Justine LACROIX et Jean-Yves PRANCHERE Pour une politique des droits de l'homme
POUR UNE POLITIQUE DES DROITS DE L'HOMME
Justine LACROIX et Jean-Yves PRANCHERE "Le procès des droits de l'homme",
Seuil, mars 2016, 344 p.)
Des intellectuels qui continuent à se dire "de Gauche" instruisent depuis une vingtaine d'années un procès public contre le "droit-de-l'hommisme". Parmi eux A. Finkielkraut, JP Le Goff, JC Milner, M Gauchet, R Debray, pour ne nommer que ceux cités dans l'introduction : la liste s'allonge en effet d'année en année, hélas !
Ce faisant, ils entrent en connivence, plus ou moins assumée, avec tout ce que notre société compte de réactionnaires, voire avec des courants ouvertement fascisants. Cela ne constitue cependant pas une raison suffisante pour les dénoncer : l'Histoire ne manque pas d'alliances contre nature. Encore faut-il que la cause soit juste et le terrain bien choisi.
Au-delà de ces convergences douteuses, il est donc du plus haut intérêt d'approfondir la controverse provoquée par la Déclaration de 1789 dès son apparition, et d'en éprouver la validité, les limites et la portée.
C'est tout le prix de cet ouvrage, qui ne cède jamais aux facilités de la polémique, et procède à un retour méticuleux aux sources, que de nous permettre cela.
Il faut remercier Justine Lacroix, professeur de science politique, et Jean-Yves Pranchère, professeur de philosophie, tous deux à l'Université libre de Bruxelles, d'apporter un peu de rigueur et un travail approfondi au débat intellectuel français, trop souvent rabaissé par des essais bâclés, trop vite écrits et souvent grevés par la mauvaise foi polémique.
Il y a en particulier dans ce livre un recours constant à la littérature politiste anglo-saxonne et germanique, le plus souvent négligée ou méconnue par nos essayistes franco-français. Sortir de cet huis-clos étroitement provincial n'est pas l'un de ses moindres mérites.
Après un rapide survol historique du destin des droits de l'homme (déclin ou latence au XIXe et au début du XXe, renouveau après 1945, p 9 à 36) l'ouvrage aborde les différentes critiques qui leur ont été portées.
Sept chapitres structurent ce propos.
1-Les critiques des droits de l'homme dans la pensée contemporaine (p 37 à 84)
Celles-ci vont des années 1970 à nos jours. Elles sont regroupées en trois familles d'idées : la famille "anti-moderne", la famille "communautarienne" et la famille "radicale"."Mais la classification proposée ici ne doit pas non plus masquer les glissements qui peuvent s'opérer d'une catégorie à l'autre" (p 45)
Résumons ces trois points de vue et leurs griefs.
La famille"'anti-moderne", "elle-même très hétérogène (...) qualifie une nostalgie traditionnaliste qui ne procède pas d'une tradition vivante, mais a pour contenu premier le refus d'une modernité contre laquelle, c'est-à-dire à partir de laquelle, elle cherche à définir un contre-idéal .(...) Ses traits saillants sont le mépris de la croyance au progrès, le dégoût à l'égard du nivellement social et culturel induit par l'égalitarisme démocratique, l'effroi devant la disparition du sens du sacré qui accompagne l'essor de l'individualisme et de l'utilitarisme." ( p 44)
Elle se distingue de la famille "communautarienne" dans le fait que celle-ci, "loin de rejeter le legs des révolutions américaine et française (...) souligne que nos "droits de l'individu" ont perdu la dimension collective qui était la leur à l'origine et que leur usage inflationniste est devenu une des causes et un des symptômes les plus flagrants d'une déliaison sociale et d'un narcissisme exacerbé." (ibidem)
Enfin, la famille "radicale", elle, ne s'inquiète "pas tant du risque de dissociation sociale que du rôle idéologique et disciplinaire d'un discours des droits valant symptôme de renonciation aux promesses de l'émancipation. Les "droits de l'homme" seraient "l'ersatz" remplaçant l'idéal d'autonomie laissé à l'abandon – le "calmant", pourrait-on dire, qui permet d'anesthésier le besoin d'émancipation." (p 45)
Cela étant dit, "le panorama présenté dans ces pages est loin de prétendre à l'exhaustivité". En particulier, "les critiques émises au nom du pluralisme culturel – celles qui voient dans les droits de l'homme l'expression d'une forme d'impérialisme postcolonial – ne seront pas abordées." (p 46) Ce qui me permet de renvoyer à la réfutation du "relativisme culturel" effectuée par T. Todorov, dont j'ai précédemment rendu compte ici.
