population musulmane qui a peur, à la fois du changement et des autres Syriens.
«Au plan personnel, ma grande perte est de ne plus pouvoir accéder au terrain, à la connaissance de ce qui se passe, comme quand j’étais en Syrie. Le simple fait de marcher dans la rue ou de rencontrer des gens m’apportait quelque chose, et désormais, j’en suis privé depuis mon départ de Syrie. C’est une rupture, tant au niveau personnel que sur un plan épistémique.»
Vous dites que la Syrie ne sera plus jamais la même ; c’est vrai par la force des choses, puisqu’elle est détruite. On sait tout ce qui a été perdu, mais peut-on déjà lancer aujourd’hui une réflexion sur l’individu syrien et ce qu’il possède comme potentiel pour se reconstruire ?
«Vous savez très bien qu’il s’agit d’un processus extrêmement compliqué. Le pays est détruit, l’environnement de la vie des gens l’est aussi, ainsi que l’est in fine l’individu. Ce que nous vivons revêt divers aspects dramatiques. Aujourd’hui, non moins de 2,5% de la population syrienne a été tuée et 10% des Syriens sont blessés et/ou handicapés, en plus de quoi il faut évoquer les troubles psychiques, sachant qu’une «mort psychique» a frappé un certain nombre d’entre nous. Dans le même temps, une explosion créatrice a eu lieu dans la population syrienne, non dans une moindre mesure parmi la diaspora.»
Si l’on compare au sort des Palestiniens, a conclu Yassin Al Haj Saleh, les Syriens sont effectivement en train de vivre le même traumatisme, mais là où il a fallu aux Palestiniens dix à quinze ans pour reprendre leurs esprits, les Syriens sont quant à eux dans une situation bien meilleure, plus forte. Ils ont une capacité d’expression, une prise de parole, cette dernière ayant d’ailleurs également un aspect thérapeutique et Yassin Al Haj Saleh ne manque pas de l’encourager.
Mieux encore, cette prise de parole permet aux Syriens de trouver des alliés, des partenaires, dans chaque pays accueillant la diaspora, Yassin Al Haj Saleh lui-même s’efforçant de prendre des initiatives en ce sens.
C’est sur cette note d’optimisme que Franck Mermier a clos la rencontre, encourageant chacun(e) à lire La Question syrienne. Question qui n’est désormais plus propre à Yassin Al Haj Saleh, mais est maintenant posée au monde entier … Encore plus, donc, lorsqu’il parle français.