Samar YAZBEK "Les portes du néant"
Je n'ai pas voulu attendre d'avoir terminé ce livre pour en signaler l'importance.
A présent que c'est fait, je veux revenir dessus plus en détail.
Samar Yazbek, née en 1970 à Jableh, a quitté sa famile à 16 ans pour aller étudier à Damas la littérature. Jableh c'est près de Lattaquié, sur la côte Nord de la Syrie. Dans cette région où se concentre la majorité des alaouites, "branche minoritaire du chiisme dont le clan Assad -qui gouverne la Syrie de puis 1970- est lui-même issu" 1.
Elle "vient d'une famille aisée alaouite"1 et explique avoir fait "une révolte familiale" pour aller vivre seule à Damas où "elle élèvera seule sa petite fille" après ses études.
"Auteure de quatre romans, scénariste primée par l'Unicef, elle appartient à la communauté alaouite, celle du président Bachar Al-Assad (une branche dissidente de l'islam chiite qui réunit 12 % de la population syrienne). En février 2011, elle rejoint les manifestations de Damas, alors que les snipers tirent pour tuer. Elle publie alors un court texte qui fait le tour des blogs : "En attendant ma mort". Elle décrit ce moment où le risque de mourir devient une habitude : "La mort est partout ! Au village ! A la ville ! Au bord de la mer ! Les assassins s'emparent des humains et des lieux (...). Je n'ai plus peur, non parce que je suis téméraire - étant de nature très fragile -, mais par habitude. Je n'ai plus peur de la mort, je l'attends sereinement avec ma cigarette et mon café. Je crois que je peux regarder dans les yeux un franc-tireur sur la terrasse voisine. Je le regarde fixement. Je sors dans la rue et je scrute les terrasses des immeubles. J'avance posément."
En mars, Samar Yazbek est arrêtée et interrogée cinq fois de suite par les moukhabarat, les services secrets. Ils veulent qu'elle se désolidarise des opposants. Pour la briser, ils l'emmènent dans une prison où ils torturent les manifestants. Elle en fera le récit sur les blogs syriens, le texte sera publié dans plusieurs journaux européens : "J'ai vu des jeunes hommes, qui avaient à peine la vingtaine, leurs corps dénudés, reconnaissables sous leur sang, suspendus par leurs mains à des menottes en acier, leurs orteils touchant difficilement le sol (...). A ce moment, un des jeunes releva péniblement la tête. Il n'avait plus de visage ; ses yeux étaient scellés, je n'ai pas vu l'éclat de son regard. Le nez n'existait plus, ni les lèvres. Son visage était une miniature rouge, sans lignes, un rouge imbriqué dans le noir d'un rouge vieilli. Je suis alors tombée à terre. Pour quelques instants, j'ai chaviré dans quelque chose d'opaque, de flottant, avant de reprendre pied sur la terre ferme (...). C'est la notion de Dieu qui disparaît, car si Dieu existait, il n'aurait pas permis que sa créature soit ainsi refaite, distordue, défigurée."
Samar Yazbek est relâchée "après quelques baffes". Elle n'a pas cédé.Le régime hésite à torturer ou à tuer une intellectuelle alaouite connue, il veut laisser croire que la communauté est soudée derrière Bachar Al-Assad. Dans les semaines qui suivent, les moukhabarat la menacent de mort. La calomnient. (...) Profitant d'un répit dans la surveillance, elle s'enfuit à Paris avec sa fille."2
Elle a obtenu le statut de réfugié politique.
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1 Florence Noiville, "Porte-parole de l'enfer syrien", Le Monde des Livres, 15 avril 2016.
2 Frédéric Joignot, « Samar Yazbek : la Syrie au défi de la peur » Le Monde, 7 janvier 2012.
"Les portes du néant" est le récit de ses 3 retours clandestins successifs en Syrie, en août 2012, février 2013 et juillet-août 2013.
Motivés par la nécessité de mettre en place les contacts et l'organisation de projets associatifs pour la scolarisation des enfants et le travail rémunéré des femmes dans la région d'Idlib, au Nord du pays, ses déplacements lui permettent de voir la dégradation progressive de la situation provoquée par la répression sauvage exercée par le gouvernement d'Assad, et par l'absence d'aide militaire aux révoltés de l'Armée Syrienne Libre.
Elle assiste impuissante à la lente mise en place du piège mortifère dans lequel l'opinion mondiale va se trouver engluée : "Une révolte populaire pacifique contre une dictature s'est muée en une mutinerie armée contre les militaires et l'Etat, avant que les islamistes ne s'emparent de la scène et ne transforment les Syriens en pantins dans une guerre par procuration. (...) Le monde entier est fasciné par l'Etat Islamique pendant que les avions d'Assad continuent à larguer des bombes sur les civils." (p 283-284).
Depuis août 2013, elle n'a pu retourner en Syrie car sa présence mettait trop ses hôtes en danger.
Elle a dû se résoudre à l'exil, comme des millions de ses compatriotes, chassés par les deux monstres jumeaux du régime et de son "adversaire" islamiste", mais plus encore pas la dislocation totale de la société due à la guerre et les replis identitaires qu'elle a provoqué.
Lors de son dernier séjour ses hôtes lui conseillent de taire son origine alaouite. Elle doit subir sans broncher le discours d'un émir islamiste qui lui déclare : "Nous combattrons les alaouites et les Kurdes jusqu'à la dernière goutte de sang." (p 245)
Mais à côté de cela, elle n'oublie pas "l'héroïsme quotidien des Syriens (...) Eux les anonymes, ignorés de tous, qui risquaient leur vie pour aller à moto acheter trois galettes de pain et qui affrontaient au quotidien les obus sifflant au-dessus de leur tête, les avions détruisant leurs maisons, brûlant eurs champs et leurs vergers. Ils se réveillaient chaque jour, heureux d'être encore en vie. Ils menaient une existence simple parmi les ruines, les oliviers et les figuiers." (p 212-213)
Et elle évoque ces rebelles qui refusent de se rendre au régime comme aux islamistes armés : "Ils s'accrochent tous à leur rêve (...) Ils ne se soumettrons jamais; ils sont convaincus qu'ils ne cèderont pas aux appels des bataillons takfiris (les islamistes) qui leur promettent monts et merveilles." (p 284-285).
C'est donc à eux et à leur combat qu'elle dédie ce récit : "J'écris pour vous qui avez été trahis".(p 7)
Mais trahis par qui ?