Sans entrer plus avant dans le détail de ce livre, parfois ardu mais jamais jargonnant de façon inutile, allons directement à sa conclusion.
7- "Le droit d'avoir des droits" – Retour sur Hanna Arendt (p 279-308)
Dans cet ultime chapitre, venant après 5 analyses fouillées des oeuvres de Burke, Bentham et Comte, de Bonald et de Maistre, Marx, et C Schmitt, les auteur-e-s opèrent une utile relecture des traductions parfois discutables de Arendt en français. Car celles-ci ont favorisé un certain nombre de contresens, parfois utilisés par les auteurs contemporains des trois familles de critiques des droits de l'homme, analysées (et brillamment réfutées) plus haut.
De fait, Arendt apparaît comme la porte-parole d'une "politique des droits de l'homme" débarrassée d'un certain nombre d'illusions, et dont Etienne Balibar en France constitue sans doute l'un des meilleurs héritiers.
La première illusion abandonnée par Arendt est celle du caractère "naturel" des droits. L'expérience des totalitarismes du XXe siècle a été à cet égard décisive.
Ce caractère "non naturel" des droits justifie leur liaison essentielle à la citoyenneté. Mais, et c'est ici qu'elle s'éloigne radicalement des "communautariens" dans leur conception "fixiste" de la citoyenneté, la communauté politique n'est pas un donné, mais une construction permanente à travers la reconnaissance et l'affirmation/revendication des droits. Ainsi, loin que "l'inflation supposée" de cette affirmation/revendication dissolve la communauté politique, elle la refonde au contraire sur des bases toujours renouvelées par la poursuite du processus d'émancipation des individus.
D'où en particulier la particulière pertinence de cet angle d'attaque à dépasser le cadre de plus en plus contraignant et trop étroit de l'Etat-nation.
Et donc l'importance croissante des textes internationaux pour fonder un "droit aux droits" y compris contre son propre Etat-nation. Et la perspective qui en découle d'une communauté politique transnationale. Car au nom de quoi seules les firmes pourraient-elles occuper cet espace ?
Ainsi le recours par des ONG et des individus à la Convention Européenne des Droits de l'Homme signée à Rome en 1950 dans le cadre du Conseil de l'Europe et ratifiée aujourd'hui par plus de 40 Etats, à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, complétée par le Protocole de 1966, n'a de sens véritable, au-delà de la portée juridique de ces textes, plus ou moins respectés par les Etats signataires, que dans la perspective cosmopolitique d'une communauté transnationale de citoyen-ne-s mobilisé-e-s autour de ces droits.
Et ceci d'autant plus que ces textes sont loin d'être respectés par les Etats-nations signataires, ou invoqués par tous-tes les ayant-droits.
Et l'on voit ici à quel point Arendt, autre contre-sens à son sujet, était loin d'être insensible à la "question sociale". Mais, au rebours d'une certaine tradition marxiste de plus en plus remise en cause par les héritiers de Marx les plus lucides, elle faisait de la politique, et de la mobilisation politique "l'infrastructure" nécessaire à sa résolution, et non pas "le développement des forces productives" fétichisé par toute la tradition social-démocrate et bolchévik (unies sur ce point).
Cette primauté du politique est aujourd'hui enfin découverte par de nombreux penseurs et activistes issus de la tradition marxiste (voir par exemple Yassin Al-Haj Saleh pour la Syrie, dont je viens de rendre compte ici.)
Arendt est donc, plus que tout-e autre, la théoricienne prémonitoire de la nouvelle radicalité démocratique dans laquelle (après Claude Lefort, Cornélius Castoriadis, Edgar Morin, Gérard Mendel, Etienne Balibar, Jürgen Habermas, ou même Pierre Rosanvallon et Alain Touraine dans leur dernière période, pour ne parler que des théoriciens les plus connus en France) nous nous inscrivons résolument, en donnant aux droits de l'homme "l'explosivité politique d'une utopie concrète" (p 332)
Une conclusion actualisée : pour un traitement politique de la "crise des migrants".
Ce que le monde médiatique a baptisé "la crise des migrants" est le produit d'une politique européenne imposée depuis trente ans par les Etats du Nord-Ouest de l'Europe.
Ceux-ci (Royaume Uni, Irlande surtout) auxquels on peut ajouter la Suisse (qui, nous dit V.Guiraudon, dans sa fort utile contribution "Revenons aux racines de la crise des migrants", Le Monde des 14-15 août 2016, "a joué un rôle majeur dans la conférence intergouvernementale sur les réfugiés qui s'est réunie à partir de 1994 et a élaboré l'agenda européen pour restreindre l'accès à l'asile".) ont pesé de tout leur poids pour imposer limitation et externalisation de l'accueil des réfugiés.
Cette politique, basée sur l'empêchement des candidats à l"asile d'embarquer vers l'Europe, aboutit au triple résultat suivant.
Tout d'abord une montée inexorable des noyades mortelles en Méditerranée ( 2977 décès recensés par l'OIM (Office International des Migrations) sur les 6 premiers mois de 2016, contre 1917 en 2015), avec une emprise croissante des passeurs sur les candidats à l'asile.
Ensuite, un blocage massif des candidats survivants dans les pays riverains de la Méditerranée (Grèce et Italie essentiellement), avec une non-mise en oeuvre manifeste de l'accord de répartition laborieusement élaboré en septembre 2015 : si la "relocalisation" des 160 000 demandeurs prévus se poursuit au rythme actuel, il faudra 43 ans (et non 2 comme prévu) pour y parvenir; ainsi la France a glorieusement accueilli 300 demandeurs en 9 mois sur les 30 000 prévus en 24 mois...
Et enfin, une fixation des candidats à l'asile, Syriens en particulier, dans les pays voisins. Sans revenir sur l'exemple bien connu de la Turquie, V.Guiraudon donne celui, rarement cité, de la Jordanie. Un habitant sur dix de ce pays est aujourd'hui un réfugié syrien. Au même moment, l'ONU réduit de moitié l'aide du Programme Alimentaire Mondial (distribution gratuite de nourriture). Le gouvernement jordanien vient donc de décider d'ouvrir partiellement le marché du travail aux Syriens (qui travaillaient déjà "au noir"); "mais ce faisant il provoque la colère des 22% de la population au chômage".
Et V.Guiraudon fait remarquer : "Peu de leaders européens prennent ce risque politique".
En réalité ces trois résultats appellent impérativement une nouvelle politique européenne de l'asile.
Loin d'avoir failli en août 2015, Angela Merkel n'a fait qu' entrouvrir une petite fenêtre, aussitôt refermée, sur ce que doit être cette politique : une politique d'accueil et d'hospitalité, dont le complément nécessaire est bien sûr une politique internationale d'aide réelle et conséquente aux démocrates syriens abandonnés par les USA. Y compris sur le terrain militaire.
Voilà ce que serait aujourd'hui une véritable politique des droits de l'homme en Europe.